DIALOGUE 66
Henri III Et Henri Iv.
Différence entre un roi qui se fait craindre et haïr
par la cruauté et la finesse, et un roi qui se fait
aimer par sa sincérité et son désintéressement.
Henri III.
Hé ! Mon pauvre cousin, vous voilà tombé
dans le même malheur que moi.
Henri IV.
Ma mort a été violente comme la vôtre. Mais
personne ne vous a regretté que vos mignons, à cause
des biens immenses que vous répandiez sur eux avec
profusion : pour moi, toute la France m' a pleuré
comme le père de toutes les familles. On me proposera
dans la suite des siècles comme le modèle d' un bon et
sage roi. Je commençois à mettre le royaume
dans le calme, dans l' abondance, et dans le
bon ordre.
Henri III.
Quand je fus tué à Saint-Cloud, j' avois déja
abattu la ligue ; Paris étoit prêt à se rendre :
j' aurois bientôt rétabli mon autorité.
Henri IV.
Mais quel moyen de rétablir votre réputation
si noircie ? Vous passiez pour un fourbe,
un hypocrite, un impie, un homme efféminé et
dissolu. Quand on a une fois perdu la réputation de
probité et de bonne foi, on n' a jamais une autorité
tranquille et assurée. Vous vous étiez défait des
deux Guises à Blois ; mais vous ne pouviez jamais
vous défaire de tous ceux qui avoient horreur de vos
fourberies.
Henri III.
Hé ! Ne savez-vous pas que l' art de dissimuler
est l' art de régner ?
Henri IV.
Voilà les belles maXImes que Duguast et
quelques autres vous avoient inspirées. L' abbé
d' Elbène et les autres italiens vous avoient
mis dans la tête la politique de Machiavel.
La reine votre mère vous avoit nourri dans
ces sentiments. Mais elle eut bien sujet de s' en
repentir ; elle eut ce qu' elle méritoit : elle vous
avoit appris à être dénaturé ; vous le fûtes
contre elle.
Henri III.
Mais quel moyen d' agir sincèrement, et de
se confier aux hommes ? Ils sont tous déguisés
et corrompus.
Henri IV.
Vous le croyez, parceque vous n' avez jamais
vu d' honnêtes gens, et vous ne croyez pas qu' il
y en puisse avoir au monde. Mais vous n' en
cherchiez pas : au contraire, vous les fuyiez, et
ils vous fuyoient ; ils vous étoient suspects et
incommodes. Il vous falloit des scélérats qui
vous inventassent de nouveaux plaisirs, qui
fussent capables des crimes les plus noirs, et
devant lesquels rien ne vous fît souvenir ni de
la religion ni de la pudeur violées. Avec de
telles moeurs, on n' a garde de trouver des gens
de bien. Pour moi, j' en ai trouvé ; j' ai su m' en
servir dans mon conseil, dans les négociations
étrangères, dans plusieurs charges ; par exemple,
Sully, Jeannin, D' Ossat, etc.
Henri III.
à vous entendre parler, on vous prendroit
pour un Caton ; votre jeunesse a été aussi
déréglée que la mienne.
Henri IV.
Il est vrai, j' ai été inexcusable dans ma passion
honteuse pour les femmes : mais, dans mes désordres,
je n' ai jamais été ni trompeur, ni méchant, ni
impie ; je n' ai été que foible. Le malheur m' a
beaucoup servi ; car j' étois
naturellement paresseux et trop adonné aux
plaisirs. Si je fusse né roi, je me serois
peut-être déshonoré : mais la mauvaise fortune à
vaincre, et mon royaume à conquérir, m' ont
mis dans la nécessité de m' élever au-dessus de
moi-même.
Henri III.
Combien avez-vous perdu de belles occasions de
vaincre vos ennemis, pendant que vous vous
amusiez sur le bord de la Garonne à soupirer
pour la Comtesse De Guiche ! Vous
étiez comme Hercule filant auprès d' Omphale.
Henri IV.
Je ne puis le désavouer : mais Coutras,
Ivri, Arques, Fontaine-Françoise, réparent
un peu...
Henri III.
N' ai-je pas gagné les batailles de Jarnac et
de Moncontour ?
Henri IV.
Oui ; mais le roi Henri Iii soutint mal les
espérances qu' on avoit conçues du Duc D' Anjou.
Henri IV, au contraire, a mieux valu que
le roi de Navarre.
Henri III.
Vous croyez donc que je n' ai point ouï parler de la
Duchesse De Beaufort, de la Marquise
De Verneuil, de la... ? Mais je ne puis les
compter toutes, tant il y en a eu.
Henri IV.
Je n' en désavoue aucune, et je passe condamnation :
mais je me suis fait aimer et craindre ; j' ai détesté
cette politique cruelle et trompeuse dont vous étiez
si empoisonné, et qui a causé tous vos malheurs ;
j' ai fait la guerre avec vigueur ; j' ai conclu
au-dehors une solide paix ; au-dedans j' ai policé
l' état, et je l' ai rendu florissant ; j' ai rangé les
grands à leur devoir, et même les plus insolents
favoris : tout cela sans tromper, sans assassiner,
sans faire d' injustice, me fiant aux gens de bien,
et mettant toute ma gloire à soulager les peuples.