DIALOGUE 67
Henri IV Et Le Duc De Mayenne.
Les malheurs font les grands héros et les bons rois.
Henri IV.
Mon cousin, j' ai oublié tout le passé, et je
suis bien aise de vous voir.
Le Duc De Mayenne.
Vous êtes trop bon, sire, d' oublier mes fautes ; il
n' y a rien que je ne voulusse faire pour
en effacer le souvenir.
Henri IV.
Promenons-nous dans cette allée entre ces
deux canaux ; et, en nous promenant, nous
parlerons d' affaires.
Le Duc De Mayenne.
Je suivrai avec joie votre majesté.
Henri IV.
Hé bien ! Mon cousin, je ne suis plus ce
pauvre béarnois qu' on vouloit chasser du
royaume. Vous souvenez-vous du temps que
nous étions à Arques, et que vous mandiez à
Paris que vous m' aviez acculé au bord de la
mer, et qu' il faudroit que je me précipitasse
dedans pour pouvoir me sauver ?
Le Duc De Mayenne.
Il est vrai : mais il est vrai aussi que vous
fûtes sur le point de céder à la mauvaise
fortune, et que vous auriez pris le parti de vous
retirer en Angleterre, si Biron ne vous eût
représenté les suites d' un tel parti.
Henri IV.
Vous parlez franchement, mon cousin, et je
ne le trouve point mauvais. Allez, ne craignez
rien, et dites tout ce que vous avez sur le coeur.
Le Duc De Mayenne.
Mais je n' en ai peut-être déja que trop dit ;
les rois ne veulent point qu' on nomme les
choses par leurs noms. Ils sont accoutumés à
la flatterie ; ils en font une partie de leur
grandeur. L' honnête liberté avec laquelle on parle
aux autres hommes les blesse ; ils ne veulent
point qu' on ouvre la bouche que pour les louer
et les admirer. Il ne faut pas les traiter en
hommes ; il faut dire qu' ils sont toujours et
par-tout des héros.
Henri IV.
Vous en parlez si savamment, qu' il paroît
bien que vous en avez l' expérience. C' est ainsi
que vous étiez flatté et encensé pendant que
vous étiez le roi de Paris.
Le Duc De Mayenne.
Il est vrai qu' on m' a amusé par beaucoup
de vaines flatteries, qui m' ont donné de fausses
espérances, et fait faire de grandes fautes.
Henri IV.
Pour moi, j' ai été instruit par mon malheur.
De telles leçons sont rudes, mais elles sont
bonnes ; et il m' en restera toute ma vie
d' écouter plus volontiers qu' un autre mes vérités.
Dites-les-moi donc, mon cher cousin, si vous
m' aimez.
Le Duc De Mayenne.
Tous nos mécomptes sont venus de l' idée
que nous avions conçue de vous dans votre
jeunesse. Nous savions que les femmes vous
amusoient par-tout ; que la Comtesse De Guiche
vous avoit fait perdre tous les avantages
de la bataille de Coutras ; que vous aviez été
jaloux de votre cousin le Prince De Condé,
qui paroissoit plus ferme, plus sérieux, et
plus appliqué que vous aux grandes affaires,
et qui avoit un bon esprit, une grande vertu.
Nous vous regardions comme un homme mou
et efféminé, que la reine mère avoit trompé
par mille intrigues d' amourettes, qui avoit
fait tout ce qu' on avoit voulu dans le temps
de la Saint-Barthélemi pour changer de religion,
qui s' étoit encore soumis après la conjuration de la
Môle à tout ce que la cour desiroit. Enfin nous
espérions avoir bon marché de vous. Mais en vérité,
sire, je n' en puis plus ; me voilà tout en sueur et
hors d' haleine. Votre majesté est aussi maigre et
aussi légère que je suis gros et pesant. Je ne puis
plus la suivre.
Henri IV.
Il est vrai, mon cousin, que j' ai pris plaisir
à vous lasser ; mais c' est aussi le seul mal que
je vous ferai de ma vie. Achevez ce que vous
avez commencé.
Le Duc De Mayenne.
Vous nous avez bien surpris, quand nous
vous avons vu, à cheval nuit et jour, faire des
actions d' une vigueur et d' une diligence incroyable
à Cahors, à Lause en Gascogne, à Arques en
Normandie, à Ivri, devant Paris, à Arnai-Le-Duc,
et à Fontaine-Françoise. Vous avez su gagner la
confiance des catholiques sans perdre les huguenots ;
vous avez choisi des gens capables et dignes de votre
confiance pour les affaires ; vous les avez consultés
sans jalousie, et avez su profiter de leurs bons avis
sans vous laisser gouverner ; vous nous avez
prévenus par-tout ; vous êtes devenu un autre
homme, ferme, vigilant, laborieux, tout à vos
devoirs.
Henri IV.
Je vois bien que ces vérités si hardies que
vous me deviez dire se tournent en louanges ;
mais il faut revenir à ce que je vous ai dit
d' abord, qui est que je dois tout ce que je suis
à ma mauvaise fortune. Si je me fusse trouvé
d' abord sur le trône, environné de pompe,
de délices, et de flatteries, je me serois
endormi dans les plaisirs ; mon naturel penchoit
à la mollesse : mais j' ai senti la contradiction
des hommes, et le tort que mes défauts me
pouvoient faire ; il a fallu m' en corriger,
m' assujettir,
me contraindre, suivre de bons conseils, profiter de
mes fautes, entrer dans toutes les affaires ; voilà
ce qui redresse et forme les hommes.