PLUME DE POÉSIES
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

PLUME DE POÉSIES

Forum de poésies et de partage. Poèmes et citations par noms,Thèmes et pays. Écrivez vos Poésies et nouvelles ici. Les amoureux de la poésie sont les bienvenus.
 
AccueilPORTAILS'enregistrerDernières imagesConnexion
 

 Anatole France (1844-1924) RIQUET

Aller en bas 
AuteurMessage
Invité
Invité




Anatole France (1844-1924) RIQUET Empty
MessageSujet: Anatole France (1844-1924) RIQUET   Anatole France (1844-1924) RIQUET Icon_minitimeDim 3 Fév - 13:26

RIQUET

Le terme étant venu, M. Bergeret quittait avec sa
soeur et sa fille la vieille maison ruinée de la rue
de Seine pour s'aménager dans un moderne
appartement de la rue de Vaugirard. Ainsi en avaient
décidé Zoé et les destins. Durant les longues heures
du déménagement, Riquet errait tristement dans
l'appartement dévasté. Ses plus chères habitudes
étaient contrariées. Des hommes inconnus, mal vêtus,
injurieux et farouches troublaient son repos et
venaient jusque dans la cuisine fouler aux pieds son
assiette à pâtée et son bol d'eau fraîche. Les
chaises lui étaient enlevées à mesure qu'il s'y
couchait et les tapis tirés brusquement de dessous son
pauvre derrière, qui, dans sa propre maison, ne savait
plus où se mettre.

Disons à son honneur qu'il avait d'abord tenté de
résister. Lors de l'enlèvement de la fontaine, il
avait aboyé furieusement à l'ennemi. Mais à son appel
personne n'était venu. Il ne se sentait point
encouragé, et même, à n'en point douter, il était
combattu. Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement:
"tais-toi donc! "et mademoiselle Pauline avait
ajouté: "Riquet, tu es ridicule! "

renonçant désormais à donner des avertissements
inutiles et à lutter seul pour le bien commun, il
déplorait en silence les ruines de la maison et
cherchait vainement de chambre en chambre un peu de
tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans
la pièce où il s'était réfugié, il se cachait par
prudence sous une table ou sous une commode qui
demeuraient encore. Mais cette précaution lui était
plus nuisible qu'utile, car bientôt le meuble
s'ébranlait sur lui, se soulevait, retombait en
grondant et menaçait de l'écraser. Il fuyait, hagard
et le poil rebroussé, et gagnait un autre abri, qui
n'était pas plus sûr que le premier.

Et ces incommodités, ces périls même, étaient peu de
chose auprès des peines qu'endurait son coeur. En lui,
c'est le moral, comme on dit, qui était le plus
affecté.

Les meubles de l'appartement lui représentaient, non
des choses inertes, mais des êtres animés et
bienveillants, des génies favorables, dont le départ
présageait de cruels malheurs. Plats, sucriers,
poêlons et casseroles, toutes les divinités de la cuisine ;
fauteuils, tapis, coussins, tous les fétiches du foyer,
ses lares et ses dieux domestiques, s'en étaient allés.
Il ne croyait pas qu'un si grand désastre pût jamais
être réparé.

Et il en recevait autant de chagrin qu'en pouvait
contenir sa petite âme. Heureusement que, semblable à
l'âme humaine, elle était facile à distraire et
prompte à l'oubli des maux.

Durant les longues absences des déménageurs altérés,
quand le balai de la vieille Angélique soulevait
l'antique poussière du parquet, Riquet respirait
une odeur de souris, épiait la fuite d'une araignée,
et sa pensée légère en était divertie. Mais il
retombait bientôt dans la tristesse.

Le jour du départ, voyant les choses empirer d'heure
en heure, il se désola. Il lui parut spécialement
funeste qu'on empilât le linge dans de sombres caisses.
Pauline, avec un empressement joyeux, mettait ses
robes dans une malle. Il se détourna d'elle, comme si
elle accomplissait une oeuvre mauvaise. Et, rencogné
au mur, il pensait: "voilà le pire! C'est la fin de
tout. "et, soit qu'il crût que les choses n'étaient
plus quand il ne les voyait plus, soit qu'il évitât
seulement un pénible spectacle, il prit soin de ne
pas regarder du côté de Pauline. Le hasard voulut
qu'en allant et venant, elle remarquât l'attitude de
Riquet. Cette attitude était triste. Elle la trouva
comique et se mit à rire. Et, en riant, elle l'appela:
"viens! Riquet, viens! "mais il ne bougea pas de
son coin et ne tourna pas la tête. Il n'avait pas en
ce moment le coeur à caresser sa jeune maîtresse et,
par un secret instinct, par une sorte de
pressentiment, il craignait d'approcher de la malle
béante.

Elle l'appela plusieurs fois. Et, comme il ne
répondait pas, elle l'alla prendre et le souleva dans
ses bras. "qu'on est donc malheureux! Lui dit-elle ;
qu'on est donc à plaindre! "son ton était ironique.
Riquet ne comprenait pas l'ironie. Il restait dans
les bras de Pauline inerte et morne, et il affectait
de ne rien voir et de ne rien entendre. "Riquet,
regarde-moi! "elle fit trois fois cette objurgation
et la fit trois fois en vain. Après quoi, simulant
une violente colère: "stupide animal, disparais, "et
elle le jeta dans la malle, dont elle renversa le
couvercle sur lui. à ce moment sa tante l'ayant
appelée, elle sortit de la chambre, laissant Riquet
dans la malle.

Il y éprouvait une vive inquiétude. Il était à mille
lieues de supposer qu'il avait été mis dans cette
malle par simple jeu et par badinage. Estimant que sa
situation était déjà assez fâcheuse, il s'efforça de
ne point l'aggraver par son imprudence. Et il resta
quelques instants immobile, sans souffler. Puis il
jugea utile d'explorer sa prison ténébreuse. Il tâta
avec ses pattes les jupons et les chemises sur
lesquels il avait été si misérablement précipité, et
il chercha quelque issue pour sortir de ce lieu
redoutable. Il s'y appliquait depuis deux ou trois
minutes quand M. Bergeret, qui s'apprêtait à sortir,
l'appela:

-viens, Riquet, viens. Nous allons nous promener
sur les quais. C'est le vrai pays de gloire. On y a
bâti une gare d'une difformité supérieure et d'une
laideur éclatante. L'architecture est un art perdu.
On démolit la maison qui faisait l'angle de la rue du
bac et qui avait bon air. On la remplacera sans doute
par quelque vilaine bâtisse. Puissent du moins nos
architectes ne pas introduire sur le quai d'Orsay
le style barbare dont ils ont donné, à l'angle
de la rue Washington, sur l'avenue des Champs-élysées,
un épouvantable exemple!...

viens, Riquet!... nous allons nous promener sur les
quais. C'est le vrai pays de gloire. Mais
l'architecture est bien déchue depuis les temps de
Gabriel et de Louis... où est le chien?...
Riquet! Riquet!...

la voix de M. Bergeret apporta à Riquet un grand
réconfort. Il y répondait par le bruit de ses pattes
qui, dans la malle, grattaient éperdument la paroi
d'osier.

-où est le chien? Demanda M. Bergeret à Pauline
qui revenait portant une pile de linge.
-papa, il est dans la malle.
-comment est-il dans la malle, et pourquoi y est-il?
Demanda M. Bergeret.

-parce qu'il était stupide, répondit Pauline.
M. Bergeret délivra son ami. Riquet le suivit
jusqu'à l'antichambre en agitant la queue. Puis une
pensée traversa son esprit. Il rentra dans
l'appartement, courut vers Pauline, se dressa contre
les jupes de la jeune fille. Et ce n'est qu'après les
avoir embrassées tumultueusement en signe
d'adoration qu'il rejoignit son maître dans l'escalier.
Il aurait cru manquer de sagesse et de religion en ne
donnant pas ces marques d'amour à une personne dont
la puissance l'avait plongé dans une malle profonde.
Dans la rue, M. Bergeret et son chien eurent le
spectacle lamentable de leurs meubles domestiques
étalés sur le trottoir. Pendant que les déménageurs
étaient allés boire chez le mastroquet du coin,
l'armoire à glace de mademoiselle Zoé reflétait la
file des passants, ouvriers, élèves des beaux-arts,
filles, marchands, et les haquets, les fiacres
et les tapissières, et la boutique du pharmacien
avec ses bocaux et les serpents d'Esculape.
Accoté à une borne, M. Bergeret père souriait dans
son cadre, avec un air de douceur et de finesse pâle
et les cheveux en coup de vent. M. Bergeret
considéra son père avec un respect affectueux et le
retira du coin de la borne. Il rangea aussi à l'abri
des offenses le petit guéridon de Zoé, qui semblait
honteux de se trouver dans la rue.

Cependant, Riquet frotta de ses pattes les jambes de
son maître, leva sur lui ses beaux yeux affligés, et
son regard disait:

"toi naguère si riche et si puissant, est-ce que tu
serais devenu pauvre? Est-ce que tu serais devenu
faible, ô mon maître? Tu laisses des hommes couverts
de haillons vils envahir ton salon, ta chambre à
coucher, ta salle à manger, se ruer sur tes meubles
et les traîner dehors, traîner dans l'escalier ton
fauteuil profond, ton fauteuil et le mien, le
fauteuil où nous reposions tous les soirs, et bien
souvent le matin, à côté l'un de l'autre. Je l'ai
entendu gémir dans les bras des hommes mal vêtus, ce
fauteuil qui est un grand fétiche et un esprit
bienveillant. Tu ne t'es pas opposé à ces
envahisseurs. Si tu n'as plus aucun des génies qui
remplissaient ta demeure, si tu as perdu jusqu'à ces
petites divinités que tu chaussais, le matin, au
sortir du lit, ces pantoufles que je mordillais en
jouant, si tu es indigent et misérable, ô mon maître,
que deviendrai-je? "
Revenir en haut Aller en bas
 
Anatole France (1844-1924) RIQUET
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Anatole France (1844-1924) PENSEES DE RIQUET, VII
» Anatole France (1844-1924) PENSEES DE RIQUET, IX
» Anatole France (1844-1924) PENSEES DE RIQUET, X
» Anatole France (1844-1924) PENSEES DE RIQUET, XI
» Anatole France (1844-1924) PENSEES DE RIQUET, XII

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
PLUME DE POÉSIES :: POÈTES & POÉSIES INTERNATIONALES :: POÈMES FRANCAIS-
Sauter vers: