Le gab d’Olivier
L’empereur Charlemagne et ses douze pairs, ayant pris le
bourdon à Saint-Denis, firent un pèlerinage à Jérusalem. Ils
se prosternèrent devant le tombeau de Notre-Seigneur et
s’assirent devant les treize chaires de la grande salle où
Jésus-Christ et les apôtres s’étaient réunis afin de célébrer le
saint sacrifice de la messe. Puis ils se rendirent à
Constantinople, désireux de voir le roi Hugon, qui était
renommé pour sa magnificence.
Le roi les reçut dans son palais, où, sous une coupole
d’or, des oiseaux de rubis, d’un artifice merveilleux,
chantaient dans des buissons d’émeraudes.
Il fit asseoir l’empereur de France et les douze comtes
autour de sa table chargée de cerfs, de sangliers, de grues,
d’oies sauvages et de paons roulés dans le poivre. Et il offrit
à ses hôtes, dans des cornes de boeuf, les vins de Grèce et
d’Asie. Charlemagne et ses compagnons burent tous ces vins
en l’honneur du roi et de sa fille Hélène. Après le souper,
Hugon les mena dans la chambre qui leur était destinée. Cette
chambre était ronde; une colonne, qui s’élevait au milieu, en
soutenait la voûte. On ne pouvait rien voir de plus beau.
Contre les murs, couverts d’or et de pourpre, douze lits
étaient rangés; et un treizième se dressait proche la colonne,
plus grand que les autres. Charlemagne s’y coucha et les
comtes s’étendirent alentour. Le vin qu’ils avaient bu leur
chauffait le sang et faisait fumer leur cerveau. Ne pouvant
goûter le sommeil, ils se mirent à gaber, selon la coutume des
chevaliers de France, et ils firent à l’envi des gageures où se
montrait leur grand coeur. L’empereur fit le premier gab. Il
dit:
« Qu’on m’amène à cheval et tout armé le meilleur
chevalier du roi Hugon. Je lèverai mon épée et l’abattrai sur
lui d’une telle force qu’elle fendra heaume, haubert, selle et
cheval, et que la lame s’ira enfoncer d’un pied sous terre. »
Guillaume d’Orange parla après l’empereur et fit le
deuxième gab.
« Je prendrai, dit-il, une boule de fer que soixante
hommes ont peine à porter et je la lancerai si rudement contre
le mur du palais qu’elle en abattra soixante toises. »
Oger de Danemark parla ensuite.
« Vous voyez cette fière colonne qui soutient la voûte.
Demain, je l’arracherai et la briserai comme un fétu de
paille. »
Après quoi Renaud de Montauban s’écriai:
« Pardieu.! Comme Oger, tandis que tu renverseras la
colonne, je prendrai la coupole sur mes épaules et la porterai
jusqu’au rivage de la mer. »
C’est Gérard de Roussillon qui fit le cinquième gab.
Il se vanta de déraciner seul, en une heure, tous les arbres
du jardin royal.
Aïmer prit la parole après Gérard.
« J’ai, dit-il, un chapeau merveilleux, fait de la peau d’un
veau marin et qui rend invisible. Je le mettrai sur ma tête, et
demain, quand le roi Hugon sera à son dîner, je mangerai son
poisson, je boirai son vin, je lui pincerai le nez, je lui
donnerai des soufflets, et ne sachant à qui s’en prendre, il fera
mettre en prison et fouetter tous ses serviteurs, et nous
rirons..
Moi, fit à son tour Huon de Bordeaux, je suis assez
agile pour m’approcher du roi et lui couper la barbe et les
sourcils sans qu’il s’en aperçoive. C’est un spectacle que je
vous donnerai dès demain. Et je n’aurai pas besoin d’un
chapeau de veau marin. »
Doolin de Mayence fit aussi son gab. Il promit de
dévorer en une heure toutes les figues, toutes les oranges,
tous les citrons des vergers du roi.
Puis, le duc Naisme parla de la sortei:
« Par ma foi, j’irai dans la salle du festin, je prendrai
hanaps et coupes d’or, et les lancerai si haut qu’ils ne
retomberont plus que dans la lune. »
Bernard de Brabant éleva alors sa grande voixi:
« Je ferai mieux, dit-il. Écoutez-moi, mes pairs. Vous
savez que le fleuve qui coule à Constantinople y est large, car
il approche de son embouchure après avoir traversé l’Égypte,
Babylone et le paradis terrestre. Or, je le détournerai de son
lit et le ferai couler sur la grande place. »
Gérard de Viane diti:
« Qu’on mette en ligne douze chevaliers. Et je les fais
tomber ensemble sur le nez, seulement par le vent de mon
épée. »
C’est le comte Roland qui fit le douzième gab, en la
manière que voicii:
« Je prendrai mon cor, je sortirai de la ville et je
soufflerai d’une telle haleine que toutes les portes de la cité
en perdront leurs gonds. »
Olivier seul n’avait encore rien dit. Il était jeune et
courtois. Et l’empereur l’aimait tendrement.
« Mon fils, lui dit-il, ne voulez-vous point gaber aussi.?
Volontiers, Sire, répondit Olivier. Connaissez-vous
Hercules de Grèce.?
On m’en a fait quelques discours, dit Charlemagne.
C’était une idole des mécréants, à la manière du faux dieu
Mahom.
Non point, Sire, dit Olivier. Hercules de Grèce fut
chevalier chez les païens et roi de quelque royaume. Il était
homme bon et bien formé de tous ses membres. S’étant rendu
à la cour d’un empereur qui avait cinquante filles pucelles, il
les épousa toutes la même nuit, si bien que le lendemain
matin elles se trouvèrent toutes femmes bien satisfaites et
instruites. Car il n’avait fait injure à aucune. Or, s’il vous
plaît, Sire, je ferai mon gab à l’exemple d’Hercules de Grèce.
Gardez-vous-en, mon fils Olivier, s’écria l’empereur.
Ce serait péché. Je pensais bien que ce roi Hercules était un
Sarrasin.
Sire, reprit Olivier, sachez que je compte faire dans le
même temps, avec une seule pucelle, ce que Hercules de
Grèce fit avec cinquante. Et cette pucelle sera la princesse
Hélène, fille du roi Hugon.
À la bonne heure.! dit Charlemagne, ce sera agir
honnêtement et de façon chrétienne. Mais vous avez eu tort,
mon fils, de mettre les cinquante pucelles du roi Hercules
dans votre affaire, où, quand le diable y serait, je n’en vois
qu’une.
Sire, répondit doucement Olivier, il n’y en a qu’une à
la vérité. Mais elle recevra de moi telle satisfaction que, si je
nombre les témoignages de mon amour, on verra le
lendemain matin cinquante croix au mur. C’est là mon gab. »
Le comte Olivier parlait encore quand la colonne qui
soutenait la voûte s’entrouvrit. Cette colonne était creuse et
disposée de telle sorte qu’un homme pût s’y cacher à l’aise
pour tout voir et tout entendre. C’est ce que ne savaient point
Charlemagne et les douze comtes. Aussi furent-ils bien
surpris d’en voir sortir le roi de Constantinople. Il était pâle
de colère, ses yeux étincelaient.
Il dit d’une voix terriblei:
« C’est donc ainsi que vous reconnaissez l’hospitalité que
je vous donne, hôtes discourtois. Voilà une heure que vous
m’offensez par vos vanteries insolentes. Or, sachez-le, Sire et
chevaliers, si demain vous n’accomplissez tous vos gabs, je
vous ferai couper la tête. »
Ayant parlé de la sorte, il rentra dans la colonne, dont
l’ouverture se referma exactement sur lui. Les douze pairs
restèrent quelque temps étonnés et muets. L’empereur
Charlemagne rompit le premier le silence.
« Mes compagnons, dit-il, il est vrai que nous avons
largement gabé. Et peut-être avons-nous dit des choses qu’il
aurait mieux valu taire. Nous avons bu trop de vin, et avons
manqué de sagesse. La plus grande faute en est à moi qui suis
votre empereur et qui vous ai donné le mauvais exemple.
J’aviserai demain avec vous aux moyens de nous tirer de ce
pas dangereux; en attendant il nous convient de dormir. Je
vous souhaite une bonne nuit. Dieu nous garde.! »
Un moment après, l’empereur et les douze pairs
ronflaient sous leurs couvertures de soie et d’or.
Ils se réveillèrent au matin, l’esprit encore tout brouillé et
croyant avoir fait un rêve.
Mais bientôt des soldats les vinrent prendre pour les
conduire au palais afin d’y accomplir leurs gabs devant le roi
de Constantinople.
« Allons, dit l’empereur, allons.! et prions Dieu et sa
sainte mère. Avec l’aide de Notre-Dame, nous accomplirons
facilement nos gabs. »
Il marcha le premier avec une majesté surhumaine.
Parvenus au palais du roi, Charlemagne, Naisme, Aïmer,
Huon, Doolin, Guillaume, Ogier, Bernard, Renaud, les deux
Gérard et Roland s’étant mis à genoux, firent, les mains
jointes, cette prière à la Sainte Viergei:
« Madame, qui êtes au paradis, regardez-nous en cette
extrémité; pour l’amour du royaume des Lis, qui est tout
vôtre, protégez l’empereur de France et ses douze pairs et
donnez-leur la force d’accomplir tous leurs gabs. »
Puis ils se relevèrent réconfortés, tous brillants de
courage et d’audace; car ils savaient que Notre-Dame
exaucerait leur prière.
Le roi Hugon, assis sur un trône d’or, leur diti:
« L’heure est venue d’accomplir vos gabs. Et si vous y
manquez, je vous ferai couper la tête. Rendez-vous donc, tout
de suite, accompagnés de mes soldats, chacun à l’endroit
convenable pour faire ces belles choses dont vous vous êtes
insolemment vantés. »
Sur cet ordre, ils se dispersèrent, suivis par de petites
troupes d’hommes armés. Les uns allèrent dans la salle où ils
avaient passé la nuit, les autres dans les jardins et les vergers.
Bernard de Brabant s’en fut vers le fleuve, Roland gagna les
remparts, et tous ils marchaient hardiment. Seuls Olivier et
Charlemagne restèrent dans le palais, attendant, celui-ci le
chevalier qu’il avait juré de pourfendre, l’autre la pucelle
qu’il devait épouser.
Au bout de très peu de temps une rumeur terrible comme
celle qui annoncera aux hommes la fin du monde gronda
jusque dans la salle du palais, fit trembler les oiseaux de rubis
sur leurs grappes d’émeraude et secoua le roi Hugon dans son
trône d’or. C’était un bruit de murailles écroulées et de flots
mugissants, que dominait le son déchirant d’un cor.
Cependant des messagers accourus de tous les coins de la
ville se prosternaient en tremblant aux pieds du roi, apportant
d’étranges nouvelles.
« Sire, disait l’un, soixante toises des remparts sont
tombées d’un coup.
Sire, disait l’autre, la colonne qui soutenait votre salle
voûtée est rompue et l’on a vu la coupole marcher comme
une tortue vers la mer.
Sire, disait un troisième, le fleuve, avec ses navires et
ses poissons, traverse les rues et vient battre les murs de votre
palais. »
Le roi Hugon, pâle d’épouvante, murmurai:
« Par ma foi, ces gens sont des enchanteurs.
Eh bien, sire, lui dit Charlemagne, en souriant, le
chevalier que j’attends tarde à venir. »
Hugon le manda. Il vint. C’était un chevalier d’une haute
taille et bien armé.
Le bon empereur le coupa en deux, comme il l’avait dit.
Et tandis que ces choses s’accomplissaient, Olivier
songeaiti:
« L’intervention de la très Sainte Vierge est visible en ces
merveilles; et je me réjouis des signes manifestes qu’elle
donne de son amour pour le royaume de France. L’empereur
et ses compagnons n’ont pas imploré en vain Notre-Dame,
mère de Dieu. Hélas.! je paierai pour tous les autres et j’aurai
la tête coupée. Car je ne puis demander à la Vierge Marie
qu’elle m’aide à accomplir mon gab. Ce gab est d’une telle
nature qu’il serait indiscret d’y vouloir entremettre Celle qui
est le lis de pureté, la Tour d’Ivoire, la Porte close et le
Verger ceint de haies. Et, faute d’un secours céleste, je crains
bien de n’en pas faire autant que j’ai dit. »
Ainsi songeait Olivier quand le roi Hugon l’interpella
brusquementi:
« À vous, comte d’accomplir votre promesse.
Sire, répondit Olivier, j’attends avec grande impatience
la princesse votre fille. Car il faut bien que vous me fassiez la
précieuse grâce de me la donner.
Cela est juste, dit le roi Hugon. Je vais donc vous
l’envoyer avec un chapelain pour célébrer le mariage. »
À l’église, pendant la cérémonie, Olivier songeaiti:
« Cette pucelle est gracieuse et belle à souhait, et j’ai trop
de désir de l’embrasser pour regretter d’avoir fait ce gab. »
Le soir, après souper, la princesse Hélène et le comte
Olivier furent conduits par douze dames et douze chevaliers
dans une chambre où ils furent laissés seuls.
Ils y passèrent la nuit, et le lendemain des gardes les
menèrent tous deux devant le roi Hugon. Il était sur son
trône, entouré de ses chevaliers. Près de lui se tenaient
Charlemagne et les pairs.
« Eh bien, comte Olivier, demanda le roi, le gab est-il
tenu.? »
Olivier gardait le silence, et déjà le roi Hugon se
réjouissait de faire trancher la tête de son gendre. Car de tous
les gabs c’est celui d’Olivier qui l’avait le plus fâché.
« Répondez, s’écria-t-il. Osez-vous dire que le gab est
tenu.? »
Alors la princesse Hélène, rougissant et souriant, dit, les
yeux baissés, d’une voix faible mais distinctei:
« Oui. »
Charlemagne et les pairs furent bien contents d’entendre
la princesse dire ce mot.
« Allons, dit Hugon. Ces Français ont Dieu et le Diable
pour eux. Il était dit que je ne couperais la tête à aucun de ces
chevaliers... Approchez, mon gendre. »
Et il tendit la main à Olivier, qui la baisa.
L’empereur Charlemagne embrassa la princesse et lui
diti:
« Hélène, je vous tiens pour ma fille et ma bru. Vous
nous accompagnerez en France, et vous vivrez à notre cour. »
Puis, comme il avait les lèvres sur les joues de la
princesse, il lui dit à l’oreillei:
« Vous avez parlé comme il fallait, en femme de coeur.
Mais confiez-moi cela en grand secreti: avez-vous dit la
vérité.? »
Elle réponditi:
« Sire, Olivier est vaillant homme et courtois. Il m’a
distraite, par tant de gentillesses et de mignardises, que je
n’ai point songé à compter. Il n’y a pas songé davantage. Je
devais donc le tenir pour quitte. »
Le roi Hugon fit de grandes réjouissances pour les noces
de sa fille. Puis Charlemagne et ses douze pairs retournèrent
en France, emmenant la princesse Hélène.