III
Ce même jour, à la nuit close, Florent Guillaume songea
tristement à regagner son gîte aérien. Il avait jeûné tout le
jour, à contre-coeur, estimant qu’un bon chrétien ne doit pas
jeûner en la semaine glorieuse. Avant de se coucher dans son
clocher, il alla prier dévotement la belle Dame du Puy. Elle
se montrait encore, au milieu de l’église, à la place où elle
s’était offerte, le Grand Vendredi, à la vénération des fidèles.
Petite et noire, couronnée de gemmes, dans un manteau
resplendissant d’or, de pierreries et de perles, elle tenait sur
ses genoux son Enfant qui, noir comme elle, passait la tête
par une fente de son manteau. C’était l’image miraculeuse
que saint Louis avait reçue en présent du soudan d’Égypte et
portée lui-même dans l’église d’Anis. Tous les pèlerins s’en
étaient allés.
L’église était déserte et sombre. Les dernières offrandes
des fidèles s’étalaient aux pieds de la belle Dame noire sur
une table éclairée par des cierges. On y voyait un chef, des
coeurs, des mains, des pieds, des mamelles d’argent, une
nacelle d’or, des oeufs, des pains, des fromages d’Aurillac,
et, dans une sébile pleine de deniers, de sous et de mailles,
une petite bourse bleue brodée d’argent. Contre cette table,
dans une vaste chaise, le prêtre, gardien des offrandes,
sommeillait.
Florent Guillaume se mit à genoux devant la sainte
image, et fit dévotement cette prière mentalei:
« Madame, s’il est vrai que le saint prophète Jérémie,
vous ayant vue par les yeux de l’esprit avant votre
conception, tailla de ses mains dans le cèdre, à votre
ressemblance, la sainte image devant laquelle je suis
présentement agenouillé; s’il est vrai que plus tard le roi
Ptolémée, instruit des miracles opérés par cette sainte image,
l’enleva aux prêtres juifs, l’emporta en Égypte et la déposa,
couverte de pierreries, dans le temple des idoles; s’il est vrai
que Nabuchodonosor, vainqueur des Égyptiens, s’en empara
à son tour et la fit mettre dans son trésor, où les Sarrasins la
trouvèrent lorsqu’ils prirent Babylone; s’il est vrai que le
soudan l’aimait en son coeur par-dessus toutes choses, et
l’adorait au moins une fois le jour; s’il est vrai que ledit
soudan ne l’aurait jamais donnée à notre saint roi Louis, si sa
femme, qui était Sarrasine, mais qui prisait chevalerie et
prouesse, ne l’avait décidé à en faire présent au meilleur
chevalier et prud’homme de toute la chrétienté; enfin si,
comme je le crois fermement, cette image est miraculeuse,
madame, faites-lui faire un miracle en faveur du pauvre clerc
qui maintes fois écrivit vos louanges sur le vélin des missels.
Il a sanctifié ses mains pécheresses en traçant d’une belle
écriture, avec de grandes lettres rouges au commencement
des phrases, "les quinze joies notre Dame.!" en langue
vulgaire et en rimes, pour la consolation des affligés. C’est
oeuvre pie. Regardez à cela, madame, et ne considérez point
ses péchés. Donnez-lui à manger. Ce sera très profitable à
moi, et à vous très honorable, car le miracle ne semblera pas
médiocre à quiconque connaît le monde. Vous avez reçu, ce
jour, de l’or, des oeufs, des fromages et une petite bourse
bleue, brodée d’argent. Je ne vous envie, madame, aucun des
dons qui vous ont été faits. Vous les méritez bien, et vous en
méritez davantage. Je ne vous demande même pas de me
faire rendre ce que m’a pris un voleur, nommé Jacquet
Coquedouille, qui est un des citoyens les plus honorés de
votre ville du Puy. Non, tout ce que je vous demande est de
ne pas me laisser mourir de faim. Et si vous m’accordez cette
faveur, je composerai une ample et belle histoire de votre
sainte image ici présente. »
Ainsi pria Florent Guillaume. Au souffle léger de sa
prière répondit seul le souffle paisible et profond du gardien
endormi. Le pauvre écrivain se leva, traversa la nef sans
bruit, car il était devenu si léger qu’on ne l’entendait plus
marcher, et monta à jeun l’escalier qui avait autant de
marches qu’il y avait de jours dans l’année.
Cependant, Mme Ysabeau, ayant passé sous la grille du
cloître, entra dans son église. Les pèlerins l’en avaient
chassée. Car elle aimait la paix et la solitude. Elle avança
prudente, posant lentement un pied devant l’autre, s’arrêta,
allongea le cou, donnant de droite et gauche un regard
méfiant, puis, sautant avec grâce et secouant la queue, elle
s’approcha de la Dame noire, demeura quelques instants
immobile, observant le gardien endormi, perçant de l’oeil et
de l’ouïe les ombres et le silence, puis, d’un grand effort de
ses ailes, sauta sur la table des offrandes.