II
DIALOGUE SUR LES CONTES DE FÉES
LAURE, OCTAVE, RAYMOND
LAURE
La bande de pourpre qui barrait le couchant a pâli et l'horizon s'est teint d'une lueur
orangée, au-dessus de laquelle le ciel est d'un vert très pâle. voici la première étoile;
elle est toute blanche et elle tremble... Mais j'en découvre une autre et une autre encore,
et tout à l'heure on ne pourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblent
agrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haies d'épines et dont je
connais tous les cailloux, me paraît, à l'heure qu'il est, profond, aventureux et mystérieux,
et je m'imagine, malgré moi, qu'il mène dans des contrées semblables à celles qu'on
voit dans les rêves. La belle nuit ! et comme il est bon de respirer! Je vous écoute, mon
cousin ; parlez-nous des contes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à
nous en dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens que je les adore.
C'est à ce point que j'en veux un petit peu à ma fille, qui me demande si les ogres et les
fées, « c'est vrai ».
RAYMOND
C'est un enfant du siècle. Le doute lui pousse avant les dents de sagesse. Je ne suis
pas de l'école de cette philosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent,
cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagine est réel : il n'y a
même que cela qui soit réel. Si un vieux moine venait me dire : « J'ai vu le Diable; il a
une queue et des cornes », je répondrais à ce vieux moine :
« Mon père, en admettant que, par hasard, le Diable n'existât pas, vous l'avez créé ;
maintenant, à coup sûr, il existe.
Gardez-vous-en ! » Cousine, croyez aux fées, aux ogres et au reste.
LAURE
Parlons des fées, et laissons le reste. vous nous disiez tantôt que des savants
s'occupent de nos contes bleus. Je vous le répète, j'ai une peur affreuse qu'ils ne me les
gâtent.
Tirer le petit Chaperon rouge de la « nursery » pour le mener à l'Institut! Imagine-t-on
cela !
OCTAVE
Je croyais les savants d'aujourd'hui plus dédaigneux; mais je vois que vous êtes bons
princes et que vous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d'une extrême
puérilité.
LAURE
Les contes de fées sont absurdes et puérils, cela est sûr.
Mais j'ai bien de la peine à en convenir, tant je les trouve jolis.
RAYMOND
Convenez-en, cousine, convenez-en sans crainte. L'Iliade est enfantine aussi, et c'est le
plus beau poème qu'on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuples enfants.
Les peuples sont comme le rossignol de la chanson : ils chantent bien tant qu'ils ont le
coeur gai. En vieillissant, ils deviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs
poètes ne sont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au bois dormant est
chose puérile.
C'est ce qui la fait ressembler à un chant de l'Odyssée. Cette belle simplicité, cette
divine ignorance du premier âge qu'on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires des
époques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans les contes et les
chansons populaires. Ajoutons bien vite, comme Octave, que ces contes sont absurdes.
S'ils n'étaient pas absurdes, ils ne seraient pas charmants.
Dites-vous bien que les choses absurdes sont les seules agréables, les seules belles,
les seules qui donnent de la grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d'ennui. Un
poème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tous les hommes, même les
hommes raisonnables. Tenez, cousine, ces volants à votre jupe, ces plissés, ces
bouillons, ces noeuds, tout ce jeu d'étoffes est absurde, et c'est délicieux. Je vous en
fais mon compliment.
LAURE
Ne parlez point chiffons ; vous n'y entendez rien. Je vous accorde qu'il ne faut pas être
trop uniment raisonnable en art. Mais dans la vie...
RAYMOND
Il n'y a de beau dans la vie que les passions, et les passions sont absurdes. La plus
belle de toutes est la plus déraisonnable de toutes : c'est l'amour. Il y a une passion
moins absurde que les autres, c'est l'avarice ; aussi est-elle effroyablement laide. « Les
fous seuls m'amusent », disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à
don Quichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour des géants ! Ce magnanime
don Quichotte était son propre enchanteur. Il égalait la nature à son âme.
Ce n'est être point dupe, cela ! Les dupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de
beau ni de grand.
OCTAVE
Il me semble, Raymond, que cette absurdité, que vous admirez si fort, a sa source dans
l'imagination et que ce que vous venez de nous dire sous une forme brillante et
paradoxale peut se traduire tout uniment ainsi : l'imagination fait d'un homme ému un
artiste, et d'un brave homme un héros.
RAYMOND
vous exprimez assez exactement une des faces de ma pensée ; mais je voudrais bien
savoir ce que vous entendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c'est la
faculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui ne sont pas.
OCTAVE
Je suis un homme qui ne sait que planter des choux, et je parle de l'imagination comme
un aveugle des couleurs.
Mais je crois qu'elle n'est digne de son nom que quand elle donne l'être à des formes ou
à des âmes nouvelles, en un mot, quand elle crée.
RAYMOND
L'imagination, telle que vous la définissez, n'est point une faculté humaine. L'homme est
absolument incapable d'imaginer ce qu'il n'a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.
Je ne me mets pas à la mode et m'en tiens à mon vieux Condillac. Toutes les idées
nous viennent par les sens, et l'imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler
des idées.
LAURE
Osez-vous parler ainsi ? Je puis, quand je veux, voir des anges.
RAYMOND
vous voyez des enfants avec des ailes d'oie. Les Grecs voyaient des centaures, des
sirènes, des harpies, parce qu'ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux,
des femmes, des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l'imagination, décrit
les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus, ceux de Saturne. Eh bien, il
ne leur donne pas une seule qualité qui ne se trouve sur la terre ; mais il assemble ces
qualités de la manière la plus extravagante ; il délire constamment. voyez, au contraire,
ce que fait une belle imagination naïve : Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode
inconnu, fait émerger de la blanche mer une jeune femme, « comme une nuée ». Elle
parle, elle se lamente avec une sérénité céleste! « Hélas! enfant, dit-elle, pourquoi t'ai-je
nourri?... Je t'enfantai dans ma maison pour une mauvaise destinée. Mais j'irai sur
l'Olympe neigeux... J'irai dans la maison d'airain de Zeus, j'embrasserai ses genoux, et
je crois qu'il sera gagné. » Elle parle, c'est Thétis, elle est déesse. La nature a donné la
femme, la mer et la nuée ; le poète les a associées.
Toute poésie, toute féerie est dans ces associations heureuses.
voyez comme à travers la sombre ramure un rayon de lune glisse sur l'écorce argentée
des bouleaux. Le rayon tremble, ce n'est pas un rayon, c'est la robe blanche d'une fée.
Les enfants qui l'apercevront vont s'enfuir, saisis d'un effroi délicieux.
Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n'y a pas, dans le monde surnaturel, un atome qui
n'existe dans le monde naturel.
LAURE
Comme vous mêlez les déesses d'Homère et les fées de Perrault!
RAYMOND
Elles ont, les unes et les autres, la même origine et la même nature. Ces rois, ces
princes charmants, ces princesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et
effrayent les petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois et remplirent
d'épouvante ou d'allégresse l'enfance de l'humanité. Le Petit Poucet, Peau-d'Ane et
Barbe-Bleue sont d'antiques et vénérables récits qui viennent de loin, de très loin.
LAURE
D'où?
RAYMOND
Eh ! le sais-je ? On a voulu, on veut encore nous prouver qu'ils sont originaires de la
Bactriane ; on veut qu'ils aient été inventés sous les térébinthes de cette âpre contrée,
par les aïeux nomades des Hellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette
théorie a été élevée et soutenue par des savants très graves qui, s'ils se trompent, du
moins ne se trompent point à la légère. Et il faut une bonne tête pour édifier
scientifiquement des billevesées. Un polyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les
savants dont je vous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs aux contes,
fables et légendes qu'ils tiennent pour indo-européens, leur causent un embarras
inextricable.
Quand ils ont bien sué pour vous prouver que Peau-d'Ane vient de la Bactriane et que le
roman du Renard est propre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman du
Renard chez les Zoulous et Peau-d'Ane chez les Papous.
Leur théorie en souffre cruellement. Mais les théories ne sont créées et mises au monde
que pour souffrir des faits qu'on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfler
et finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assez probable que les
contes de fées, et notamment ceux de Perrault, procèdent des plus antiques traditions
de l'humanité !
OCTAVE
Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus
occupé d'agriculture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre fort bien écrit que les ogres
n'étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrent l'Europe au Moyen Age, et
que la légende de Barbe-Bleue s'était formée d'après l'histoire trop vraie de ce
monstrueux maréchal de Raiz qui fut pendu sous Charles VII.
RAYMOND
Nous avons changé tout cela, mon cher Octave, et votre petit livre, qui a pour auteur le
baron Walckenaer, est bon à faire des comtes. Les Hongrois s'abattirent, en effet,
comme des sauterelles sur l'Europe à la fin du XIe siècle.
C'étaient d'épouvantables barbares ; mais la forme de leur nom dans les langues
romanes s'oppose à la dérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au
mot ogre une plus ancienne origine; il le fait sortir du latin orcus, qui, selon Alfred Maury,
est d'origine étrusque.
Orcus est l'enfer, le dieu dévorant, qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au
berceau. Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440. Mais ce n'est
pas pour avoir égorgé sept femmes ; son histoire trop véridique ne ressemble en rien
au conte, et c'est faire tort à Barbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable
maréchal. Barbe-Bleue n'est pas aussi noir qu'on le fait.
LAURE
Pas aussi noir?
RAYMOND
Il n'est pas noir du tout, puisque c'est le soleil.
LAURE
Le soleil qui tue ses femmes et qui est tué par un dragon et par un mousquetaire ! Cela
est ridicule ! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vos Hongrois ; mais il me semble
beaucoup plus raisonnable de croire, avec mon mari, qu'un fait historique...
RAYMOND
Hé ! cousine, il vous semble raisonnable de vous tromper. L'humanité tout entière est
comme vous. Si l'erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne se tromperait.
C'est le sens commun qui donne lieu à tous les faux jugements. Le sens commun nous
enseigne que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent
aux antipodes marchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C'est en son
nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes. Fuyons-le, et revenons à
Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les sept femmes qu'il tue, sont sept aurores. En effet,
chaque jour de la semaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L'astre chanté
dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, je l'avoue, la physionomie
passablement féroce d'un tyranneau féodal ; mais il a gardé un attribut qui témoigne de
son antique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau un ancien dieu
solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cette barbe couleur du temps, l'identifie à
l'Indra védique, le dieu du firmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe est
d'azur.
LAURE
Cousin, dites-moi, de grâce, si les deux cavaliers, dont l'un était dragon et l'autre
mousquetaire, sont aussi des dieux de l'Inde.
RAYMOND
Avez-vous entendu parler des Açwins et des Dioscures?
LAURE
Jamais.
RAYMOND
Les Açwins chez les Indous et les Dioscures chez les Hellènes figuraient les deux
crépuscules. C'est ainsi que, dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux
délivrent Hélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tient prisonnière. Le dragon
et le mousquetaire du conte n'en font ni plus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue,
leur soeur.
OCTAVE
Je ne nie pas que ces interprétations ne soient ingénieuses ; mais je les crois dénuées
de tout fondement. vous m'avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mes Hongrois.
Je vous dirai à mon tour que votre système n'est pas neuf et que feu mon grand-père,
grand liseur de Dupuis, de volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l'origine de tous
les cultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvre mère, que
Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres les douze mois de l'année. Mais savez-
vous, monsieur le savant, comment un homme d'esprit confondit Dupuis, volney, Dulaure
et mon grand-père ? Il appliqua leur théorie à l'histoire de Napoléon Ier et démontra, par
ce moyen, que Napoléon n'avait pas existé, que son histoire était un mythe. Ce héros
qui naît dans une île, triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sa
puissance l'hiver dans le Nord et disparaît dans l'Océan, c'est, disait l'auteur dont j'ai
oublié le nom, c'est évidemment le soleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes
du zodiaque, et ses quatre frères, les quatre saisons.
Je crains bien, Raymond, que vous ne procédiez, à l'égard de Barbe-Bleue, comme cet
homme d'esprit à l'égard de Napoléon Ier.
RAYMOND
L'auteur dont vous parlez avait de l'esprit, comme vous le dites, et du savoir ; il se
nommait Jean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840. Son curieux
petit livre: Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, fut imprimé, si je ne me trompe, en
1817.
C'est, en effet, une critique très ingénieuse du système de Dupuis. Mais la théorie, dont
je vous ai fait une application isolée, et par conséquent sans force, est établie sur la
grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ont recueilli, comme vous
savez, les contes populaires de l'Allemagne. Leur exemple a été suivi dans presque
tous les pays, et nous possédons aujourd'hui des collections de contes scandinaves,
danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. En lisant ces contes, d'origines
si diverses, on remarque avec surprise qu'ils procèdent tous ou presque tous d'un petit
nombre de types. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français, qui lui-
même reproduit les traits principaux d'un conte italien.
Or, il n'est pas admissible que ces ressemblances soient l'effet d'échanges successifs
entre les différents peuples.
On a donc supposé, comme je vous le disais tout à l'heure, que les familles humaines
possédaient ces récits avant leur séparation et qu'elles les imaginèrent pendant leur
repos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n'a entendu parler ni
d'une contrée ni d'un âge où les Zoulous, les Papous et les Indous paissaient leurs
boeufs ensemble, il faut penser que les combinaisons de l'esprit humain, à son enfance,
sont partout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmes impressions
dans toutes les têtes primitives, et que les hommes, également sujets à la faim, à
l'amour et à la peur, ayant tous le ciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous,
pour se rendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmes petits
drames.
Les contes de nourrice n'étaient pas moins, à leur origine, qu'une représentation de la
vie et des choses, propre à satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fit
probablement d'une manière peu différente dans le cerveau des hommes blancs, dans
celui des hommes jaunes et dans celui des hommes noirs.
Cela dit, je crois qu'il sera sage de nous en tenir à la tradition indo-européenne et de
remonter à nos aïeux de la Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familles
humaines.
OCTAVE
Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vous pas qu'un sujet si obscur puisse être livré
sans dangers aux hasards de la conversation ?
RAYMOND
À vous dire vrai, je crois que les hasards d'une causerie familière sont moins dangereux
pour mon sujet que les développements logiques d'une étude écrite. N'abusez pas
contre moi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès que vous ferez mine
de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je ne procéderai plus que par
affirmations. Je me donnerai le plaisir d'être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour
averti. J'ajoute que si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, je confondrai
dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée, afin d'être sûr de ne point
faire tort à celui des deux qui est le bon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s'il se peut,
fanatique.
LAURE
Nous verrons si cet air-là va à votre visage. Mais qui vous force à le prendre ?
RAYMOND
L'expérience. Elle me démontre que le scepticisme le plus étendu cesse là où
commence soit la parole, soit l'action. Dès qu'on parle, on affirme. Il faut en prendre son
parti. Je m'y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les « peut-être », les « si j'ose dire
», les « en quelque sorte », et autres mantilles du langage, dont un Renan peut seul se
parer avec grâce.
OCTAVE
Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettez un peu d'ordre dans votre exposition. Et
qu'on sache quelle est votre thèse, maintenant que vous en avez une.
RAYMOND
Tous ceux qui savent conduire leur esprit dans les recherches d'érudition générale ont
reconnu, dans les contes de fées, des mythes antiques et d'antiques adages.
Max Muller a dit (je crois pouvoir citer exactement ses paroles) : « Les contes sont le
patois moderne de la mythologie, et, s'ils doivent devenir le sujet d'une étude
scientifique, le premier travail à entreprendre est de faire remonter chaque conte
moderne à une légende plus ancienne, et chaque légende à un mythe primitif. »
LAURE
Eh bien, ce travail, l'avez-vous fait, cousin?
RAYMOND
Si je l'avais fait, ce travail formidable, il ne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je
n'aurais plus le plaisir de vous voir qu'à travers quatre paires de besicles, sous le reflet
protecteur d'une visière verte. Ce travail n'a pas été fait ; mais des matériaux suffisants
ont été réunis pour permettre aux savants de se convaincre que les contes de fées ne
sont pas des imaginations en l'air, et qu'au contraire, « dans bien des cas, ils tiennent,
comme dit Max Muller, par toutes leurs racines, aux germes mêmes de l'ancien langage
et de l'ancienne pensée ». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mis hors
des affaires humaines, servent encore à amuser les petits garçons et les petites filles.
C'est l'emploi des grands-pères. En est-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de
ces anciens seigneurs de la terre et du ciel? Les contes de fées sont de beaux poèmes
religieux oubliés par les hommes et retenus par les pieuses aïeules à la longue
mémoire. Ces poèmes sont devenus puérils et sont restés charmants sur les lèvres
molles de la vieille filandière qui les contait aux petits de ses fils, accroupis autour d'elle
devant l'âtre.
Les tribus des hommes blancs se sont séparées ; les unes sont allées sous un ciel
transparent, le long des blancs promontoires que baigne une mer bleue qui chante ; les
autres se sont plongées dans les brumes mélancoliques qui, sur les rivages des mers
du Nord, mêlent la terre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines et
monstrueuses. D'autres ont campé dans les steppes monotones où paissaient leurs
maigres chevaux ; d'autres ont couché sur la neige durcie, ayant sur la tête un firmament
de fer et de diamants. Il en est qui sont allées cueillir la fleur d'or sur une terre de granit.
Et les fils de l'Inde ont bu à tous les fleuves de l'Europe. Mais, partout, dans la cabane,
ou sous la tente, ou devant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l'enfant
d'autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits les contes qu'elle avait
entendus dans son enfance. C'étaient les mêmes personnages et la même aventure ;
seulement la conteuse donnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l'air qu'elle avait
si longtemps respiré et de la terre qui l'avait nourrie et qui allait bientôt la recevoir. La
tribu reprenait sa marche à travers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du
côté de l'Orient, l'aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux. Mais les contes
sortis de ses lèvres, maintenant glacées, s'envolaient comme les papillons de Psyché,
et ces frêles immortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieilles filandières,
étincelaient aux yeux agrandis des nouveaux nourrissons de l'antique race. Et qui donc
apprit Peau d'Ane aux fillettes et aux garçonnets de France, « de douce France »,
comme dit la chanson? C'est « Ma Mère l'Oie », répondent les savants de village, Ma
Mère l'Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s'enquérir. Ils
ont reconnu Ma Mère l'Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers
représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur
le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de
Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l'Oie à la reine Bertrade, femme et
commère du roi Robert ; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne ; à la
reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu ; à Freya au pied de cygne, la
plus belle des déesses scandinaves; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était
lumière. Mais c'est chercher bien loin et s'amuser à se perdre. Qu'est-ce que Ma Mère
l'Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au coeur simple,
aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui,
desséchées par l'âge, n'ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au
coin de l'âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée
ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses? Et la poésie rustique, la poésie
des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée.
... comme ces eaux si pures et si belles, qui coulent sans effort des sources naturelles.
Sur le canevas des ancêtres, sur le vieux fonds indou, la Mère l'Oie brodait des images
familières, le château et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, la forêt
mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues des villageois et que Jeanne
d'Arc aurait pu voir, le soir, sous le gros châtaignier, au bord de la fontaine...
Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contes de fées ?
LAURE
Parlez, parlez, je vous écoute.
RAYMOND
Pour moi, s'il fallait choisir, je donnerais de bon coeur toute une bibliothèque de
philosophes, pour qu'on me laissât Peau-d'Ane. Il n'y a dans toute notre littérature que
La Fontaine qui ait senti comme Ma Mère l'Oie la poésie du terroir, le charme robuste et
profond des choses domestiques.
Mais permettez-moi de rassembler et de resserrer quelques observations importantes
qu'il ne faut pas laisser s'éparpiller dans les hasards de la conversation. Les premières
langues étaient tout en images et animaient tout ce qu'elles nommaient. Elles dotaient
de sentiments humains les astres, les nuages, « vaches célestes », la lumière, les vents,
l'aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythe jaillit et le conte sortit du mythe.
Le conte se transforma sans cesse ; car le changement est la première nécessité de
l'existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas, par bonheur, des gens
d'esprit pour le réduire en allégorie et le tuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en
Peau-d'Ane, Peau d'Ane elle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n'y chercha
pas autre chose. La science vint qui embrassa d'un coup d'oeil le long trajet du mythe et
du conte et dit :
« L'aurore devint Peau-d'Ane. » Mais il faut qu'elle ajoute que, dès que Peau-d'Ane fut
imaginée, elle prit une physionomie particulière et vécut pour son propre compte.
LAURE
Je commence à voir clair dans ce que vous dites. Mais, puisque vous nommez Peau-
d'Ane, je vous avouerai qu'il y a dans son histoire quelque chose qui me choque au
dernier point. Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau d'Ane cette odieuse
passion pour sa fille ?
RAYMOND
Pénétrons le sens du mythe, et l'inceste qui vous fait horreur vous paraîtra bien innocent.
Peau-d'Ane est l'aurore ; elle est fille du soleil, puisqu'elle sort de la lumière. Quand on
dit que le roi est amoureux de sa fille, cela signifie que le soleil, à son lever, court après
l'aurore. De même, dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création,
protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit sa fille Ouschas, l'aurore, qui
fuit devant lui.
LAURE
Tout soleil qu'il est, votre roi me choque et j'en veux à ceux qui l'ont imaginé.
RAYMOND
Ils étaient innocents et par conséquent immoraux... Ne vous récriez pas, cousine, c'est la
corruption qui donne une raison d'être à la morale, de même que c'est la violence qui
nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respecté avec une naïveté religieuse
par la tradition et par Perrault, atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonter
jusqu'aux tribus patriarcales de l'Ariadne.
L'inceste était considéré sans horreur dans ces innocentes familles de pâtres chez qui
le père se nommait « celui qui protège », le frère «celui qui aide », la soeur « celle qui
console », la fille « celle qui trait les vaches », le mari « le fort », et l'épouse « la forte ».
Ces bouviers du pays du soleil n'avaient point inventé la pudeur. Parmi eux, la femme,
étant sans mystère, était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi qui
permettait ou non au mari d'emmener une épouse dans le chariot attelé de deux boeufs
blancs. Si, par la force des choses, l'union du père et de la fille était rare, cette union
n'était pas réprouvée. Le père de Peau-d'Ane ne fit point scandale. Le scandale est
propre aux sociétés polies, et c'est même une de leurs distractions les plus chères.
OCTAVE
Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr que vos explications ne valent rien. La morale
est innée dans l'homme.
RAYMOND
La morale est la science des moeurs ; elle change avec les moeurs. Elle diffère dans
tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même.
votre morale, Octave, n'est pas celle de votre père.
Quant aux idées innées, c'est une grande rêverie.
LAURE
Messieurs, laissons, s'il vous plaît, la morale et les idées innées, qui sont des choses
fort ennuyeuses, et revenons au père de Peau-d'Ane, qui est le soleil.
RAYMOND
vous rappelez-vous qu'il nourrissait dans son écurie, au milieu des plus nobles chevaux
richement caparaçonnés et « roides d'or et de broderies, un âne que la nature avait
formé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était
couverte, tous les matins, de beaux écus au soleil et de beaux louis d'or de toute espèce
» ? Eh bien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursier du soleil, et les
louis d'or dont il couvre sa litière sont les disques lumineux que l'astre répand à travers
la feuillée. Sa peau est elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L'aurore
s'en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quand Peau-d'Ane est vue,
dans sa robe couleur du ciel, par le beau prince qui a mis l'oeil sur le trou de la serrure ?
Ce prince, fils du roi, est un rayon de soleil...
LAURE
Dardé à travers la porte, c'est-à-dire entre deux nuages, n'est-il pas vrai ?
RAYMOND
On ne peut mieux dire, cousine, et je vois que vous vous entendez admirablement en
mythologie comparée. - Prenons le conte le plus simple de tous, cette histoire d'une
jeune fille qui laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deux diamants.
Cette jeune fille est l'aurore qui fait éclore les fleurs et les baigne de rosée et de lumière.
Sa méchante soeur, qui vomit des crapauds, est la brume. - Cendrillon, noircie par les
cendres du foyer, c'est l'aurore assombrie par les nuages. Le jeune prince qui l'épouse
est le soleil.
OCTAVE
Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont des aurores. Peau d'Ane est une aurore, la jeune
fille qui laisse tomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore, Cendrillon
est une aurore. vous ne nous montrez que des aurores.
RAYMOND
C'est que l'aurore, l'aurore magnifique de l'Inde, est la plus riche source de la mythologie
aryenne. Elle est célébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnes
védiques. Dès la nuit on l'appelle, on l'attend, avec une espérance mêlée de crainte :
«Notre antique amie, l'Aurore, reviendra-t-elle? Les puissances de la nuit seront-elles
vaincues par le dieu de la lumière? » Mais elle vient, la claire jeune fille, « elle
s'approche de chaque maison », et chacun se réjouit dans son coeur. C'est elle, c'est la
fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaque matin, au pâturage les vaches
célestes, dont les lourdes mamelles laissent s'égoutter sur la terre aride une rosée
fraîche et féconde.
Comme on a chanté sa venue, on chantera sa fuite, et l'hymne va célébrer la victoire du
soleil :
«voici encore une forte et mâle action que tu as accomplie, à Indra! Tu frappes la fille de
Dyaus, une femme qu'il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus, la glorieuse,
l'Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l'as mise en pièces.
« L'Aurore se précipita à bas de son char brisé, craignant qu'Indra, le taureau, ne la
frappât.
« Son char gisait là, brisé en morceaux ; quant à elle, elle s'enfuit bien loin. » L'indou
primitif se faisait de l'aurore une image changeante, mais toujours vive, et les reflets
affaiblis et altérés de cette image sont encore visibles dans les contes dont nous venons
de parler, comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet que porte
la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sa céleste origine.
L'office qu'on lui donne de porter une galette et un pot de beurre la fait ressembler à
l'aurore des védas, qui est une messagère. Quant au loup qui la dévore...
LAURE
C'est un nuage.
RAYMOND
Non pas, cousine. C'est le soleil.
LAURE
Le soleil, un loup?
RAYMOND
Le loup dévorateur, au poil brillant, vrika, le loup védique. N'oubliez pas que deux dieux
solaires, l'Apollon Lycien des Grecs et l'Apollon Soranus des Latins, ont le loup pour
emblème.
OCTAVE
Comment a-t-on pu comparer le soleil à un loup?
RAYMOND
Quand le soleil tarit les citernes, brûle les prés et sèche le cuir sur l'échine amaigrie des
boeufs haletants qui tirent la langue, n'est-ce point un loup dévorant? Le poil du loup
reluit, ses prunelles brillent ; il montre des dents blanches, sa mâchoire et ses reins sont
forts : il procède du soleil par l'éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissance
destructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave, dans ce pays humide
où fleurissent les pommiers ; mais le petit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé
de chaudes contrées.
LAURE
L'aurore meurt et renaît. Mais le petit Chaperon rouge meurt pour ne plus revenir. Elle
eut tort de cueillir des noisettes et d'écouter le loup ; toutefois est-ce une raison pour
qu'elle soit mangée sans miséricorde? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle sortît du ventre
de la bête, comme l'aurore de la nuit?
RAYMOND
votre pitié, cousine, est pleine d'esprit. La mort du petit Chaperon rouge ne peut être
définitive. La Mère l'Oie n'avait pas bien retenu la fin du conte.
On peut bien oublier quelque chose à son âge.
Mais les aïeules d'Allemagne et d'Angleterre savent bien que le Chaperon rouge meurt
et renaît comme l'aurore.
Elles content qu'un chasseur ouvrit le ventre de la bête et en tira l'enfant rose, qui ouvrit
de grands yeux et dit :
« Oh! que j'ai eu de frayeur et qu'il faisait noir là-dedans ! » Je feuilletais tantôt, dans la
chambre de votre fille, un de ces cahiers d'images en couleurs que l'Anglais Walter
Crane enlumine avec tant de fantaisie et d'humour. Ce gentleman a l'imagination à la
fois savante et familière ; i la le sens des légendes et l'amour de la vie ; il respecte le
passé et goûte le présent. C'est l'esprit anglais. Le cahier que je feuilletais contient le
texte et les dessins du Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rouge de l'Angleterre).
Le loup l'avale ; mais un gentleman farmer, en habit vert, culotte jaune et bottes à revers,
loge une balle entre les deux yeux luisants du loup, ouvre avec son couteau de chasse le
ventre de la bête, et l'enfant en sort, fraîche comme une rose.
Some sportsman (he certainly was a dead shot)
Had aimed at the Wolfwhen she cried;
So Red Riding Hood got sale home did she not ?
And lived happily there till she died.
voilà la vérité, cousine, et vous l'aviez devinée.
Quant à La Belle au bois dormant, dont l'aventure est d'une poésie naïve et profonde...
OCTAVE
C'est l'aurore !
RAYMOND
Non. La Belle au bois dormant, Le Chat botté et Le Petit Poucet se rattachent à une
autre classe de légendes aryennes, à celles qui symbolisent la lutte entre l'hiver et l'été,
le renouvellement de la nature, l'éternelle aventure de l'Adonis universel, de cette rose du
monde qui se flétrit et refleurit sans cesse. La Belle au bois dormant n'est autre
qu'Astéria, claire soeur de Latone, que Cora et que Proserpine. L'imagination populaire
fut bien inspirée en donnant à la lumière la forme de ce que la lumière caresse le plus
amoureusement sur la terre, la forme d'une belle jeune fille. Pour ma part, j'aime la
princesse du bois dormant à l'égal de l'Eurydice de virgile et de la Brunhild de l'Edda
qui, piquées, l'une par un serpent, l'autre par une épine, sont ramenées de l'ombre
éternelle, la Grecque par un poète, la Scandinave par un guerrier, tous deux amoureux.
C'est le sort commun des héros lumineux des mythes de s'évanouir à l'atteinte d'un objet
aigu, épine, griffe ou fuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, une
petite fille se pique à l'ongle qu'une Rakchasa a laissé dans une porte ; aussitôt elle
tombe inanimée. Un roi passe, l'embrasse et la réchauffe. Le propre de ces drames de
l'hiver et de l'été, de l'ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencer
sans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on le croit fini. La Belle
épouse le prince et a de ce mariage deux enfants, le petit Jour et la petite Aurore,
l'Aithra et l'Héméros d'Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l'absence du
prince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c'est-à-dire l'épouvante nocturne, menace
de dévorer les deux enfants royaux, les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi-
soleil. La Belle au bois dormant a, dans l'ouest de la France, une soeur rustique dont
l'histoire est contée naïvement dans une très vieille chanson que je vais vous dire :
Quand j'étais chez mon père,
Guenillon,
Petite jeune fille,
Il m'envoyait au bois,
Guenillon,
Pour cueillir la nouzille,
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Guenillon, Saute en guenille.
Il m'envoyait au bois
Pour cueillir la nouzille !
Le bois était trop haut,
La belle trop petite...
Le bois était trop haut,
La belle trop petite.
Elle se mit en main
Une tant verte épine...
Elle se mit en main
Une tant verte épine,
À la douleur du doigt
La bell's'est endormie...
À la douleur du doigt,
La bell's'est endormie...
Et au chemin passa
Trois cavaliers bons drilles...
Et le premier des trois
Dit : « Je vois une fille. »
Et le second des trois
Dit : « Elle est endormie. »
Et le second des trois,
Guenillon,
Dit : « Elle est endormie. »
Et le dernier des trois,
Guenillon, Dit :
« Ell'sera ma mie. »
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Guenillon,
Saute en guenille.
Ici la légende divine est tombée au dernier étage de la dégradation, et il serait
impossible, si les intermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustique Guenillon
la lumière céleste qui languit pendant l'hiver et se ranime au printemps. L'épopée de la
Perse, le Schahnameh, nous fait connaître un héros dont la destinée ressemble à celle
de la Belle au bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucune épée, doit
mourir d'une épine qui l'atteindra dans l'oeil. L'histoire de Balder, dans l'Edda
scandinave, présente avec cette Belle au bois dormant des analogies encore plus
saisissantes.
Comme les fées au berceau de la fille du roi, tous les dieux devant le divin enfant Balder
jurent de rendre inoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, qui ne croît pas
sur le sol, a été oublié par les immortels comme, par le roi et la reine, la vieille qui filait
au faîte de leur tour. Un fuseau pique la belle ; une branche de gui tue Balder.
« Ainsi, par terre, gît Balder, mort, et tout autour gisent, amoncelés, glaives, torches,
javelots et lances que, pour s'amuser, les dieux avaient jetés sans effet contre Balder,
que ne perçait et n'entamait aucune arme ; mais dans sa poitrine était enfoncée la fatale
branche de gui, que Lok, l'accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans pensée
mauvaise. »
LAURE
Tout cela est fort beau; mais n'avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui
était sur le lit de la princesse ? Je lui trouve un air galant : Pouffe fut élevée sur les
genoux des marquises, et je m'imagine que madame de Sévigné la caressa de ces
mains qui écrivirent des lettres si belles.
RAYMOND
Pour vous être agréable, nous donnerons à la petite chienne Pouffe des aïeux célestes ;
ou ferons remonter sa race à Saramâ, la chienne en quête de l'aurore, et au chien
Seirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une belle noblesse. Il ne reste
plus à Pouffe qu'à faire la preuve de ses quartiers pour être admise comme
chanoinesse au chapitre d'un Remiremont-Canin. Un d'Hozier à quatre pattes aurait seul
autorité pour établir cette filiation. Je me contenterai d'indiquer un des rameaux de ce
grand arbre généalogique. Branche finlandaise : le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit
par trois fois :
« va, mon petit chien Flô, et vois s'il fera bientôt jour. »
À la troisième fois, l'aube se lève.
OCTAVE
J'admire la facilité avec laquelle vous logez au ciel les bêtes et les gens des contes. Les
Romains n'envoyaient pas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. A
votre gré, le marquis de Carabas ne peut manquer d'être pour le moins le soleil en
personne.
RAYMOND
N'en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre, humilié, qui croît en richesse et en
puissance, c'est le soleil qui se lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez ce
point : le marquis de Carabas sort de l'eau pour se revêtir d'habits resplendissants. On
ne peut représenter le lever du soleil par un symbole plus clair.
LAURE
Mais, dans le conte, le marquis est un personnage inerte, qu'on mène ; c'est le chat qui
pense et qui agit, et il n'est que juste que ce chat soit, comme la chienne Pouffe, un être
céleste.
RAYMOND
C'en est un, et, comme son maître, il figure le soleil.
LAURE
J'en suis bien aise. Mais a-t-il, comme Pouffe, des parchemins en règle? Peut-il prouver
sa noblesse ?
RAYMOND
Ainsi que le dit Racine :
L'hymen n'est pas toujours entouré de flambeaux.
Il se peut que le Chat botté descende de ces chats qui traînèrent le char de Freya, la
Vénus scandinave. Mais les tabellions de gouttière n'en disent rien. On connaît un très
ancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parle dans un rituel funéraire,
traduit par monsieur de Rougé, et dit : « Je suis le grand chat qui était en l'avenue de
l'arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat. » Mais ce chat est un Kouschite, un fils
de Cham. Le Chat botté est de la race de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on
pourrait les rattacher l'un à l'autre.
LAURE
Ce grand chat kouschite, qui parle si obscurément dans votre rituel funéraire, était-il
besacier et botté?
RAYMOND
Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat du marquis sont analogues aux bottes de sept
lieues que chausse le Petit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le Petit
Poucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris, un de ces dieux
aryens, conducteurs et voleurs de boeufs célestes, comme cet Hermès enfant, à qui les
peintres de vases donnent un soulier pour berceau.
L'imagination populaire logea Poucet dans la plus petite étoile de la Grande-Ourse.
propos de bottes, comme on dit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes
si belles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l'on voulait faire, à son
exemple, un musée de chaussures mythologiques, on remplirait plus d'une vitrine. À
côté des bottes de sept lieues, du soulier d'Hermès enfant et des bottes du maître chat,
il faudrait placer les talonnières d'Hermès adulte, les sandales de Persée, les
chaussures d'or d'Athénée, les pantoufles de verre de Cendrillon et les mules étroites de
Marie, la petite Russe. Tous ces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de
la lumière et le cours des astres.
LAURE
C'est par erreur, n'est-il pas vrai, qu'on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de
verre ? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu'une
carafe. Des chaussures de vair, c'est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent
mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d'en donner à une fillette pour la mener au
bal.
Cendrillon devait avoir avec les siennes les pieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour
danser si chaudement chaussée, qu'elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles le
sont toutes ; elles danseraient avec des semelles de plomb.
RAYMOND
Cousine, je vous avais pourtant bien avertie de vous défier du bon sens. Cendrillon avait
des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d'un verre transparent comme une glace
de Saint-Gobain, comme l'eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient
fées; on vous l'a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d'une citrouille. La
citrouille était fée. Or, il est très naturel qu'un carrosse fée sorte d'une citrouille fée. C'est
le contraire qui serait surprenant. La Cendrillon russe a une soeur qui se coupe le gros
orteil pour chausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi au prince
l'héroïque supercherie de l'ambitieuse.
LAURE
Perrault se contente de dire que les deux méchantes soeurs firent tout leur possible pour
faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais qu'elles ne purent en venir à bout.
J'aime mieux cela.
RAYMOND
C'est aussi comme cela que l'entendait Ma Mère l'Oie.
Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peu féroce, et l'orteil coupé serait tout à fait de
votre goût.
OCTAVE
voilà déjà quelque temps que Raymond nous parle des contes de fées, et il ne nous a
pas encore dit un mot des fées elles-mêmes.
LAURE
Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser les fées dans leur vague et leur mystère.
RAYMOND
vous craignez, cousine, que ces capricieuses créatures, tantôt bonnes, tantôt
méchantes, jeunes ou vieilles à leur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur
le point de s'évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et ne nous échappent
au moment où nous croirons les saisir. Elles sont faites d'un rayon de lune. Le
bruissement des feuilles trahit seul leur passage, et leur voix se mêle aux murmures des
fontaines. Si l'on ose saisir un pan de leur robe d'or, on n'a dans la main qu'une poignée
de feuilles sèches. Je n'aurai point l'impiété de les poursuivre ; mais leur nom seul nous
révélera le secret de leur nature.
Fée, en italien fata, en espagnol hada, en portugais et en provençal fada et fade; fadette
dans ce patois berrichon qu'illustra George Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie
destin. Les fées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique, la plus
intime et la plus universelle de la vie humaine. Les fées sont nos destinées. Une figure
de femme sied bien à la destinée, qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de
charme, de trouble et de péril.
Il est bien vrai qu'une fée est la marraine de chacun de nous et que, penchée sur son
berceau, elle lui fait des dons heureux ou terribles qu'il gardera toute sa vie. Prenez les
êtres, demandez-vous ce qu'ils sont, ce qui les fait et ce qu'ils font ; vous trouverez que
la raison suprême de leur existence heureuse ou funeste, c'est la fée. Claude plaît parce
qu'il chante bien ; il chante bien parce que les cordes de sa voix sont harmonieusement
construites. Qui les disposa ainsi dans le gosier de Claude ? C'est la fée. Pourquoi la
fille du roi se piqua-t-elle au fuseau de la vieille? Parce qu'elle était vive, un peu
étourdie... et que l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi.
C'est précisément ce que répond le conte, et la sagesse humaine ne va pas au-delà de
cette réponse. Pourquoi, cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne ? Parce qu'une
fée vous donna la bonté, une autre l'esprit, une autre la grâce. Il fut fait comme elles
avaient dit. Une mystérieuse marraine détermine à notre naissance tous les actes,
toutes les pensées de notre vie, et nous ne serons heureux et bons qu'autant qu'elle
l'aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. - Mes amis, la vertu est,
comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder... Oh ! ne vous récriez pas. Pour être
involontaire, la vertu n'en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu'on l'adore.
Ce qu'on aime dans la bonté, ce n'est pas le prix qu'elle coûte, c'est le bien qu'elle fait.
Les belles pensées sont les émanations des belles âmes qui répandent leur propre
substance, comme les parfums sont les particules des fleurs qui s'évaporent. Une âme
noble ne peut donner à respirer que de la noblesse, de même qu'une rose ne peut sentir
que la rose. Ainsi l'ont voulu les fées. Cousine, rendez-leur grâce.
LAURE
Je ne vous écoute plus. votre sagesse est horrible. Je sais le pouvoir des fées; je sais
leurs caprices; elles ne m'ont pas épargné plus qu'à d'autres les faiblesses intérieures,
les chagrins et les fatigues. Mais je sais qu'au-dessus d'elles, au-dessus des hasards
de la vie, plane la pensée éternelle qui nous inspira la foi, l'espérance et la charité. -
Bonne nuit, cousin.