Le spectre. (Version 1927)
Cette poésie m'a été inspirée l'année dernière par la lecture des « Nuits »
d'Alfred de MUSSET. Je souffrais à ce moment là comme je souffre aujourd'hui
pour la même cause, pour la même personne.
C'était dans une nuit, longue nuit de décembre
Que je vis apparaître, au milieu de ma chambre
Un spectre en habit noir.
Son visage était jeune et ses grands yeux rêveurs
Me laissaient deviner qu'il vivait de malheurs
Au sein du désespoir.
Dans le profond silence, à cette heure suprême
Je lisais, en songeant, les poètes que j'aime :
Lamartine et Musset.
Et comme eux je goûtais les charmes de la vie
Et comme eux j'admirais la nature endormie
Dans la sombre forêt.
Je pensais : se peut-il que l'homme ait une lyre
Dont les tendres accords chantent ce qu'il veut dire
A l'heure de l'émoi
Le spectre s'approcha puis sur moi se penchant
Il lut à haute voix le poème touchant :
Il pleura comme moi.
Le temps avait passé dans mon coeur jeune encore.
Je n'avais que vingt ans, l'âge que l'on adore
Quand on se sent vieillir.
Dans les bras de l'amour je berçais ma chimère
Goûtant dans les baisers la tendresse éphémère
Mais je dus en souffrir.
Celle que j'adorais aimait le bruit, la foule
Et le flot démonté qui bruyamment s'écoule
Dans la folle gaieté.
Elle aimait le Plaisir et moi la Rêverie
Où l'on retrouve un peu sa compagne chérie
La Sensibilité.
La nuit de nos adieux j'ai pleuré mais les larmes
A mon coeur en colère ont prodigué des armes
Pour attaquer le Sort.
Pour vaincre mon bourreau j'ai tenté l'impossible
J'ai lutté, mais en vain. Cet ennemi terrible
Est toujours le plus fort.
Depuis ce temps, hélas ! Une douleur stupide
Dans mes jours incertains semble creuser un vide
Et me glace d'effroi.
Le spectre m'apparaît dans les noires ténèbres
Il répète à la nuit mes romances funèbres
Il souffre comme moi.
Oublier l'infidèle est ma douce folie
Le bonheur s'est enfui de mon âme meurtrie
Qu'importe le passé.
Il est plaisant, parfois, de vieillir avant l'âge.
Puissent mes yeux lassés ne plus voir le mirage
De mon rêve effacé.
Je ne crois plus à rien sauf à toute misère.
Je ne sais à quels dieux adresser ma prière
Car je n'ai plus la foi.
Le spectre à mes côtés légèrement sommeille
Et bientôt l'on verra cet ami qui me veille
S'endormir près de moi.
Honoré HARMAND