Le Poète et la Mort
24 novembre 1906
Le Poète
Que de fois en suivant la route de la vie
Glanant de ci delà un plaisir une envie
N'ai-je pas rencontré comme un fantôme errant
Mon ami le Trépas et le grand confident
De tes sombres projets, de tes crimes sans nombre
Conçus à chaque aurore et médités dans l'ombre
Mais que de fois aussi en feignant de te voir
Et détournant mes yeux du tragique miroir
Où l'homme se rencontre et se pleure soi-même
N'ai-je pas ri tout haut de ta force suprême
De tes foudres vengeurs de tes trompeuses lois
De tes spectres drapés, aux sépulcrales voix
En disant son courroux enfanté du mystère
N'est rien, auprès de Dieu, la sublime colère.
La Mort
Ton insulte ironique et ta force, vois-tu
Sont pour moi le soupir qu'exhale le vaincu
Quand il voit l'ennemi sur le champ de bataille
Dépouiller son semblable au bruit de la mitraille
Il appelle au secours mais on ne l'entend pas
Quand sa voix se confond au bruit sourd des combats
Quand ma colère éclate et sur la chair humaine
Grave mon effigie étrange et souveraine
Dans les yeux sur la lèvre ou même dans le coeur
De l'ennemi vaincu ainsi que ainsi que du vainqueur
Voilà ta force à toi ; errante sur ta bouche
La colère grandit et l'insulte farouche
S'échappe sans effet, arrive jusqu'à moi
Et faisant ricochet s'en retourne vers toi.
Le Poète
Moqueuse, tu sais bien que tu es la plus forte
Pourquoi venir troubler le rêve qui t'importe
A toi reine du Jour et maître de la Nuit
Pourquoi épouvanter notre espoir qui s'enfuit
Quand ta voix redoutable a troublé le silence
Et d'un mot, d'un seul mot arrête l'existence
Quand cherchant ton plaisir au milieu de la fête
Tu choisis un convive au gré de ta conquête
C'est souvent le plus fou que tu frappes ! Pourquoi ?
Jalouse du bonheur qu'il cherchait loin de toi
L'enlever comme un aigle, avide de carnage
Des plaisirs d'ici bas aux plaisirs d'un autre âge
Dans ta serre cruelle où le coeur déchiré
Marque en gouttes de sang le lieu qu'il a pleuré.
La Mort
Je suis l'exécuteur des sentences divines
Et je me plais à voir les mondes en ruines
Les rois et les manants couchés dans leurs tombeaux
Mais lasse de frapper les gueux et les héros
Pour tromper les mortels j'affecte une autre forme
J'ai choisi le Désir et par lui me transforme
Regardes bien dans l'ombre et que verrons tes yeux ?
Un profil idéal aux traits harmonieux
L'image d'une femme attirant sur sa lèvre
Un amant fou d'amour désaltérant sa fièvre
A la source maudite, ardente, du baiser
Excitant le désir au lieu de l'apaiser
Insensé que tu es, avances, je t'appelle
Je cherchais un amant, à tes yeux suis-je belle ?
Le Poète
Mensongère maîtresse aimerais-je ton coeur
Après avoir prié aux jours où ma douleur
Appelait au secours ta caresse suprême
Tu te moquais de moi et sur ma face blême
Arrêtant au passage et le rire et les pleurs
Tu gravais le sillon des premières aigreurs
Je t'aimais follement quand mes amours passées
Au sein du souvenir une à une expirées
Murmuraient à mon coeur l'infortune et l'oubli
Quand dans l'ombre des bois le Passé endormi
A ma voix restait sourd comme sur le rivage
Les cris désespérés des marins en naufrage
Je t'appelais souvent mais ton regard cruel
Sur ma lèvre semblait arrêter mon appel.
La Mort
A peine as-tu vécu que déjà le courage
Te manques, aurais tu peur et n'es tu pas à l'âge
Où tout est souriant où la route de fleurs
Est toute parsemée, aux grisantes senteurs
Eh que pouvais-je faire à ta belle jeunesse
Autre que de l'aimer et plaindre sa tristesse
Une femme t'aimait au lieu de l'écouter
Ton coeur eut-il permis qu'on la fasse pleurer
Réfléchis et surtout d'une vaine colère
Ne troubles pas ton rêve et la douce chimère
Qui chasses loin de toi mon triste souvenir
Quand tu auras vécu je saurai revenir
Réclamer en son temps ma part de l'héritage
Mais de mourir, encor, ami tu n'as pas l'âge.
Le Poète
Pardonnes si mon coeur jeune et inconscient
Excitait ta bonté par un faux jugement
Si de bonheur pour moi la route est parsemée
Je veux vivre à présent pour la femme rêvée
Pour l'idéal conçu dans un amour nouveau
Et mes yeux à la tombe ont trouvé le berceau
Où le rêve expirant dans le sommeil des choses
Sourit, comme un enfant à l'épine des roses
J'aime je suis aimé. Va chanter les accords
A ceux qui t'aimeront, à ceux que les remords
Torturent dans la nuit. Va calmer leur souffrance
Et laisse moi jouir de ma folle espérance
Je suis trop jeune encor et je suis trop heureux
Et la Mort m'écoutant a fui loin de mes yeux.
Honoré HARMAND