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| Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II | |
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Auteur | Message |
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| Sujet: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:36 | |
| Chapitre II
Après ces quelques lignes consacrées à ceux dans l'ombre de qui se hasardèrent mes premiers pas dans la vie, et ces quelques coups de crayon donnés à la description du foyer où s'abrita mon enfance, il me reste à décrire un peu le canton et le milieu où s'écoulèrent mes dix premières années. Un court tracé topographique d'abord. La partie de Lévis qui se déroule en amont du fleuve, depuis la gare de l'Intercolonial, à l'endroit qu'on appelle encore le « Passage », se divise en deux portions distinctes : les « Chantiers », et « sur les Côtes ».
Ces deux appellations indiquent suffisamment la position respective des lieux relativement à la haute falaise qui longe le Saint-Laurent dans cette partie de son cours, pour qu'il n'y ait aucun besoin d'insister. Je l'indique seulement parce que jamais deux populations de caractère plus différent ne se sont côtoyées de si près.
Sur la Côte, un grand chemin bordé de belles fermes, demeures de cultivateurs à l'aise, de « gros habitants », comme on disait alors. Au bas de la falaise, le long de la rive du fleuve, les « Chantiers », c'est-à-dire une longue suite
Dernière édition par Plume Incarnadine le Mer 5 Juin 2013 - 11:44, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:36 | |
| d'anses pittoresques, coupées de profondes coulées et séparées par des rochers à pic et dénudés, dont la cime se couronnait de grands pins aux longs bras projetés sur le vide. C'était là que s'élevait notre maison, à mi-chemin entre l'ancienne gare du Grand-Tronc et l'endroit qui se nommait alors l'anse Dawson, et qu'on a appelé, depuis, Hadlow. À ce point, sur une assez longue étendue de terrain, le chemin bifurquait pour se rejoindre de nouveau à une certaine distance: chemin d'hiver et chemin d'été, le premier longeant le bord du fleuve et le second suivant le pied de la falaise. Ces dispositions avaient été prises à cause des avalanches qui rendaient ce dernier passage quelque peu dangereux, ou tout au moins plus difficile à entretenir durant la saison des neiges.
Notre maison avait sa façade sur le chemin d'hiver, c'est- à-dire sur le fleuve, et le chemin d'été passait en arrière entre la cuisine et notre écurie. C'était en réalité, une jolie situation et qui ne manquait d'animation et de gaieté ni dans une saison ni dans l'autre. Ces chantiers étaient habités en majeure partie par une population de journaliers, bûcherons, flotteurs, équarrisseurs, bômiers, « voyageurs des pays d'en- haut », hommes de cages, tous vivant du commerce de bois c'était là un des plus importants entrepôts du district pour cette branche de commerce et tous compris sous la désignation générique de travaillants. |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:37 | |
| Les cultivateurs n'entretenaient qu'une estime assez limitée pour ces « travaillants », qui de leur côté affectaient de professer un mépris non dissimulé pour ceux qu'ils appelaient les « habitants ». Il en résultait une rivalité réciproque qui dégénérait assez souvent en querelles et en conflits avec des résultats divers, car si le « travaillant » était plus déluré, plus hardi, plus entraîné aux luttes du coup de poing, il se rencontrait quelquefois, parmi les « habitants », des malins qui n'étaient pas manchots et ne s'en laissaient remontrer qu'à bon escient. Mais en général ceux-ci étaient d'une naïveté peu commune; et quand une « jeunesse des concessions » se hasardait à chercher de l'emploi dans les chantiers, elle n'y restait pas longtemps. L'intrus était accueilli par une grêle de quolibets, de lazzis, de sobriquets à rendre un homme fou. On lui jouait mille mauvais tours, on lui faisait subir mille mystifications, on inventait des trucs à n'en plus finir pour l'effrayer ou lui rendre la vie insupportable. Un compère, qui faisait semblant de sympathiser avec lui et de prendre sa défense, lui racontait les choses les plus abracadabrantes, les légendes les plus invraisemblables; et quand l'imagination de la victime était surexcitée à point, Satan faisait son apparition. Et alors le malheureux, terrifié, hors de lui, perdait connaissance, ou se précipitait n'importe où, au risque de se casser les reins. Le lendemain il faisait son paquet, naturellement, et regagnait les lieux plus paisibles qui l'avaient vu naître. |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:37 | |
| J'ai connu un de ces pauvres diables qui avait cru c'était le compère qui lui avait mis la chose en tête qui avait cru, dis je, échapper aux avanies en se faisant recevoir franc- maçon. On devine ce qui s'était passé: l'habitant en eut pour quinze jours au lit, et n'en réchappa que par la peau des dents.
Tout cela ne contribuait guère, comme on le pense bien, à mettre la classe des travaillants en odeur de sainteté auprès des cultivateurs, dont les habitudes étaient beaucoup moins bruyantes, et les instincts beaucoup plus pacifiques. Tout était contraste entre les deux populations, du reste. La démarche de l'habitant, habillé en « étoffe du pays », tranchait crûment à côté de l'allure débraillée du « travaillant » en chemise rouge, le béret sur l'oreille, les cheveux sur l'épaule, le ceinturon traditionnel à la hanche, avec la chique et trop souvent le juron entre les dents. C'était l'humble calotte à côté du panache. Au printemps surtout, quand il débarquait de sa cage, et qu'il faisait son apparition après six mois passés en hivernement; quand de simple travaillant il était monté en grade au point d'avoir droit au titre de voyageur, il fallait voir sa désinvolture! Le chic épatant, inventé depuis, a son mérite sans doute, mais il ne peut donner qu'une idée bien pâle de la dégaine transcendante qui caractérisait alors l'individu. Napoléon retour d'Austerlitz ne portait pas plus fièrement son petit chapeau, que lui ne portait son plumet. |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:37 | |
| Une anecdote à ce propos. Un nommé Barbin, tout frais descendu de Bytown (on sait que l'ancien nom d'Ottawa était Bytown), arrive chez un de ses frères comme une trombe, et armé en guerre, c'est-à-dire dans toute la plénitude de ses attributs professionnels.
-Tiens, c'est toi, David? Ah! ben, tu tombes un peu correct, par exemple. T'arrives juste pour être compère. Ça y est-il? -Compère? J'te crois! Ça prend moi pour être compère!... Un garçon? une fille? -Un garçon. -Tant mieux, amène-moi le gars; on va te baptiser ça en vrai voyageur, je t'en parle ! Pour aller au plus court, voilà le « compérage » parti pour l'église sous la conduite de David Barbin en grande tenue, c'est-à-dire la chemise rouge sanglée dans une ceinture fléchée de dix pouces de large. Pas besoin d'ajouter qu'il avait un flasque dans sa poche. En arrivant à la sacristie, bien qu'il eût, comme on dit, le verbe un peu empâté, c'est lui qui, à titre de parrain se chargea de prendre la parole. -Monsieur le Curé, dit-il en hésitant un peu, on est venu pour un cr... pour un tom.. hum!... pour un baptême... Estusez. Le curé, qui détestait les ivrognes et qui ne se gênait pas pour le laisser voir, lui jette un regard foudroyant, et interrompant l'orateur : -Vous, dit-il, allez-vous-en! vous n'êtes pas capable de tenir un enfant sur les fonts baptismaux dans un pareil état. -Pas capable de tenir un enfant, moi! fait David Barbin indigné. -Non! -Pas capable de tenir un enfant!...Amenez-moi donc un poulain de quatre ans, vous voirez si je suis pas capable de le tenir! |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:38 | |
| L'histoire ne rapporte pas comment se termina l'aventure. En face de notre maison se déroulait une vaste grève où les trains de bois, que nous appelions des cages, venaient atterrir pour, de là, s'éparpiller en rafts pour le chargement des vaisseaux. Chaque fois qu'une cage s'arrêtait en face de chez nous, et venait s'amarrer le long des estacades flottantes tendues d'une jetée à l'autre, c'était une fête pour les gamins de l'endroit, qui allaient vendre de la tire, des torguettes de tabac et des pipes de terre aux arrivants. Pour moi que ni mes parents ni mes dispositions ne destinaient au commerce, j'étais retenu au rivage sinon par ma grandeur, du moins par l'arbitraire paternel. On ne me laissait guère fréquenter ces voyageurs dont le langage et les moeurs au moins chez la plupart ne constituaient pas un exemple des plus édifiants à mettre sous les yeux de ma pieuse enfance. Toute visite sur les cages m'était en particulier défendue, à cause aussi des nombreux petits êtres parasites qui avaient la réputation de vivre en intelligence intime avec ces messieurs, sans dédaigner l'occasion de faire connaissance avec la peau ordinairement plus fraîche des visiteurs. Je me contentais d'admirer de loin; la meilleure manière après tout de savourer la poésie des choses. Ces grandes voiles carrées que la brise gonflait de distance en distance sur la largeur du train de bois; ces hommes inconnus au costume pittoresque, penchés en groupes sur d'immenses rames, et jetant de longs appels prolongés en cadence pour assurer l'ensemble des manoeuvres; ces tentes de toile blanche en forme de cônes, ou ces cabanes en planches neuves ayant de loin les allures d'un village en miniature; ces cordes flottantes où séchaient des files de vêtements multicolores se balançant au soleil comme les flammes d'un bâtiment pavoisé; tout cela avait pour moi un charme mystérieux et exotique qui me jetait dans l'extase. Le soir surtout, quand le foyer rougeâtre du grand radeau, reflété par la surface endormie du fleuve, allumait des aigrettes fauves aux branches des grands arbres pendus dans les sombres profondeurs de l'anse, le spectacle était vraiment poétique, et provoquait chez moi des rêves bizarres comme les souvenirs vagues et confus d'une existence antérieure remplie d'épisodes plus ou moins dramatiques. |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:38 | |
| Mais, je le répète, j'étais condamné à n'admirer que de loin. Une fois, cependant, mon père et ma mère étant absents, et ma grand'mère, qui avait pour le moment charge du bercail, se montrant d'ordinaire plus indulgente, j'eus le bénéfice d'une exception. La circonstance vaut la peine d'être relatée. Ces trains de bois étaient commandés par un chef qu'on appelait « bourgeois de cages ». Le plus célèbre des bourgeois de cages que j'ai connus, ou que j'ai vus plutôt car ces importants personnages ne se laissaient guère approcher par la marmaille fut Joe Montferrand, que sa taille et sa force herculéenne ont sacré héros populaire et dont la gloire dure encore. |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:38 | |
| Mais celui qui a laissé la trace la plus vivante dans mes souvenirs, c'est un nommé Baptiste Lachapelle. J'avais entendu parler de Baptiste Lachapelle longtemps avant de le voir. L'été, les « voyageurs » de notre canton « travaillaient de la grand'hache », c'est-à-dire faisaient de l'équarrissage, ou manoeuvraient les rafts, alors je m'approchais de la rive, et je passais des heures, assis sur quelque espar, à écouter les conversations, bercé par les cris lointains des bômiers et la musique cadencée des coups de hache sonnant clair dans le flanc des plançons et des billes, avec des effets de sonorité très doux. Bon nombre de ces travailleurs avaient connu Baptiste Lachapelle, et en parlaient comme d'un être supérieur, mais en même temps fort excentrique. Il était beau, il était grand, il était fort, il était bon. Il composait des complaintes et des chansons tristes qu'il chantait avec une voix qui faisait pleurer. Quand il arrivait de voyage, du haut de sa cage ou de son canot d'écorce, il entonnait quelqu'un de ces chants mélancoliques; et tout le monde disait: - Voilà Baptiste Lachapelle! |
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| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:38 | |
| On racontait de lui des choses étonnantes: des actes de dévoûment extraordinaires, des exemples de désintéressement inouïs. Il était le protecteur des faibles, la providence des orphelins et des pauvres. Sa vie ne comptait pas lorsqu'il s'agissait de secourir quelqu'un dans le péril. Un jour, dans les Chaudières de l'Ottawa, il avait sauvé quatre camarades qui se noyaient, lui-même n'échappant à la mort que par une espèce de miracle. Il était toujours pensif, et généralement seul. On avait vu quelquefois de grosses larmes perler à ses paupières; jamais on ne l'avait vu rire. Il n'aurait pas tué une mouche; et pourtant il entrait parfois dans des colères terribles. C'était quand on frappait sous ses yeux quelqu'un qui ne pouvait se défendre, ou qu'il entendait injurier le nom de Dieu ou de la Vierge. Sur sa cage il tolérait les jurons, jamais il ne souffrait un blasphème. Enfin, Baptiste Lachapelle était, pour ces hommes primitifs, une espèce de héros de roman, qui avait eu, dans le Nord-Ouest où il avait fait la traite avec les sauvages, bien des aventures mystérieuses, et dont la jeunesse avait été troublée par une de ces histoires d'amour qui influent sur toute une destinée, quand elles ne la brisent pas du coup. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre II Mer 5 Juin 2013 - 11:38 | |
| Cette histoire d'amour, Baptiste Lachapelle l'avait chantée lui-même, dans une de ses complaintes dont il était à la fois le poète et le musicien. Cette complainte de Baptiste Lachapelle n'était autre chose qu'une naïve ballade racontant une de ces éternelles infidélités du coeur, toujours les mêmes et pourtant toujours nouvelles; une de ces banalités de l'existence qui, cependant chez certaines âmes assez imprudentes pour mettre, suivant l'expression populaire, tous leurs oeufs dans le même panier équivalent à des catastrophes. Je l'avais entendu chanter cette complainte, par les travailleurs du chantier, mais surtout par la petite bonne Madeleine, dont j'ai parlé plus haut, et qui possédait une voix tout particulièrement adaptée à ce genre de mélodies, dont la monotonie rêveuse et traînante parle si éloquemment aux sentiments des populations naïves. Plusieurs fois je l'avais entendue fredonner:
C 'est Baptiste Lachapelle Des beaux pays lointains; Il aimait la plus belle... Hélas! cruel destin!
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