Théodore Agrippa d' AUBIGNÉ (1552-1630)
En mieux il tournera l'usage des cinq sens
En mieux il tournera l'usage des cinq sens.
Veut-il suave odeur ? il respire l'encens
Qu'offrit jésus en croix, qui en donnant sa vie
Fut le prêtre, l'autel et le temple et l'hostie.
Faut-il des sons ? le Grec qui jadis s'est vanté
D'avoir ouï les cieux, sur l'Olympe monté,
Serait ravi plus haut quand cieux, orbes et pôles
Servent aux voix des saints de luths et de violes.
Pour le plaisir de voir les yeux n'ont point ailleurs
Vu pareilles beautés ni si vives couleurs.
Le goût, qui fit chercher des viandes étranges,
Aux noces de l'Agneau trouve le goût des anges,
Nos mets délicieux toujours prêts sans apprêts,
L'eau du rocher d'Oreb et le Man toujours frais :
Notre goût, qui à soi est si souvent contraire,
Ne goûtra l'amer doux ni la douceur amère.
Et quel toucher peut être en ce monde estimé
Au prix des doux baisers de ce Fils bien-aimé ?
Ainsi dedans la vie immortelle et seconde
Nous aurons bien les sens que nous eûmes au monde,
Mais, étant d'actes purs, ils seront d'action
Et ne pourront souffrir infirme passion :
Purs en sujets très purs, en Dieu ils iront prendre
Le voir, l'odeur, le goût, le toucher et l'entendre.
Au visage de Dieu seront nos saints plaisirs,
Dans le sein d'Abraham fleuriront nos désirs,
Désirs, parfaits amours, hauts désirs sans absence,
Car les fruits et les fleurs n'y font qu'une naissance.
Chétif, je ne puis plus approcher de mon oeil
L'oeil du ciel ; je ne puis supporter le soleil.
Encor tout ébloui, en raisons je me fonde
Pour de mon âme voir la grande âme du monde,
Savoir ce qu'on ne sait et qu'on ne peut savoir,
Ce que n'a ouï l'oreille et que l'oeil n'a pu voir ;
Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moi s'envole,
Le coeur ravi se tait, ma bouche est sans parole :
Tout meurt, l'âme s'enfuit, et reprenant son lieu
Extatique se pâme au giron de son Dieu.
(v. 1181-1218)