Trop de Cigarettes
Eh! oui, monsieur de Girardin,
Elles ont raison, vos sorties!
Si la France, riant jardin,
Ne produit plus que des orties,
Si l'éclat de son fier soleil
S'efface aujourd'hui sous la brume
Qui voile cet astre vermeil,
C'est parce que l'Empereur fume.
Si notre siècle, Phaéton
Déchevelé, parfois s'égare
Et suit une route en feston,
Oui, c'est la faute du cigare.
Pourtant, sans parti pris banal,
Prenons en main notre lanterne,
Roi de La Liberté (journal),
Et regardons Paris moderne.
Je vois, dans cet âge irrité,
Les penseurs, les ardents apôtres
Du Droit et de la Vérité
S'armer les uns contre les autres,
Et je vois deux frères, jaloux
D'épouvanter les voûtes bleues,
S'entre-manger, comme ces loups
Dont il n'est resté que les queues.
J'entends monsieur de Champagny,
Qui, posant sa main sur sa cuisse
Comme on fait au bain Deligny,
Défend que désormais on puisse
Apprendre à lire à tout enfant
Qui, pendant sa jeunesse errante,
N'aura pas, banquier triomphant,
Gagné cent mille écus de rente!
Un autre, agitant le tison
De la Guerre absurde et stérile,
Au lieu de nous parler raison
Embouche le clairon d'Achille.
Sur nous tous levant un impôt
Conseillé par notre délire,
L'outil de monsieur Chassepot
Remplace la Plume et la Lyre;
Et je vois, ô Dieux indulgents!
Orphée, en ces instants risibles,
Apprivoiser bêtes et gens
A coups de balles explosibles.
Au théâtre, un fou furieux,
Ayant toujours exécré celle
Dont se réjouissaient les cieux,
Dit: O Musique! à sa crécelle.
J'entends, en leurs jeux triomphaux
Dont la folie est singulière,
Les acteurs faire des vers faux
Et vouloir souligner Molière.
Or, voyant que l'on a tout fait
Pour noircir la blancheur du cygne
Et que tout s'arrange en effet
Pour qu'Alceste pleure et s'indigne,
Je pense alors, sous mon tilleul
Songeant à nos peines secrètes,
Que l'Empereur n'est pas le seul
Qui fume trop de cigarettes!