Mes morts
À chaque projet de voyage
Une blessure s’ouvre en moi.
— J’ai trop bien aimé des visages
Pendant des saisons ou des mois !
Semblant choisir une personne
— Aigu comme un chat Siamois
Mon désir fixe s’y cramponne
De ses yeux clairs, phosphorescents.
Et je te prends et je me donne
Et tout redevient innocent :
Deux fauves vivant leur idylle
De cris, puis, âme, vos accents !
Et c’est l’amour qui fait la ville
Déserte, et peuple le désert.
— Allons à Tunis, à Séville ?
À Bagdad, au pôle sud ? — vers
Ce jardin suspendu, miracle,
Ce lit de fleurs sur l’univers !
Seules ensemble, qu’on me bâcle
Ces souvenirs : que libres nus
Nous échappions aux débâcles...
Quels sont ces êtres inconnus
Nous attendant après la houle
Au nouveau monde survenus ?
Quels sont ces mendiants, ces foules ?
— Ah ! tous nos morts sont avec nous !
J’ai le vin triste : rien ne saoûle !
Et seuls à seule et à genoux
Mes morts sont venus me reprendre.
— Où fuir leurs terribles yeux doux ?
Pas de Cythère, il faut descendre
— Il faut se quitter au retour ?
Chez moi plus rien ne me demande
Assez de landes et de « moors »,
De villas et de cimetières —
Pour t’enterrer vivant, amour ?
Et vous, mes ardentes poussières,
Vous tous, mes morts, mes Sans Soucis,
Je vous reviens donc tout entière ?
Ces quais, ces platanes : Passy !
Je vous reconduis à la porte
Du cimetière que voici !
Trop tard pour entrer, mais qu’importe ?
— Ce haut navire attend Paris.
Mon tout dernier amour, ma morte...
Pleurez encor, mes yeux taris !...