IV L’INSURRECTION
Voici ce que disaient les courtisans prophètes (1):
Voyez-la cette ville idolâtre des fêtes!
Comme aux jours décrépits de l’empire romain,
Dans l’ivresse du cirque où son peuple se plonge,
Chaque soir de la vie il s’endort, sans qu’il songe
A ses maîtres du lendemain.
Va, sylphe de boudoir, cueille ton jour frivole;
Au magique Opéra que ton phaéton vole
La nuit, portant au front deux phares allumés;
Vante-nous tes Delta que la cascade arrose,
Tes femmes de satin , de chair blanche et de rose,
Et tes citoyens parfumés.
Sybarite enfantin qu’un pli de rose blesse,
Peigne ce poil menteur que la mode te laisse,
Exhume de l’histoire un costume élégant;
Quitte chez Tortoni ta coupe toujours pleine,
Suis la femme qui passe avec sa douce haleine
Sur le frais boulevard de Gand.
Quel désastre public, si l’or de la Tamise
Enlève Malibran qui leur était promise,
Si l’antique Feydeau s’écroule démoli!
Quel deuil, si la Sontag annonce un léger rhume,
Ou si, quand le jour tombe, une orageuse brume
Eteint les feux de Tivoli!
Ainsi passe leur vie. En ses faubourgs de fange,
Que fait la plèbe vile? Elle boit, elle mange,
Elle exhale sa joie en de cyniques chants;
Ignobles journaliers, grotesques politiques,
On les verrait encor trembler dans leurs boutiques,
Devant le prévôt des marchands.
Ils ne sont plus ces jours où la voix de Camille
Convoquait la révolte au pied de la Bastille;
La rouille a dévoré la pique des faubourgs.
Tout ce peuple abruti dort d’un pénible somme,
Et Santerre aujourd’hui, sans éveiller un homme,
Passerait avec ses tambours.
Et seul qu’aurait-il fait, ce peuple sans audace?
Eût-il senti le feu dans ses veines de glace,
Sans l’ardent Marseillais, sans le hardi Breton?
Il fallait, pour mouvoir cette inerte machine,
Pour trouver un écho dans leur faible poitrine,
Les mugissemens de Danton.
Osons tout, oublions leurs vieux anniversaires,
Déployons sans effroi des rigueurs nécessaires;
Le trône de Saint-Cloud est bâti sur le roc;
D’un brumaire royal faisons naître l’aurore:
Si Paris se levait, il tomberait encore
Devant le canon de Saint-Roch.
Eh bien! ils ont osé.... Quand la lave voisine
S’apprête à secouer Agrigente et Messine,
D’abord la grande mer, par élans convulsifs,
Pousse des flots huileux sur l’algue des récifs;
De bleuâtres vapeurs s’échappent du cratère,
Et la voix d’un volcan gronde au loin sous la terre.
Tel bouillonnait Paris: les travaux et les jeux
S’arrêtent tout-à-coup sur un sol orageux (2);
Un peuple entier, sorti des foyers domestiques,
Ondule en murmurant sur les places publiques,
Et partout, sur les murs du splendide bazar,
De prophétiques mots menacent Balthazar.
Un cri tonne: à ce cri, les fleurs de lis brisées
Tombent en provoquant de sinistres risées (3);
Ce vieil écu de France, orgueilleux écriteau,
Se disperse en éclats, broyé sous le marteau,
Et l’obscur artisan, héroïque Vandale,
Arrache à nos palais l’enseigne féodale.
Voyons! qui vengera la sainte royauté?
Accourez, professeurs de légitimité!
L’heure sonne; au secours des vieilles monarchies!
Arborez le panache à vos tètes blanchies;
Héroïques Lambesc, superbes Besenval (4),
Montrez-vous, c’est l’instant de monter à cheval;
Sortez du Carrousel par les hautes arcades,
Poussez vos fiers chevaux contre nos barricades,
Appelez au soutien du trône et de l’autel
Les enfans de Mechtal et de Guillaume Tell.
Ils sont venus! voyez leur livrée écarlate;
Là, dans leurs pelotons, la fusillade éclate (5);
Ici les hauts lanciers, la javeline en main,
Sur les groupes massifs labourent un chemin,
Et dans les rangs confus surgit auprès du glaive
Le chapeau galonné des licteurs de la Grève (6).
La mort nous enveloppe, entendez-vous nos cris?
Au secours! au secours! défenseurs de Paris!
Venez prendre une part dans nos combats épiques;
Vous qui sortiez jadis avec cent mille piques,
Redoutables faubourgs Saint-Antoine et Marceau,
Du vieil Hôtel-de-Ville envahissez l’arceau;
Saluez en passant l’ombre de la Bastille,
Le canon du dix-août va tonner à la grille,
Reprenez les marteaux qui brisent sur les gonds
Les lourds battans de bronze où veillent les dragons.
Et vous qui prolongez vos lignes parallèles,
Saint-Denis, Saint-Martin, grandes cités jumelles,
Venez, armez vos bras du fer des ateliers.
Tombez de l’Odéon, généreux écoliers,
Quittez vos bancs; payez par votre jeune audace
La grande inscription qu’aucun maître n’efface (7);
Montrez-vous les premiers au front des combattans,
Enfans de Guttemberg opprimés si long-temps!
Gloire à vous, jeunes gens de plaisirs et de fêtes!
Quels bravos sont sortis de nos coeurs de poètes
Quand vous avez paru dans le poudreux chemin,
Sous les habits du luxe, un fusil à la main!
Et vous dont les accens électrisent une âme (8),
Un rôle vous est dû dans ce merveilleux drame,
Artistes citoyens! Amoncelez ici
Les sabres de Corinthe et ceux de Portici;
Fouillez, pour soutenir notre lutte civile,
Tout, jusqu’à l’arsenal du joyeux Vaudeville.
Paris se lève en bloc! Au signal assassin
Tout homme dans son coeur sent vibrer un tocsin;
Eternelle infamie au lâche qui y absente!
Parmi les cris de mort de la foule croissante,
Le bois, le plomb, le fer, les cailloux anguleux
Déchirent en sifflant les uniformes bleus (9);
Débris dévastateurs, armes de la colère,
Qui jaillissent par flots du volcan populaire.
O vengeance! déjà sur le pavé glissant
Nos ennemis français versent le premier sang;
C’est une femme! eh bien! qu’on porte pour enseigne (10)
Aux yeux de tout Paris ce cadavre qui saigne;
Lentement promené devant le drapeau noir,
Qu’il convoque le peuple aux vengeances du soir.
Oh! si la sombre nuit, cette fois trop précoce,
Ne vient pas dans sa course arrêter le colosse,
Son gigantesque pied va broyer dans ses bonds
Ces stupides soldats, seul peuple des Bourbons!
Ah! sur Paris encor qu’un beau soleil demeure;
Qui le croirait! on dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour (11),
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour.
O sublime folie! Hélas! la nuit trop noire
Veut jusqu’au lendemain suspendre la victoire;
Tout finit: le pouvoir, despote caressant,
A ses pâles soutiens compte le prix du sang,
Et le peuple, à regret signant un armistice,
Demande au lendemain son soleil de justice.
Voilà Paris! quelle lugubre teinte (12)
Mêle ses toits avec l’ombre des cieux!
Son triste peuple erre silencieux
En contemplant la grande ville éteinte.
Pourtant c’est l’heure où le gai carrefour
Tressaille au chant des joyeuses folies,
L’heure où le gaz sous les vitres polies
En vifs éclats doit rallumer le jour.
Le lourd pavé se replie en barrière,
Tout carrefour a sa digue de pierre;
Mille Vaubans, ingénieurs nouveaux,
Ont enlacé la formidable chaîne,
Et la solive aux aiguilles de chêne
Qui briseront le poitrail des chevaux.
Partout des chars renversés sur la roue,
Des tilburys nivelés en créneaux,
Des pieux grossiers que le manoeuvre cloue
Au vieux blason qui dore des panneaux,
Aux troncs épais cimentés par la boue.
Au sein des murs Paris a ses remparts;
Vastes débris! le souffle populaire
A renversé, sur les frais boulevards,
Le candélabre au pied triangulaire,
Le frais tilleul et l’orme séculaire,
Qui, s’enlaçant par leurs rameaux épais,
Gissent couchés comme l’épi sur l’aire.
C’est une nuit d’insomnie et d’effroi:
Oh! qui t’a fait ces longues agonies?
Quel dieu cruel te voue aux gémonies?
Est-ce un Vandale, ô Paris?... c’est ton Roi!
Maintenant, à minuit, dans ces lugubres scènes,
Attendons pour fanal les bombes de Vincennes (13);
Ce Roi nous les promet; un Roi tient son serment
Il est beau de mourir dans un embrasement.
Que la cour de Saint-Cloud monte à son capitale
Pour contempler Paris sous l’ardente coupole!
Ils ne l’ont pas osé. Respirons: le jour luit,
Le soleil semble rire à nos travaux de nuit;
Tout le ciel est d’azur. Que la bataille immense
Sur les quais, sur les ponts, sur les toits recommence;
L’homme que notre espoir embrassait en rêvant,
Lafayette a paru comme un drapeau vivant (14);
A ce nom répété sous le canon qui tonne,
Tout Paris sur les ponts se déroule en colonne;
Le quai sonore vibre aux appels du tambour;
En face est l’ennemi: dès la pointe du jour,
Profanant des beaux-arts la solennelle voûte,
Les Suisses ont changé le grand Louvre en redoute;
Masqués par la colonne au gigantesque fût,
Soldats d’un roi chasseur, ils guettent à l’affût
Le vieillard désarmé, qui d’une voix plaintive
Demande un fils tombé sur la sanglante rive.
Paris devant leurs feux plante ses étendards:
Par le pont de Henri, par le palais des arts,
Sous l’ardente mitraille il s’élance, et découvre
L’ombre de Charles-Neuf sur le balcon du Louvre.
Au Louvre, citoyens! À ces cris éclatans (15)
Tout le quai resplendit du feu des combattans;
Les chefs ont désigné ce mur criblé de balles
Ou la victoire étend ses palmes triomphales,
Et docile à leur voix le peuple souverain
Monte au Louvre en brisant ses deux portes d’airain.
Il a fui, l’étranger, et son pas sacrilège
Souille le Muséum que Raphaël protège;
Auguste Muséum! sur tes larges parois,
L’histoire? suspendu les triomphes des rois;
Mais jamais Salvator, le peintre des batailles,
D’un plus noble tableau n’illustra tes murailles.
Quel aspect! sous le ciel de ces rosaces d’or
S’ouvre au peuple vainqueur l’immense corridor;
Hâtez-vous, citoyens, suivez ces galeries,
C’est le pont triomphal qui mène aux Tuileries;
Là-bas, au Carrousel, tous vos frères debout
Pointent sur le château le canon du dix-août;
C’est le Kremlin français, dernière citadelle
Où se pavane encor l’étendard infidèle.
O roi déchu, viens voir combien il est aisé
D’entrer en ton château sans l’ordre de Brézé;
Chaos miraculeux! sublimes saturnales (16)!
Le pauvre des faubourgs commande dans tes salles,
Le soldat décoré de poussière et de sang,
Sur ton fauteuil royal s’intronise en passant.
Honte aux toits de St-Cloud, chasse ton faux prophète;
Il ne t’a pas prédit la sanglante comète,
Ce drapeau que trente ans la Liberté soutint,
Et qui brille au château quand un règne s’éteint.
Paris a triomphé! que nos chants retentissent,
Que nos coeurs, que nos mains, que nos bouches s’unissent!
Quel songe de trois jours! quel peuple! quel réveil!
Notre étendard proscrit reluit sous le soleil;
Tout un peuple affranchi d’une si longue attente
Bat des mains, à l’aspect de l’idole flottante.
France! comment trouver un assez digne prix
Pour acquitter ta dette aux sauveurs de Paris,
Aux jeunes artilleurs transfuges de l’école,
Qui sur nos ponts en feu ressuscitaient Arcole;
À ces forts citoyens dont l’héroïque main
Signa, devant la mort, l’appel du lendemain?
Oh! que sur les frontons, les lambris et les dalles,
Subsiste à tout jamais le stigmate des balles;
Que de profanes mains tremblent de rebâtir
Le mur qui s’écroula teint du sang d’un martyr;
Que les troncs effeuillés des larges promenades,
La poudre qui noircit les hautes colonnades,
Les pavés protecteurs par le temps affermis,
Que tout ait une voix contre nos ennemis!
Qu’un monument de deuil et de gloire s’élève
Au sol purifié de la hideuse Grève,
Au Louvre, aux Innocens, au nouveau Parthénon,
Lieux saints qu’ont désolés le fer et le canon (17)!
Là, dès le premier jour, sur la tombe grossière,
Une pieuse main jette un peu de poussière,
Et des femmes en deuil vont prier à genoux
Sur leurs fils immolés en combattant pour nous.
Oh! sans doute, ce sol de tant de.-pleurs humide,
Touche plus qu’un tombeau qui monte en pyramide;
Mais ces rubans, ces fleurs, éphémère appareil,
Tout va se dessécher sous le premier soleil;
Il faut des monumens élargis sur la base,
Que l’oeil de l’étranger contemple avec extase,
Il faut qu’en traits vengeurs l’historique burin
Cisèle un sarcophage aux quatre angles d’airain;
Afin que dans mille ans quelque roi s’épouvante
S’il voit de son palais cette page vivante,
Ce grand jour où Paris, tricolore géant,
En passant sur le Louvre, y laissa le néant.
Quand l’effort d’un grand peuple a détruit un empire,
Il faut qu’après la lutte il s’arrête et respire:
Dans le calme d’effroi qui succède au canon,
S’il entend près de lui retentir un grand nom,
Un nom de liberté qui rassure et console,
Il fait un piédestal à sa nouvelle idole,
Et vers des jours nouveaux pressé de rajeunir,
Il lui livre d’espoir son douteux avenir.
D’ORLEANS! quand sur nous l’astre des dangers brille,
Il est temps de quitter ton sceptre de famille;
Viens, de tous les. pouvoirs le faisceau se dissout;
Dans les débris royaux ton nom seul est debout;
Ceux même qui, depuis le foudroyant Brumaire,
Rêvaient la République, enivrante chimère,
Assourdis par l’orage après trois jours de deuil,
De ton palais désert interrogeaient le seuil.
Tu parus: aussitôt éteignant sa colère,
Le peuple salua le prince populaire.
Il te connaît; ta vie a fait ses entretiens;
Nos enfans dans leurs jeux ont tutoyé les tiens,
Le peuple est leur menin; sur les bancs des collèges
Il voit Chartre et Nemours s’asseoir sans privilèges;
Il sait que d’Orléans se mêlant au convoi,
Suivit la France en deuil à la tombe de Foy;
Que jamais on ne vit se grouper à ta suite
L’insidieux manteau d’un confesseur jésuite;
Il se souvient surtout, car ces faits éclatans
Electrisent son coeur même après quarante ans,
Que la liberté sainte, à sa première aurore,
Attacha sur ton front un rayon tricolore.
Songe que si le peuple aujourd’hui t’a fait Roi,
Le laurier de Jemmape a répondu de toi;
Qu’il n’a pas reconnu pour signe d’alliance
Ton antique lambel sur les trois lis de France;
De tous les attributs qui parent ta maison,
Ta cocarde à ses yeux est l’unique blason;
En voyant sur ton front sa glorieuse marque,
Ses cris ont salué le citoyen monarque;
Les vainqueurs de Paris, avec cent mille voix,
Comme les premiers Francs t’ont mis sur le pavois,
Consacrant à jamais leur antique maxime:
LE ROI QU’UN PEUPLE NOMME EST LE SEUL LEGITIME.