PONTO
Je dis à mon chien noir: -Viens, Ponto, viens-nous-en!-
Et je vais dans les bois, mis comme un paysan;
Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.
L'hiver, quand la ramée est un écrin de givres,
Ou l'été, quand tout rit, même l'aurore en pleurs,
Quand toute l'herbe n'est qu'un triomphe de fleurs,
Je prends Froissard, Montluc, Tacite, quelque histoire,
Et je marche, effaré des crimes de la gloire.
Hélas! l'horreur partout, même chez les meilleurs!
Toujours l'homme en sa nuit trahi par ses veilleurs!
Toutes les grandes mains, hélas! de sang rougies!
Alexandre ivre et fou, César perdu d'orgies,
Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,
Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint;
Caton de chair humaine engraissant la murène;
Titus crucifiant Jérusalem; Turenne,
Héros, comme Bayard et comme Catinat,
A Nordlingue, bandit dans le Palatinat;
Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge;
Louis Neuf tenaillant les langues d'un fer rouge;
Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.
Que de spectres, ô gloire! autour de ton chevet!
O triste humanité, je fuis dans la nature!
Et, pendant que je dis: -Tout est leurre, imposture,
-Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu!-
Mon chien Ponto me suit. Le chien, c'est la vertu
Qui, ne pouvant se faire homme, s'est faite bête.
Et Ponto me regarde avec son oeil honnête.
Marine-Terrace, mars 1855.