FRATERNITÉ
Je rêve l'équité, la vérité profonde,
L'amour qui veut, l'espoir qui luit, la foi qui fonde,
Et le peuple éclairé plutôt que châtié.
Je rêve la douceur, la bonté, la pitié,
Et le vaste pardon. De là ma solitude.
*
La vieille barbarie humaine a l'habitude
De s'absoudre, et de croire, hélas, que ce qu'on veut,
Prêtre ou juge, on a droit de le faire, et qu'on peut
Ôter sa conscience en mettant une robe.
Elle prend l'équité céleste, elle y dérobe
Ce qui la gêne, y met ce qui lui plaît; biffant
Tout ce qu'on doit au faible, à la femme, à l'enfant,
Elle change le chiffre, elle change la somme,
Et du droit selon Dieu fait la loi selon l'homme.
De là les hommes-dieux, de là les rois-soleils;
De là sur les pavés tant de ruisseaux vermeils;
De là les Laffemas, les Vouglans, les Bâvilles;
De là l'effroi des champs et la terreur des villes,
Les lapidations, les deuils, les cruautés,
Et le front sérieux des sages insultés.
*
Jésus paraît; qui donc s'écrie: Il faut qu'il meure!
C'est le prêtre. Ô douleur! À jamais, à demeure,
Et quoi que nous disions, et quoi que nous songions,
Les euménides sont dans les religions;
Mégère est catholique; Alecton est chrétienne;
Clotho, nonne sanglante, accompagnait l'antienne
D'Arbuez, et l'on entend dans l'église sa voix;
Ces bacchantes du meurtre encourageaient Louvois;
Et les monts étaient pleins du cri de ces ménades
Quand Bossuet poussait Boufflers aux dragonnades.
*
Ne vous figurez pas, si Dieu lui-même accourt,
Que l'antique fureur de l'homme reste court,
Et recule devant la lumière céleste.
Au plus pur vent d'en haut elle mêle sa peste,
Elle mêle sa rage aux plus doux chants d'amour,
S'enfuit avec la nuit, mais rentre avec le jour.
Le progrès le plus vrai, le plus beau, le plus sage,
Le plus juste, subit son monstrueux passage.
L'aube ne peut chasser l'affreux spectre importun.
Cromwell frappe un tyran, Charles; il en reste un,
Cromwell. L'atroce meurt, l'atrocité subsiste.
Le bon sens, souriant et sévère exorciste,
Attaque ce vampire et n'en a pas raison.
Comme une sombre aïeule habitant la maison,
La barbarie a fait de nos coeurs ses repaires,
Et tient les fils après avoir tenu les pères.
L'idéal un jour naît sur l'ancien continent,
Tout un peuple ébloui se lève rayonnant,
Le quatorze juillet jette au vent les bastilles,
Les révolutions, ô Liberté, tes filles,
Se dressent sur les monts et sur les océans,
Et gagnent la bataille énorme des géants,
Toute la terre assiste à la fuite inouïe
Du passé, néant, nuit, larve, ombre évanouie !
L'inepte barbarie attente à ce laurier,
Et perd Torquemada, mais retrouve Carrier.
Elle se trouble peu de toute cette aurore.
La vaste ruche humaine, éveillée et sonore,
S'envole dans l'azur, travaille aux jours meilleurs,
Chante, et fait tous les miels avec toutes les fleurs;
La vieille âme du vieux Caïn, l'antique Haine
Est là, voit notre éden et songe à sa géhenne,
Ne veut pas s'interrompre et ne veut pas finir,
Rattache au vil passé l'éclatant avenir,
Et remplace, s'il manque un chaînon à sa chaîne,
Le père Letellier par le Père Duchêne;
De sorte que Satan peut, avec les maudits,
Rire de notre essai manqué de paradis.
Eh bien, moi, je dis: Non! tu n'es pas en démence,
Mon coeur, pour vouloir l'homme indulgent, bon, immense;
Pour crier: Sois clément! sois clément! sois clément!
Et parce que ta voix n'a pas d'autre enrouement!
*
Tu n'es pas furieux parce que tu souhaites
Plus d'aube au cygne et moins de nuit pour les chouettes;
Parce que tu gémis sur tous les opprimés;
Non, ce n'est pas un fou celui qui dit: Aimez!
Non, ce n'est pas errer et rêver que de croire
Que l'homme ne naît point avec une âme noire,
Que le bon est latent dans le pire, et qu'au fond
Peu de fautes vraiment sont de ceux qui les font.
L'homme est au mal ce qu'est à l'air le baromètre;
Il marque les degrés du froid, sans rien omettre,
Mais sans rien ajouter, et, s'il monte ou descend,
Hélas! la faute en est au vent, ce noir passant.
L'homme est le vain drapeau d'un sinistre édifice;
Tout souffle qui frémit, flotte, serpente, glisse
Et passe, il le subit, et le pardon est dû
À ce haillon vivant dans les cieux éperdu.
Hommes, pardonnez-vous. Ô mes frères, vous êtes
Dans le vent, dans le gouffre obscur, dans les tempêtes;
Pardonnez-vous. Les coeurs saignent, les ans sont courts;
Ah ! donnez-vous les uns aux autres ce secours!
Oui, même quand j'ai fait le mal, quand je trébuche
Et tombe, l'ombre étant la cause de l'embûche,
La nuit faisant l'erreur, l'hiver faisant le froid,
Être absous, pardonné, plaint, aimé, c'est mon droit.
Un jour, je vis passer une femme inconnue.
Cette femme semblait descendre de la nue;
Elle avait sur le dos des ailes, et du miel
Sur sa bouche entr'ouverte, et dans ses yeux le ciel.
À des voyageurs las, à des errants sans nombre,
Elle montrait du doigt une route dans l'ombre,
Et semblait dire: On peut se tromper de chemin.
Son regard faisait grâce à tout le genre humain;
Elle était radieuse et douce; et, derrière elle,
Des monstres attendris venaient, baisant son aile,
Des lions graciés, des tigres repentants,
Nemrod sauvé, Néron en pleurs; et par instants
À force d'être bonne elle paraissait folle.
Et, tombant à genoux, sans dire une parole,
Je l'adorai, croyant deviner qui c'était.
Mais elle,—devant l'ange en vain l'homme se tait,—
Vit ma pensée, et dit: Faut-il qu'on t'avertisse ?
Tu me crois la pitié; fils, je suis la justice.