Ténèbres
I
L'homme est humilié de son lot ; il se croit
Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit ;
L'homme ne trouve pas de sa dignité d'être
Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,
Pareil au boeuf qui mange, au bouc qui s'assouvit,
Poudreux d'un pas qu'il fait, souillé d'un jour qu'il vit,
Fatigué du seul poids de l'heure vaine, esclave
Du lit qui le repose et du bain qui le lave ;
Il s'irrite, il s'indigne ; il se déclare enfin
Avili par la soif, insulté par la faim.
Hélas ! vieillir, trembler comme une feuille d'arbre,
Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,
Après des songes noirs avoir de froids réveils,
Quel sort ! et l'homme pleure.
- Eh, disent les soleils,
Qu'est-ce donc que veut l'homme ? et quelle est sa folie ?
Le joug universel le comprime et le lie ;
Eh bien ? que lui faut-il et de quoi se plaint-il ?
L'être le plus grossier, l'être le plus subtil
Sont courbés comme lui par la force invisible.
Insensé, qui voudrait étreindre l'impossible
Dans les crispations débiles de son poing !
Il ne sait point que l'être est un ; il ne sait point
Que le mystère obscur couvre tout de sa brume ;
Que les vagues de l'ombre ont une affreuse écume
À qui nul front n'échappe, éblouissant ou noir,
Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir
L'éclaboussure énorme et sombre de l'abîme.
Il trouve son destin trop humble et trop infime ;
Il se sent abaissé par ce ciel écrasant,
Eh ! c'est la loi commune, et rien n'en est exempt.
Il hait la cause ; il garde à l'infini rancune ;
Il voudrait être clair, limpide, sans aucune
De ces obscurités qui s'expliquent plus tard,
Que nous nommons énigme et qu'il nomme hasard ;
Il se rêve complet, sans tache, sans problème,
Portant sur son front l'aube ainsi qu'un diadème.
Pur, lumineux, serein, parfait, calme ; il voudrait
Être seul en dehors de l'effrayant secret.
Quoi ! tout ce qui naît, vit, s'allume, se consomme,
Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l'homme !
L'homme serait le but du splendide univers !
Mais que dirait la cendre et que diraient les vers ?
Quoi ! la création aurait pour toute fête
Et pour tout horizon d'avoir l'homme à son faîte !
Dieu serait pour l'atome un piédestal d'orgueil !
Non ! l'homme souffre et rampe ; il est son propre écueil ;
Il tremble et tombe ; il sent peser sur lui sans cesse
Son âme en ignorance et sa chair en bassesse ;
Il est triste le soir et triste le matin ;
Il tâte en vain le cercle où tourne son destin ;
L'astre qu'il porte en lui suit une obscure ellipse ;
La matière le voile et le sommeil l'éclipse ;
Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil ;
C'est que tout a son crêpe et que tout a son deuil !
Eh ! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,
Nous les soleils, les feux du firmament suprême,
Quand l'ombre ouvre l'abîme où nous nous engouffrons :
Avec les sombres nuits, ces immenses affronts ! -