Les Hommes de paix aux hommes de guerres.
- Ô conquérants, guerriers, héros, faiseurs de cendres,
Vous les Nemrods, chasseurs géants, les Alexandres,
Vous qu'on nomme Alaric, Cyrus, Gengis, Timour,
Vous que la mort berça, petits, avec amour,
Et qui, grands, et marchant dans les apothéoses,
Ainsi qu'avril fait naître autour de lui des roses,
Avez fait sous vos pas éclore des tombeaux ;
Vous que l'homme, par vous dévoré, trouve beaux ;
Nous qu'il trouve hideux et qui sommes vos frères,
Nous qui sommes les noirs bénisseurs funéraires,
Les prêtres, nous avons à vous dire ceci.
Écoutez.
Notre gîte auguste fut saisi,
Comme le vôtre, hélas, par la raison humaine ;
Nous avions, comme vous, les peuples pour domaine,
Et nous rôdions sur eux, puissants, l'oeil en arrêt,
Vainqueurs, toute la terre étant notre forêt ;
Et nous disions à Dieu : C'est par nous que tu frappes !
Car vous êtes les rois, mais nous sommes les papes ;
Vous êtes Attila, nous sommes Borgia.
Nous avons la madone et la panagia,
L'idole, comme, vous, vous avez la bataille ;
Princes, nous n'avons pas tout à fait votre taille,
Nous sommes le danger qui se met à genoux,
Vous grondez plus que nous, nous rampons mieux que vous ;
On sent notre velours, pire que votre griffe ;
Nous sommes Anitus, Torquemada, Caïphe.
Une grande tiare est sur nos fronts étroits.
Urbain huit, Sixte quint, Paul trois, Innocent trois,
Gerbert, l'âme livrée aux sombres aventures,
Dicatus, inventant les quatorze tortures,
Judas buvant le sang que Jésus-Christ suait,
La ruse, Loyola, la haine, Bossuet,
L'autodafé, l'effroi, le cachot, la bastille,
C'est nous ; et notre pourpre effrayante pétille
Par moments, et s'allume, et devient flamboiement.
Nous étions, comme vous, des dieux ; mais brusquement
La révolution nous mit des muselières.
La France mania de ses mains familières
Nos gueules, et, mordue et souriant, nous prit,
Fière, et sans même avoir de plaie, étant l'esprit,
Elle nous a jetés dans une basse-fosse,
Moi prêtre, et toi tyran ; elle a déclaré fausse
Ma caverne, la foi, la guerre, ton palais ;
Elle a d'altiers dompteurs, Mirabeau, Rabelais,
Molière, Diderot, Rousseau, Danton, Voltaire.
Maintenant nous voilà, nous qui tenions la terre,
Tenus à notre tour par la France.
Eh bien non !
À travers les barreaux de notre cabanon,
Frères, nous vous crions une bonne nouvelle :
L'orbe du soleil noir revient, et se révèle
Par un blêmissement farouche et triomphant ;
Le passé, pour la terre épouvantable enfant,
Pour nous espoir, râlant d'une voix vengeresse,
Renaît, et ce cadavre en son berceau se dresse.
Son berceau c'est la tombe et son aube est la nuit.
La fleur noire du sombre autel s'épanouit
Pleine d'ombre, et promet le fruit plein de poussière.
Rome fatale vient de lever sa visière,
Dit à l'homme : Tais-toi ! dit à Dieu : Le jour ment !
Et reprend la parole et le rugissement.
Encore un peu de temps, ce qui n'est que l'écorce
Tombera ; le droit mort laissera voir la force ;
Partout le joug, partout Pierre, partout César,
Et l'église tout bas tutoiera le bazar ;
Les trônes reprendront leurs vastes équilibres,
Et les peuples seront esclaves, et nous libres.
À faire le gibet nous emploierons la croix.
Tout redeviendra guerre et vous serez les rois.
Tout redeviendra dogme et nous serons les maîtres.
Vous tyrans, étant chefs, nous bourreaux, étant prêtres,
Nous aurons de nouveau le monde sous nos pieds.
Et la terre verra puissamment copiés
Par des spectres nouveaux tous les anciens fantômes ;
Et nous arrondirons les ténèbres en dômes
Au-dessus du grand temple où nous mettrons l'Erreur
Ayant le pape à droite, à gauche l'empereur.
Dans notre obscurité toute la terre plonge
Par degrés. Et déjà, d'un ongle qui s'allonge,
Par l'âme de l'enfant nous tenons l'avenir.
Chez nous, exterminer fait semblant de bénir ;
La goutte de sang pleut du goupillon terrible ;
Votre hache, ô guerriers, ne vaut pas notre bible ;
Notre foudre est énorme, et votre quantité
De tonnerre est vraiment peu de chose à côté.
La Saint-Barthélemy sonne une sombre cloche ;
Et cette cloche sainte aujourd'hui se rapproche ;
Et cette cloche jette une plus grande voix
Que toute la bataille éparse autour des rois ;
Car c'est derrière nous que le vrai deuil se lève ;
Nous sommes le linceul, vous n'êtes que le glaive ;
Vous pouvez tout au plus sur les hommes marcher,
Nous, nous leur commençons l'enfer par le bûcher.
C'est égal, vous soldats, nous prêtres, tous ensemble
Nous vaincrons ; nous allons tout ravoir. Déjà tremble
La grille qu'on a mise entre le peuple et nous.
Satan en a tiré doucement les verrous.
Nous allons nous ruer sur les âmes sans nombre,
Nous allons ressaisir la terre. -
Ainsi, dans l'ombre,
Pendant que nous rêvons et que nous oublions,
La cage aux tigres parle à la cage aux lions.