La vision de Dante
Dante m'est apparu. Voici ce qu'il m'a dit :
Je dormais sous la pierre où l'homme refroidit.
Je sentais pénétrer, abattu comme l'arbre,
L'oubli dans ma pensée et dans mes os le marbre.
Tout en dormant je crus entendre à mon côté
Une voix qui parlait dans une obscurité,
Et qui disait des mots étranges et funèbres.
Je m'écriai : Qui donc est là dans les ténèbres ?
Et j'ajoutai, frottant mes yeux noirs et pesants :
Combien ai-je dormi ? La voix dit : Cinq cents ans ;
Tu viens de t'éveiller pour finir ton poëme
Dans l'an cinquante-trois du siècle dix-neuvième.
Et je me réveillai tout à fait ; je n'avais
Plus rien autour de moi ; la tombe aux durs chevets
S'était évanouie avec sa voûte sombre,
Et j'étais hors du temps, de la forme et du nombre ;
Debout sans savoir où ni sans savoir sur quoi.
Enfin un peu de jour arriva jusqu'à moi,
Mes prunelles s'étant à l'ombre habituées
Alors je distinguai deux portes de nuées ;
L'une au fond, devant moi ; l'autre en bas, au-dessous
D'un brouillard composé des éléments dissous,
Comme un puits qu'on verrait dans les eaux. La première,
Splendide, semblait faite avec de la lumière ;
C'était un trou de feu dans un nuage d'or ;
Quelqu'un, celui qui parle aux sibylles d'Endor,
Pour construire cet arc, splendide météore,
Avait pris et courbé les rayons de l'aurore ;
Du moins je le pensai, non sans frémissement.
Cette porte, où luisaient l'astre et le diamant,
Brillait au plus profond de l'espace livide
Comme un point lumineux et posait sur le vide ;
On voyait au-dessous le libre éther flotter,
Car nul mont n'eût osé s'offrir pour la porter,
Et, sous les saints piliers de cette arche vivante,
Le Sinaï lui-même eût croulé d'épouvante.
L'autre porte à mes pieds montrait son cintre obscur
Noir comme une fumée, et ridé comme un mur
Vaguement aperçu dans des épaisseurs mornes,
Mêlant ses bords confus aux profondeurs sans bornes,
Espèce d'antre informe en ténèbres construit,
Cratère fait de bronze et couronnant la nuit.
Cette porte semblait la bouche des abîmes.
Songeant à tous les maux qu'ici-bas nous subîmes,
Mon esprit, où la crainte accompagne l'espoir,
Du portail rayonnant allait au porche noir,
Et, me ressouvenant de ce qu'on fait sur terre,
J'entrevis que c'étaient les portes du mystère.
Soudain tout s'éclipsa, brusquement obscurci.