« Les vivants sous le ciel tremblent, souffrent et pleurent ;
« La vertu, la raison et la sagesse meurent ;
« Le crime est consommé.
« L'homme récolte ici ce que là-bas il sème.
« Mastaï, mastaï, Pie appelé neuvième,
« Approche, infortuné !
« Nul ne s'évade. Ici les choses sont connues,
« Les os sont transparents et les âmes sont nues ;
« Ici tout est clartés ;
« L'ombre de l'homme prend la forme de sa vie.
« La justice affamée ici n'est assouvie
« Que de réalités.
« Quand les princes foulaient aux pieds les multitudes,
« Transformaient des pays vivants en solitudes,
« Dressaient les échafauds,
« Et marchaient sur le peuple, affreux, vainqueurs, superbes,
« Comme le moissonneur à grands pas dans les herbes
« Marche avec une faulx ;
« Tandis que l'orphelin pleurait avec la veuve,
« Et que l'humanité gémissait comme un fleuve,
« Et qu'eux étaient joyeux,
« Et qu'ils pillaient le peuple avec leurs économes,
« Tandis que tous ces rois versaient le sang des hommes
« Comme moi l'eau des cieux ;
« Tandis que des couteaux ils aiguisaient les pointes,
« Toi, tu les bénissais ; tu tombais les mains jointes
« À genoux sous un dais,
« Et tu me rendais grâce à moi, souverain maître,
« Ne t'imaginant pas que j'existais, ô prêtre,
« Et que je t'entendais !
« Me voici. Vois ma face ; et sache que j'existe.
« Ô malheureux, regarde en toi-même et sois triste.
« Une main t'a saisi ;
« Comme une vision rappelle-toi le monde ;
« Ceci c'est ma clarté ; le reste est nuit profonde ;
« C'est moi qui suis ici !
« Sache que c'était moi qui t'avais mis au faîte.
« Le jour où, proclamé roi, pontife et prophète,
« Joyeux, tu te courbas,
« Tandis qu'on t'enivrait d'un hymne de victoire,
« Et que tout l'univers te chantait dans ta gloire,
« Je t'ai parlé tout bas ;
« Je t'ai dit : - Mastaï, je te charge des hommes.
« Voici la clef du coffre et le compte des sommes
« Qu'il faudra rendre un jour.
« Sois le gardien sublime et le grand solitaire.
« C'est toi qui veilleras au centre de la terre
« Sur le haut de ma tour,
« Je t'ai dit : - Mastaï, travaille en ma présence,
« Remets de la vertu dans l'âme ou l'innocence
« Lentement se détruit ;
« C'est toi qui verseras de l'huile dans ma lampe,
« Pour qu'en l'esprit de l'homme où le mal parfois rampe
« Il ne soit jamais nuit.
« Je t'ai dit : - Mastaï, chasse Satan, s'il entre.
« Tous les crimes hideux, rôdant hors de leur antre,
« Guettant l'homme éprouvé,
« Te trouveront debout sur leur route, ô pontife,
« Et fermeront leur gueule et baisseront leur griffe
« Devant ton doigt levé.
« Or, le monde t'a vu, toi le saint, toi l'auguste,
« Dire au crime : courage ! et la porte du juste
« A tremblé sur ses gonds.
« Tu louas les bourreaux vainqueurs, toi mon ministre
« Tu pris sur tes genoux, magicien sinistre,
« La tête des dragons.
« Devant le créateur, devant les créatures,
« Tu mis sur les tyrans, tu mis sur les parjures,
« Sur le vol effronté,
« Sur le meurtre ivre et fou qui dans le sang se plonge,
« Tu mis sur cet amas d'horreur et de mensonge
« Mon sceau de vérité.
« Chien du troupeau, tu fus un loup comme les autres !
« Ô rois, ses attentats amnistiaient les vôtres ;
« Si bien, pape romain,
« Qu'aujourd'hui, dans le trouble et dans l'inquiétude,
« Pas un abri lointain, pas une certitude
« Ne reste au genre humain !
« Pure étoile éclairant les vivants dans leurs routes,
« La vérité brillait au fond des sombres voûtes
« Où l'oeil de l'homme atteint,
« Je t'avais, comme Aron et comme Zoroastre,
« Mis si haut que toi seul pouvais souffler sur l'astre ;
« Prêtre, tu l'as éteint !
« J'avais entre tes mains déposé la justice,
« De peur que l'homme n'erre et ne se pervertisse
« Comme au temps de Japhet,
« Des âmes des vivants j'avais fait ton domaine,
« Je t'avais confié la conscience humaine.
« Réponds, qu'en as-tu fait ? »