LA TERRE SOUS LE TROISIEME CESAR
En ce temps-là, le monde était dans la terreur;
Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur;
Hérode roi des juifs gouvernait sous Pilate;
Rome était la nuée où le tonnerre éclate;
Jérusalem était l'âne sous le bâton.
Des proconsuls assis le poing sous le menton,
Vêtus de pourpre, ayant le roi pour satellite,
Remplaçaient au-dessus du peuple israélite
Les pharaons à l'oeil fixe et mystérieux.
Quelques rares autels fumaient sur les hauts lieux,
Mais c'étaient les autels des guèbres, que tolère
Rome ayant trop de dieux pour croire avec colère.
Temps fatals! César roi, tout le reste sujet.
La conquête romaine, immense, submergeait
Les peuples qu'elle avait saisis l'un après l'autre;
Et cette vague épaisse où le soldat se vautre
Grossissait, et, de proche en proche, envahissait
La terre, où les songeurs disaient : Qu'est-ce que c'est?
Cette inondation de Rome était lugubre;
L'empire était partout comme une ombre insalubre;
Il croissait comme un fleuve épars sous des forêts,
Et changeait lentement l'univers en marais.
Les docteurs méditaient sur ce second déluge.
Ayant leurs livres saints pour cime et pour refuge,
Les prêtres, rattachés aux textes, au-dessus
Des hommes débordés dans un gouffre aperçus,
Laissaient couler sous eux ces vastes avalanches,
Pareils à des serpents enroulés dans des branches.
Un peuple commandait, le monde subissait.
Les jaguars, les lions, les ours pris au lacet,
Le tigre redouté même de sa femelle,
Rugissaient sous les pieds de Rome pêle-mêle
Avec les nations dans le même filet.
L'esclavage, à voix basse et dans la nuit, parlait.
L'unique grandeur d'âme était l'insouciance.
La force avait le droit. Qu'était la conscience?
Une reptilité sous un écrasement.
On regardait l'autel en face et le serment,
Et l'on se parjurait, et l'hymne et la huée
Riaient, et l'âme humaine était diminuée.
L'honnête et le néfaste et le mal et le bien
S'effaçaient dans les coeurs; l'homme ne voyait rien
Qu'une noirceur croissante au-dessus de sa tête;
Une lueur de torche illuminait le faîte
De l'univers sur qui marchaient les conquérants;
Les uns étaient petits, les autres étaient grands,
Personne n'était pur, saint, vénérable et juste;
De même que d'Octave avait pu naître Auguste,
De la fange partout sortait l'autorité.
Le destin avait l'air d'un abîme irrité;
L'ombre se résolvait en haine autour de l'âme.
L'or sentait bon. Le sage était celui qui blâme
La vertu, le devoir, la foi, le dévouement;
Le plus voisin du vrai c'était celui qui ment;
La mort régnait avec les licteurs pour ministres;
Le genre humain pendait en deux haillons sinistres,
Comme si Dieu l'avait déchiré de ses mains;
Les hommes d'un côté, de l'autre les romains.