III
Et je vis au-dessus de ma tête un point noir;
Et ce point noir semblait une mouche dans l'ombre.
Dans le profond nadir que la ruine encombre,
Où sans cesse, à jamais, sinistre et se taisant,
Quelque chose de sombre et d'inconnu descend,
Les brouillards indistincts, et gris, fumée énorme,
S'enfonçaient et perdaient lugubrement leur forme,
Pareils à des: chaos l'un sur l'autre écroulés.
Montant toujours, laissant sous mes talons ailés
L'abîme d'en bas, plein de l'ombre inférieure,
Je volai, dans la brume et dans le vent qui pleure,
Vers l'abîme d'en haut, obscur comme un tombeau;
J'approchai de la mouche, et c'était un -corbeau. -
Et ce corbeau disait:,
Ils sont deux! Zoroastre.
L'un est l'esprit de vie, au vol d'aigle, aux yeux d'astre,
Qui rayonne, crée, aime, illumine, construit;
Et l'autre est l'araignée énorme de la nuit.
Ils sont-deux; l'un est l'hymne et l'autre est la huée.
Ils sont deux; le linceul et l'être, la nuée
Et le ciel, la paupière et l'oeil, l'ombre-et le jour,
La haine affreuse, noire, implacable, et l'amour.
Ils sont deux combattants. Le combat, c'est le monde.
L'un, qui mêle à l'azur sa chevelure blonde,
Est l'ange; -il est celui qui, dans le gouffre obscur,
Apporte la clarté, le lys, le-bonheur pur;
Du monstre aux pieds hideux il traverse les voiles;
Sur sa robe frissonne un tremblement d'étoiles;
Il est beau! Semant l'être et. le germe aux limons,
Allumant des blancheurs sur la cime des monts,
Et pénétrant d'un feu mystérieux les choses,
Il vient, et. l'on voit l'aube à. travers ses doigts roses;
Et tout rit; l'herbe est verte et les hommes sont doux.
L'autre surgit a, l'heure où. pleurent à genoux.
Les mères et-les soeurs, Rachel, Hécube, Électre;
Le soir monstrueux fait apparaître le spectre;
Il sort du vaste ennui de l'ombre qui descend;
Il arrête la sève et fait couler le sang;
Le jardin sous ses pieds se change en ossuaire;
De l'horreur infinie il traîne le suaire;
Il sort pour faire faire aux ténèbres le mal;
Morne, en l'être charnel comme en l'être aromal,
Il pénètre; et pendant qu'à l'autre bout du monde,
Abattant les rameaux du crime qu'il émonde,
L'éblouissant Ormus met sur son front vermeil.
Cette tiare d'or qu'on-nomme le soleil,
Lui, sur l'horizon noir, sinistre, à la nuit brune,
Se dresse avec le masque horrible de la lune,
Et, jetant à tout astre un regard de côté,
Rôde, voleur de l'ombre et de l'immensité.
Grâce à lui, l'incendie éclos d'une étincelle,
Le jaguar qui dévore à jamais la gazelle,
La peste, le poison, l'épine, la noirceur,
L'âpre ciguë à qui le serpent dit: ma soeur,
Le feu qui ronge tout, l'eau sur qui tout chavire,
L'avalanche, le roc qui brise le navire,
Le vent qui brise l'arbre, étalent sous le ciel
La vaste impunité du forfait éternel.
Il se penche effrayant sur les dormeurs qui rêvent;
C'est vers lui qu'à travers l'obscurité s'élèvent
L'hymne d'amour du monstre et le feu du bûcher,
Les langues des serpents cherchant à le lécher,
Tous les dos caressants des bêtes qu'il anime,
Et les miaulements énormes de l'abîme.
Il pousse tous les cris de guerre des humains;
Dans leurs combats hideux c'est lui qui bat des mains,
Et qui, lâchant la mort sur les têtes frappées,
Attache cette foudre à l'éclair des épées.
Il marche environné de la meute des maux;
Il heurte aux rochers l'onde et l'homme aux animaux.
Chaque nuit il est près de triompher; il noie
Les cieux; il tend la main, il va saisir la proie,
Le monde; -l'océan frémit, le gouffre bout,
Ses dents claquent de joie, il grince, et tout à coup,
A l'heure où les parsis, les mages et les guèbres
Entendent ce bandit rire dans les ténèbres,
Voilà que de l'abîme un rayon blanc jaillit,
Et que, sur le malade expirant dans son lit,
Sur les mères tordant leurs mains désespérées,
Sur le râle éperdu des lugubres marées,
Sur le juste au tombeau, sur l'esclave au carcan,
Sur l'écueil, sur le bois profond, sur le volcan,
Sur tout cet univers que l'ombre veut proscrire,
L'aurore épanouit son immense soutire!
*
Sous l'univers, hagard, lié d'un triple noeud,
Un être, qui ne sait s'il existe, se meut;
C'est l'idiot; le sombre enchaîné de la cave,
Chaos, s'il est permis de nommer cet esclave.
Stupide, il rêve là, connu des spectres. seuls,
Caché sous tous les plis que font tous les linceuls,
Ébauche par en haut et par en bas décombre,
Mendiant sourdement un peu de jour dans l'ombre,
Sanglottant au hasard, formidable pleûreur,
Il tord ses deux moignons, ignorance et terreur;
Et la pluie éternelle et lugubre l'inonde.
Il rampe dans un trou; fondrière du monde;
Sans yeux, sans pieds, sans voix, mordant et dévoré,
Se heurtant aux parois des gouffres, effaré
D'éclairs pleuvant sur comme sur une cible,
Espèce d'affreux tronc ayant pour gaine horrible
La coque de l'oeuf:noir d'où l'univers sortit
Son crâne sous le poids du néant s'aplatit;
Et l'on voit vaguement tâtonner dans l'informe,
Au fond de l'infini, ce cul-de-jatte énorme.
Il n'entend même pas le bruit que. font en haut
Les deux principes dieux, ébranlant son cachot,
Et leurs trépignements sur sa morne demeure.
Le méchant veut qu'il vive et le bon veut qu'il meure.
Ainsi luttent, hélas!'ces deux égaux puissants;
L'un, roi de l'esprit; l'autre, empoisonneur des sens;-
Les choses à leur souffle expirent ou végetent.
Rien n'est au-dessus d'eux. Ils sont seuls. Ils se jettent
L'hiver et le printemps, l'éclair et le rayon;
Ils sont l'effrayant duel de la création.
Tout est leur guerre; sont dans la flamme, dans l'onde,
Dans la terre où les monts fument, dans l'air qui gronde;
Leurs chocs font tressaillir les firmaments, et font
Trembler les soleils d'or à ce sombre plafond;
Et le nid, dans la mousse, est leur champ de bataille.
L'abîme est entr'ouvert quand Arimane bâille;
Alors l'essaim hagard des hydres se répand.
Les deux colosses, l'un planant, l'autre rampant,
S'étreignent. Où l'on voit deux coeurs qui se haïssent,
Deux dragons qui la nuit l'un vers l'autre se glissent,
Deux forces s'attaquant à grand bruit, deux guerriers
Combattant, deux poignards dont les coups meurtriers
Se croisent, et parfois deux bouches qui se baisent,
Ce sont eux. Noirs assauts qu'aucuns repos n'apaisent!
Jamais de trêve. Ils sont;. et rien n'existe qu'eux.
Les éléments sont-pleins de leurs cris belliqueux.
Et partout où l'on pleure et partout où l'on chante,
Dans l'homme, dans le vent, dans la ronce méchante,
Dans la bête des bois et dans les cieux émus,
L'ombre hurle Arimane et le jour dit Ormus!
Et dans les profondeurs cette lutte s'étale;
Et l'oscillation est heureuse ou fatale,
Et le large roulis nous bere, ou son reflux
N'emporte que clameurs et sanglots superflus,
Et le boa s'enroule au tronc du sycomore,
Jérusalem voit naître à son côté Gomorrhe,
Thèbes lègue un linceul de sables à Memphis,
Nemrod luit, Marc-Aurèle a Commode pour fils,
Ou l'océan sourit, et l'abîme et l'étoile
S'entendent pour sauver une petite voile,
Le bois chante; les nids palpitent, les oiseaux
Réjouissent les fleurs en buvant aux ruisseaux,
La mère, en qui l'orgueil à l'extase se mêle,
Emplit d'elle l'enfant qui presse sa mamelle,
Et l'homme semble un dieu de sagesse vêtu,
Et tout grandit en grâce, en puissance, en vertu,
Ou dans le flot du mal tout naufrage et tout sombre,
Selon que le hasard, roi de la lutte sombre,
Précipite Arimane ou voile Ormus terni,
Et fait pencher, au fond du livide infini,
L'un ou l'autre plateau de la balance énorme.
Arimane aux yeux d'ombre attend qu'Ormus s'endorme;
Ce jour-là, le chaos et le mal le verront
Saisir dans ses bras noirs le ciel au vaste front,
Et, fouillant tout orbite et perçant tous les voiles,
De ce crâne éternel arracher les étoiles;
Ormus, tout en dormant, frémira de terreur;
L'immensité, pareille au boeuf qu'un laboureur
A laissé dans un champ ténébreux, et qui beugle,
O nuit, s'éveillera le lendemain aveugle,
Et, dans l'espace affreux sous la brume enfoui,
L'astre éteint cherchera le monde évanoui!
Et le corbeau rentra dans l'ombre formidable.
L'infini sous mes pieds reflétait l'insondable;
Des lueurs y flottaient comme dans un miroir.