LE PASSAGE DES ÊTRES SOMBRES
Les démons, dont-le chant ressémble à des huées,
Volent dans le tumulte horrible des nuées,
Et jettent, en fuyant à travers l'infini,
Des cris d'amour au mal, surpris d'être béni.
-Chaleur, feu,, clarté, vie, enfantez les désastres!
Nature aux triples.seins, sous ton vêtement d'astres,
Sois bonne mère, et fais deux plis à ton manteau;
Mets un agneau dans l'un, dans l'autre un, louveteau.
Sanglier, deviens porc dans l'herbe où tu te vautres..
Malheurs, engéndrez-vous sans fin les uns les autres.
O bouches des fureùrs et des rugissements,
0 lionne, ô panthère, appelez vos amants!
Boas, vautours, requins, crocodiles, vipères,
Monstres, accomplissez au fond de vos repaires
L'auguste loi de croître et de multiplier.
Verdoie, et remplis-toi d'ombre, ô mancenillier,
Ours, renards, caïmans,. scorpions! ô famille
Du meurtre, du chaos et du néant, fourmille!
Vers de terre, oyez plus nombreux que les fleurs.
Ricanez dans les bois sacrés, merles siffleurs.
Voici le mois de mai, mésanges, tourterelles,
Ramiers, accouplez-vous dans les nids chauds et frêles,
Et, dans le bercement des. arbres murmurants,
Faites avec amour des petits pour les grands.
O prêtres, cachez Dieu. Cachez le soleil, bibles.
Masques, soyez charmants sur des faces horribles.
Asile où le lynx guette, où rôde lé jaguar,
Solitude, ouvre-toi devant l'errante Agar.
L'aile est au moucheron, l'araignée a ses toiles.
Dresse toujours plus haut sous le ciel plein d'étoiles,
Dans l'azur, dans le souffle orageux des typhons,
Au-dessus des étangs et des bourbiers profonds,
Tes branchages d'où sort le miasme insalubre,
Sombre monde ignoré, forêt, vierge lugubre!
Grandissez, passereaux, car l'épervier grandit.
Joie! ô bandit, sois prince! ô prince, sois bandit.
Règne, imposture, et prends le fils après le père.
Réussissez, rois, dieux, peste! Echafaud, prospère!
Ô guerre, ô fratricide, ayez tous les bonheurs
Que peuvent vous donner les tueurs, les seigneurs,
Les bourreaux, les mangeurs d'enfants, les chasseurs d'hommes.
Croîs, Babel! Sybaris, chantez! Aimez, Sodomes!
Ô pourriture, sois heureuse; écroulement,
Travaille; pullulez, corbeaux; et toi, gaîment,
Tourne,-ô meule de grès, et rends la lame aiguë.
Jusquiame, aconit, germez; fleuris, ciguë;
Chante sous les gibets, mandragore; venins
Des joncs vils, des buissons rampants, des arbres nains,
Gonflez-vous, car c'est nous, les inconnus terribles,
Qui, filtrant l'âpre sève à travers d'affreux cribles,
Confiant au printemps l'assassinat, faisons
Votre épaississement formidable, ô poisons!
Nous sommes l'essaim noir qui passe, et qui souhaite
Le cadavre au chacal, la nuit à la chouette,
Un sac d'or à Judas, à Jésus un' baiser.
Nous voulons voir l'eau vive en marais s'apaiser;
Nous aimons ce qui hait; notre bonté procure
Une hache à Caïn qu'enivre une âme obscure.
Enfer, sois vrai; César, sois fort; tigre, sois beau;
Que ta faim soit toujours assouvie, ô tombeau!
Rose, accepte l'argent hideux de la limace;
Que sous toute beauté l'ossement vil grimace.
Tout est faux; de quel crime es-tu née, ô vertu?
Et toi, cendre, réponds, de quel fruit d'or viens-tu?
Car la surface a beau, chair pure ou clarté sainte,
Etre adorable, exquise et fraîche, et si bien peinte
Que les hommes sont pris d'amour en la voyant,
C'est à nous qu'appartient le dessous effrayant.
Abîme! il faut que tout ce qui vit, se hérisse,
Aime, se meut, va, vient, rit ou pleure, périsse;
Car tout est le sépulcre; et l'invisible écueil
Vers lequel le berceau flotte, c'est le cercueil,
Et le nouveau-né blanc et rose est un squelette,
Ô mort, que ta mamelle épouvantable allaite. -
Ainsi parle l'essaim, des démons factieux,
Et tout ce qui commet des crimes sous les cieux,
Les faux prêtres, les rois sanglants, le vent d'orage,
La peste, l'échafaud, la mort, reprend courage.
H. H. 29 août 1872.