À DEUX. ENNEMIS AMIS
Du bord-des mers sans fond qui jamais ne pardonnent,
Du milieu des éclairs ét des vents qui me donnent
Le spectacle effrayant de l'éternel courroux,.
Je vous le crie: Amis! réconciliez-vous.
Vous n'avez pas le droit de ne pas être frères:...
Moi, qui sais les fureurs du sort, les vents contraires,
Les chocs. inattendus, les luttes, sans pitié;
. Je vous dis': Aimez-vous! la solide amitié
Ceint d'un-cercle d'acier l'homme, vase fragile.
Virgile aimait Horace, Horace' aimait Virgile
Au point qu'en cette Rome, où l'oeil va les chercher,
On ne distinguait plus, en voyant se toucher
Leurs' têtes. dans la gloire intime et familière,
D'où venait le laurier et d'où venait.le lierre.
Toi, n'es-tu pas celui qui, songeant, écrivant,
Cerveau monde où sè meut tout un peuple vivant,
T'éclairant à ton gré du -jour que. tu préfères,
Du drame et-.du roman,fais tes deux hémisphères?
Toi, n'es-tu pas celui qui va, monte, descend,
Ne tiens-tu pas ta plume, au vol éblouissant,
Qui touche à tous les temps, qui perce tous les voiles,
Et jette sur Paris un-tourbillon d'étoiles?
Vous êtes deux noms chers qu'au monde nous offrons.
Les acclamations abondent sur vos fronts
Comme sur les palais s'abattent les colombes.
Dieu qui, pour vous créer ouvrit deux grandes tombes,
Pour allumer vos coeurs fit jaillir un éclair
Sur l'un, de Diderot, sur l'autre, de Schiller;
Et maintenant chacun de vous, dans son domaine,
Eclaire un des côtés de la grande âme humaine.
Puisque vous êtes forts, amis, vous êtes doux.
Vous êtes à vous deux la lumière; aimez-vous!
Vos bouches sur les coeurs, sur les foules conquises,
Dévident l'écheveau des paroles exquises;
Liez-vous l'un à l'autre avec ces chaînes d'or.
L'éloquence est richesse et l'amitié trésor.
Le flot s'apaise, ému, dès qu'il voit l'aube luire.
Voyez-vous seulement le temps de vous sourire,
Et vous vous comprendrez; vous le devez, étant
Ceux qui domptent le siècle, en régnant sur l'instant.
Revenons, tout le reste étant deuil ou chimère,
Aux cordialités titaniques d'Homère;
Apprenez à la foule, à qui manquent les dieux,
Et qui, dans son brouillard morne et fastidieux,
S'attriste et ne voit plus d'Olympe qu'où vous êtes,
Ce que c'est que le rire éclatant des poëtes.
Sur le char lumineux soyez le couple ardent.
Oui, vous vous comprendrez, rien qu'en vous regardant.
Si tout se comprenait, tout serait harmonie;
Tout serait gloire, azur, splendeur, joie infinie,
Amour; et le chaos n'est qu'un malentendu.
Dans ma nuit orageuse où je me sens mordu
Tantôt par la vipère et tantôt par l'hyène,
Laissez-moi me débattre avec la sombre haine.
C'est mon destin. Avant que mon front se courbât,
J'ai commencé tout jeune, hélas! ce noir combat.
Jacob lutte avec l'Ange, et je lutte avec l'Ombre.
Ah! je prends pour moi seul les maux, les deuils sans nombre!
Que je sois seul saignant, tous étant radieux!
Votre accord charmera mon coeur gonflé d'adieux,
Mon âme que le sort brise et qui reste entière,
Et peut-être fera couler la larme altière
Qui pend depuis trois ans suspendue à mon cil.
Donnez-moi ce bonheur au fond de mon exil,
Donnez-moi cette joie au fond de ma tempête
De voir que rien ne manque à votre double fête,
De me dire: ils sont 1à dans le rayonnement,
Lui, l'athlète invaincu, lui, le vainqueur charmant!
De m'éblouir de loin, moi l'homme des ténèbres,
De vos enchantements chaque jour plus célèbres,
D'entendre les échos sans cesse vous grandir,
Et, par tous applaudis, vos deux noms s'applaudir!
Aimez-vous pour celui qui tous les deux vous aime.
Aimez-vous! que l'envie ,en devienne plus blême.
Jumeaux, redevenez frères à tous les yeux.
Et montrez.que le jour, superbe,, heureux, joyeux,
N'est pas sourd à la voix qui sort de la nuit sombre,
Montrez que les rayons veulent consoler l'ombre,
Vous quetout couronna, vous à qui tout' sourit,
En mettant vos deux mains dans la main du proscrit.
21 décembre 1854.