CE QUE GEMMA PENSE D'EMMA
Que fait l'orfèvre? Il achève
Quelque anneau mystérieux.
Sa boutique semble un rêve
Qu'emplissent de vagues yeux;
L'opale est une prunelle,
La turquoise est un regard;
La flamme tremble éternelle
Dans l'oeil du rubis hagard.
L'émeraude en sa facette
Cache une ondine au front clair;
La vicomtesse de Cette
Avait les yeux verts de mer.
Le diamant sous son voile
Rêve, des cieux ébloui;
VII, 3 CE QUE GEMMA PENSE D'EMMA 445
Il regarde tant l'étoile
Que l'étoile entre dans lui.
L'ambre est une larme austère;
Le saphir au chaste feu
Est devenu bleu sous terre
Tant il a contemplé Dieu!
Une femme chez l'orfèvre
Entre, sourire éclatant;
Les paroles sur sa lèvre
Battent de l'aile en chantant.
Elle porte un châle à palmes,
Un chapeau rose charmant;
Autour de ses grands yeux calmes
Tout frissonne doucement.
Elle brille et jase, et semble
Lueur, parfum, colibri;
Si belle que le coeur tremble,
S'étonne, et cherche un abri.
Où va-t-elle? d'où sort-elle?
D'où sort l'aube? où va le jour?
Elle est la joie, étincelle
De cette flamme, l'amour.
Le peuple à la vitre admire,
D'un oeil. tendre et transporté,
Les femmes le cachemire
Et les hommes la beauté.
Tous l'appellent fée ou reine,
Astre, ange des cieux venu,
Et se sentent pleins de haine
Pour son amant inconnu.
Elle est blanche, aimable, exquise,
Folle et gaie; et, sans combats,
Toute la foule est conquise;
Chacun soupire tout bas:
Je voudrais être!... -et se nomme
Quelque idéal triomphant.
- Son ami! dit un jeune homme.
- Son mari! dit un enfant.
Qu'est-ce cloné que cette femme?
C'est une femme. Cela,
Quand Dieu fit la première âme,
Naquit et l'ensorcela.
Elle choisit chez l'orfèvre
Tous les beaux joyaux tremblants;
Et l'or semble avoir la fièvre
Entre ses petits doigts blancs.
Elle prend tout, la pirate,
L'aigue, soeur des gouttes d'eau,
Les agates de Surate
Et les émaux du Lido,
Et la parure complète
De sardoine et de béryl;
Elle éclate à' chaque emplette
D'un doux rire puéril.
La perle voit cette belle.
Pourquoi fuir, perle au doux front?
-J'aime mieux la mer, dit-elle;
C'est moins sombre et moins profond.
5 avril 1855.