LES GOURMANDS
À messieurs les gastronomes.
Gourmands, cessez de nous donner
La carte de votre dîner:
Tant de gens qui sont au régime
Ont droit de vous en faire un crime.
Et d'ailleurs à chaque repas
D'étouffer ne tremblez-vous pas?
C'est une mort peu digne qu'on l'admire.
Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;
N'étouffons, n'étouffons que de rire.
La bouche pleine, osez-vous bien
Chanter l'amour, qui vit de rien?
À l'aspect de vos barbes grasses,
D'effroi vous voyez fuir les graces;
Ou, de truffes en vain gonflés,
Près de vos belles vous ronflez.
L'embonpoint même a dû parfois vous nuire.
Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;
N'étouffons, n'étouffons que de rire.
Vous n'exaltez, maîtres gloutons,
Que la gloire des marmitons:
Méprisant l'auteur humble et maigre
Qui mouille un pain bis de vin aigre,
Vous ne trouvez le laurier bon
Que pour la sauce et le jambon;
Chez des français quel étrange délire!
Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;
N'étouffons, n'étouffons que de rire.
Pour goûter à point chaque mets
À table ne causez jamais;
Chassez-en la plaisanterie:
Trop de gens, dans notre patrie,
De ses charmes étaient imbus;
Les bons mots ne sont qu'un abus;
Pourtant, messieurs, permettez-nous d'en dire.
Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;
N'étouffons, n'étouffons que de rire.
Français, dînons pour le dessert:
L'amour y vient, Philis le sert:
Le bouchon part, l'esprit petille;
La décence même y babille,
Et par la gaîté, qui prend feu,
Se laisse coudoyer un peu.
Chantons alors l'aï qui nous inspire.
Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;
N'étouffons, n'étouffons que de rire.