RÉVEILLONS. (28 décembre 1911)
Il doit bien être quatre heures, quatre heures et demie... Je ne sais pas, je
dis cela d'après l'état des fleurs et des femmes, sur les tables... Les fleurs
sont à demi mortes, sans odeur, molles et tièdes au toucher. Les femmes, bien
vivantes, n'enlaidiront pas avant le jour : un bon « fond de teint » assure à
presque toutes, pour la nuit entière, ce rose lumineux, un peu fiévreux, de
certains hortensias. Quelques-unes ont bu, et pâlissent ; quelques autres, trop
embrassées, montrent un bout de nez frotté, rouge, au milieu de leur figure
poudrée...
Le bruit est insoutenable. C'est contre lui que je me défends, machinalement, en
serrant les mâchoires et en fermant les yeux. Un « joyeux réveillon » ne saurait
se priver de crécelles, de tambourins, de trompes, de sifflets et de sirènes...
Oui, je pense qu'il est bien quatre heures et demie, les plastrons des hommes
sont si froissés... On ne mange plus ; on boit encore un peu, parce qu'on crie.
Mais vous ne trouveriez pas, dans cette longue salle embrasée, parmi les deux
cents soupeuses, une femme authentiquement ivre. En regardant bien, je
découvrirais peut-être un calme pochard, bien rempli, et qui ne demande rien à
personne...
L'air est bleu de fumée et de poussière, on suffoque de sécheresse : beaucoup de
femmes toussent sans s'en apercevoir... Là-bas, au fond de la salle, un remous
d'aigrettes, de « paradis » balancés, de paillettes, signale une petite bagarre,
dont les cris et les rires ne percent pas le vacarme général... Je subis les
clameurs, les crécelles et les musiques avec un sentiment presque agréable de
fatigue et d'impuissance, comme au bord de la mer, par un jour de grand vent...
Un coup de trompe dans l'oreille, ou le chatouillement d'un balai de serpentins
m'arrachent une grimace défensive, ou bien je m'éveille et je crie, par
contagion, avec les autres.
Il doit être tard... Les hommes restent assez calmes, sans doute parce que les
femmes s'exaspèrent. J'en vois qui trépignent sur place, debout entre les tables
serrées. Il y en a, assises, qui balancent la tête et les épaules, comme des
bêtes à l'attache. La plupart étouffent un peu dans leurs robes étroites et
imitent avec les coudes, pour se rafraîchir, un gauche battement d'ailes...
Tout près de moi, une jeune diablesse blonde, infatigablement, improvise des
danses de bras, de torse et de croupe. Malgré sa tunique craquée, qui laisse
voir, aux creux du dos, un peu de peau et de linge fin, elle n'est pas
impudique, parce qu'elle sourit d'un air absorbé et semble obéir à une musique
intérieure. Elle vient de s'asseoir enfin, toute humide de sueur, et sa robe
changeante sent l'ombrelle de soie mouillée. Ses amis l'applaudissent ; elle
penche son frais museau et commence à rire, de même qu'elle a dansé, pour elle-
même, pour elle seule, d'un air entendu et mystérieux qui la sépare de nous...
On étouffe. Il pleut des chapeaux de papier gaufré, des pelures de mandarines et
des serpentins. Le bruit augmente. Point de colloque possible, même hurlé ; le
charivari, monotone, manque de précision, de vedettes et de gaieté : il faudrait
ici un « conducteur de réveillon » dûment appointé. L'excès même des lumières,
en haut, en bas, en guirlandes, en chambranles, nous abrutit plus qu'il ne nous
égaie...
Une des heureuses, tenez, c'est cette grosse mémère, là... Elle a fini d'être
jolie, elle a envoyé au diable les corsets à la mode, et son turban à la Mme de
Staël lui va comme un anneau dans le nez... Et comme elle s'essuie bien la
figure avec sa serviette!...
Pour ménager, au milieu de la salle, une place aux danseurs, on nous refoule
encore contre la fenêtre, et les soupeuses, debout à présent, se font, pour les
hommes, familières à la façon des sauvagesses, offrant la nuque, l'épaule nue ;
elles ont une manière barbare de toiser l'inconnu, de se plaquer au mur pour y
attendre l'hommage, ou l'outrage...
Debout aussi, prise entre la table et la fenêtre, je vide à petites gorgées un
reste de champagne tiède. De temps en temps, je presse contre ma joue échauffée
une poignée de fleurs qui ont traîné sur la nappe parmi les cendres de cigares,
et qui sentent le tabac froid... Quelqu'un se démène, là-bas, dans la petite
arène centrale : je vois bondir, par-dessus les panaches et les chapeaux de
papier, une jeune tête de danseur aux cheveux lisses, aux joues frottées de
rose...
Il me semble que je n'aurai jamais le courage de m'en aller d'ici. Il me semble
que rien ne suffit à mouiller ma gorge sèche. J'étouffe... À tâtons, sous le
rideau, ma main trouve et tourne l'espagnolette de la fenêtre : une bouffée
verticale d'air neuf, humide, s'avance comme une lame, portant l'odeur de la
nuit, du buis, des sapins mouillés : un jardin sommeille là, sous la pluie. En
collant mon front contre la vitre noire, je distingue des lauriers luisants, des
pins argentés en quenouilles, et plus loin, le balancement obscur d'un bosquet
nu.
Comme cette image nocturne m'est soudain familière! Est-ce le vin et la fatigue
qui inventent pour moi, à droite, à gauche, dans ce jardinet presque invisible,
la terrasse inclinée et le perron branlant? C'est ainsi, le front aux vitres,
que je cherchais autrefois à surprendre, pendant la nuit de Noël, un jardin
endormi sous sa neige bleuâtre, ou sous la pluie, ou tout blanc de gel sous les
étoiles...
Je ne bouge pas, de peur de dissoudre, derrière moi, le mirage provincial qui
monte de mon passé : un salon fané, où la pendule de marbre blanc marque minuit,
entre deux bouquets de houx. Sur la grande table, on a simplement poussé un peu
de côté les livres à tranche d'or, le jeu de jacquet et la boîte de dominos,
pour faire place au gâteau arrosé de rhum et au vieux frontignan décoloré...
Il y a aussi le thé de Chine, qu'on me permet cette nuit-là, qui me tient
éveillée et le coeur battant vite, jusqu'au jour. Il y a encore la chatte aux
trois couleurs, affairée, miaulant de gourmandise, et que la jolie voix de ma
mère appelle d'un long cri musical :
-Mînne!
Il y a, par terre, un, deux, trois chiens courants, qu'on écrase un peu, comme
des tapis. Il y a, partout, le chaud désordre d'une maison heureuse, livrée aux
enfants et aux bêtes tendres...
Si je me retourne, reverrai-je -le temps d'un regard, le temps d'un battement de
mes cils humides -reverrai-je tout cela?... Une main touche mon épaule, mais je
ne veux pas me retourner... Et cela ne fait rien que quelqu'un me crie dans
l'oreille, avec des rires :
-À quoi qu'tu penses d'ouvrir cette fenêtre pour attraper la crève? Viens, on se
trotte!
... Cela ne fait rien du tout, puisque j'entends tout de même, comme autrefois,
la jeune voix maternelle :
-Beauté!... mon soleil rayonnant!... Mon bijou tout en or! Il est tard, va vite
dormir...