PLUME DE POÉSIES
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 Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.

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James
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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Empty
MessageSujet: Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.   Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Icon_minitimeSam 21 Juil - 0:39

La Nuit.

Par Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762)









Dialogue.

Cidalise, Clitandre.



Cidalise, voyant entrer Clitandre en robe de chambre. Ah, bon dieu! Clitandre,
quoi! C'est vous?

Clitandre. Votre surprise, madame, a de quoi m'étonner; je vous croyois
accoutumée à me voir vous faire ma cour, et je ne comprends pas ce que vous
trouvez de si extraordinaire dans la visite que je vous fais.

Cidalise. C'est que je croyois avoir quelque raison de penser que si vous
vouliez bien veiller aujourd'hui avec quelqu'un, ce ne seroit pas avec moi, et
que, dans les idées que j'avois, votre présence m'a étonnée.

Clitandre. Cérémonie à part, ne produit-elle sur vous que cet effet? Ne vous
embarrassé-je pas plus encore que je ne vous surprends? C'est qu'à la rigueur,
cela seroit possible au moins.

Cidalise. Cette idée vous est nouvelle. Me permettriez-vous de vous demander ce
qui vous la fait naître?

Clitandre. Mon intention n'est point de vous en faire un mystere: mais voudrez-
vous bien me dire aussi pourquoi vous avez été si étonnée de me voir chez vous
ce soir, lorsque tant d'autres fois cela vous a paru si simple?

Cidalise. Il me le paroissoit alors que vous me donnassiez vos momens perdus;
mais je ne vous crois pas aujourd'hui aussi désoeuvré que je vous ai vu l'être
quelquefois.

Clitandre. J'avois sur vous la même idée; et c'est ce qui fait précisément que
je ne suis pas sans quelque sorte d'inquiétude que vous ne trouviez ma visite un
peu déplacée.

Cidalise. Un peu déplacée! J'admire tout à la fois le ménagement de vos termes,
et passez-moi celui-ci, l'extravagance de vos idées. Voudrez-vous bien, au
reste, me faire la grace de me dire pourquoi vous croyez m'incommoder tant
aujourd'hui?

Clitandre. Oui, pourvu qu'à votre tour vous vouliez bien m'apprendre pourquoi ma
présence ici vous cause tant d'étonnement.

Cidalise. Vous serez bientôt satisfait. elle passe dans sa garde-robe, revient,
change de chemise: on la déchausse. Clit. Ah dieu! Quelle jambe!

Cidalise. Oh! Finissez, monsieur, vos éloges ne me font point oublier votre
témérité.

Clitandre. Je ne sais pas si c'est la premiere fois que je la loue; mais ce
qu'il y a de sûr, c'est que ce n'est pas la premiere que je l'admire.

Cidalise. Allez-vous mettre là-bas, ou sortez.

Clitandre. Vous me traitez singuliérement, madame; mais j'obéis. elle se couche,
dit à une de ses femmes de rester: Clitandre s'assied sur un fauteuil auprès du
lit.

Cidalise. Quoi! Réellement, Clitandre, vous n'avez de rendez-vous avec personne?

Clitandre. Quoi! Dans le vrai, je ne vous empêche pas de voir Eraste?

Cidalise. Eraste! Mais en vérité, vous n'y pensez pas, mon pauvre comte.

Clitandre. Et je vous jure, belle marquise, que je ne pense pas plus à aucune
des femmes qui sont chez vous, que vous ne songez à lui.

Cidalise. Quoi! Pas même à Araminte?

Clitandre. Araminte! Ah, parbleu! La plaisanterie est délicieuse! Est-ce parce
que vous avez eu la méchanceté de la prier de venir ici, que vous croyez qu'il
faut que je l'y amuse?

Cidalise. Certes, le tour est fin! C'est-à-dire que vous voudriez me faire
croire que vous ne sçavez pas pourquoi elle est ici?

Clitandre. Oh! Pardonnez-moi: pour les espérances qu'elle y a, je les devine; et
vous le voyez bien au chagrin que j'ai de ce qu'elle y est. Je ne vous comprends
pas! Il faut assurément bien craindre de manquer de monde, pour se charger d'une
pareille espece.

Cidalise. En vérité, Clitandre, voilà une discrétion bien inutile, ou un
persifflage bien ridicule! Vous verrez aussi que c'est moi qui vous ai joué le
mauvais tour de prier Célimene, et que c'est encore ma faute si Belise, Luscinde
et Julie se trouvent chez moi en même tems.

Clitandre. Oh! Pour celles-là, il ne se peut pas qu'ayant chez vous Cléon,
Oronte et Valere, vous pensiez qu'elles y sont pour moi.

Cidalise. Mais je ne jurerois pas que vous fussiez dans l'honneur qu'elles me
font, pour aussi peu que vous le prétendez.

Clitandre. Quelle folie! Il y a plus de huit jours que je suis ici; ils y sont
eux d'avant-hier; elles y sont d'aujourd'hui, et il me paroît à cet arrangement
que vous ne pouvez pas plus les accuser d'être venues pour moi, que vous flatter
de ne les y voir que pour vous.

Cidalise. Vous ne me croyez pas non plus assez imbécille pour m'en flatter.

Clitandre. Vous auriez tort au reste de vous plaindre de Valere, d'Eraste et de
Cléon. Ils sont arrivés deux jours avant les femmes qu'ils y attendoient: ils
sont dans les grandes regles; et je parierois qu'ils n'en font pas autant pour
tout le monde.

Cidalise. Je sens toute la politesse de leur procédé; mais Clitandre, il est
donc bien vrai que ce n'est pas vous qu'elles cherchent ici?

Clitandre. Vous sçavez ce qu'elles font.

Cidalise. En sçais-je plus ce qu'elles voudroient faire?

Clitandre. Ah, madame! Ce n'est pas, permettez moi de vous le dire, sur des
femmes, qui pensent aussi-bien que celles-là, qu'on peut avoir de pareilles
idées.

Cidalise. En vérité, Clitandre, vous devenez bien ridicule! Je ne vous presserai
pas là-dessus, puisque j'ai lieu de croire que vous ne voulez pas l'être; mais
je ne pardonnerai jamais à Eraste d'être venu me gâter un souper qui devoit être
si délicieux.

Clitandre. Il ne me paroît pas extraordinaire que vous l'y aiez trouvé de trop:
mais je vous avoue que je ne vois pas pourquoi, s'il n'y eût pas été, ce souper
auroit été si agréable pour vous?

Cidalise. Quoi! Vous ne sentez pas ce que votre embarras, au milieu de quatre
femmes que vous avez eues, et qui, sans doute, conservent encore des prétentions
sur vous, auroit eu de réjouissant pour moi?

Clitandre. Il y auroit à moi de la sottise à vous soutenir que je n'ai eu aucune
d'elles; mais il y auroit assurément plus que de l'indiscrétion à dire que je
les eues toutes. D'ailleurs, en supposant qu'elles m'aient toutes honoré de
quelque bonté, qu'est-ce que cela importe aujourd'hui à elles, et à moi? Comment
voulez-vous qu'avec ce qu'on a à faire dans le monde, des gens, que le hasard,
le caprice, des circonstances ont unis quelques momens, se souviennent de ce qui
les a intéressés si peu? Ce que je vous dis, au reste, est si vrai, que soupant
il y a quelque tems avec une femme, je ne me la rappellois en aucune façon, et
que je l'aurois quittée comme m'étant inconnue, si elle ne m'eût pas fait
souvenir que nous nous étions autrefois fort tendrement aimés.

Cidalise. Je m'étonne que ce soit elle qui vous ait reconnu. L'on prétend que
nous oublions beaucoup plus que les hommes ces sortes d'aventures.

Clitandre. Je sais qu'on vous en accuse; mais il m'a paru qu'à cet égard le
manque de mémoire est égal dans les deux sexes.

Cidalise. Il est cependant plus singulier dans une femme que dans un homme.

Clitandre. Je crois, tout préjugé à part, que cela doit beaucoup dépendre du
plus ou du moins que vous avez à sacrifier. Si, par le plus grand hasard du
monde, il se trouvoit qu'une femme n'eût pas plus de sacrifices à faire que
nous-mêmes, je ne vois pas à propos de quoi l'on voudroit qu'elle se rappellât
de certaines choses plus que nous. Il n'est cependant pas aussi commun qu'on
l'imagine peut-être, que deux personnes, qui ont vécu un peu amicalement l'une
avec l'autre, quelque courte qu'ait été leur liaison, quelque peu de sentiment
même qu'elles y aient mis, s'en souviennent si peu; mais en même tems je ne
crois pas qu'un oubli total de ces choses-là soit absolument sans exemple.

Cidalise. Pour moi, j'aime à penser que cela n'est pas possible. Vous vous
souvenez de Célimene, n'est-ce pas?

Clitandre. Cela est fort différent. Notre affaire a été longue, et je l'ai trop
tendrement aimée pour avoir pu l'oublier à ce point.

Cidalise. Si vous dites vrai, elle est bien heureuse!

Clitandre. J'en doute, puisque je ne m'en souviens que pour la mépriser au-delà
de tout ce que je pourrois dire.

Cidalise. Cruel! J'ai pourtant à vous parler de sa part.

Clitandre. De sa part! à moi! Après tout, rien ne m'étonne d'elle.

Cidalise. Elle prétend que vous lui faites les injustices du monde les plus
criantes, et que vous vous obstinez à la condamner sans l'entendre.

Clitandre. Vous sçavez mon histoire comme moi-même, madame, et puisque vous ne
me trouvez aucun tort, vous voudrez bien que je m'inquiete peu de tous ceux dont
elle me charge. Je ne pourrois même m'empêcher d'être surpris que sçachant à
quel point vous la connoissez, elle eût osé vous prier de me parler pour elle,
si Eraste, qui a eu pour vous et devant moi, les plus condamnables procédés, ne
m'avoit pas prié aussi de vous parler pour lui.

Cidalise. Sérieusement, Clitandre, il vous en a parlé?

Clitandre. Oui, madame, et avec une vivacité dont vous auriez sans doute été
contente, si vous en aviez été témoin.

Cidalise. Oh! Très-contente! Cela n'est pas douteux! Et selon toute apparence,
il me charge de tous les torts de notre rupture?

Clitandre. Il est naturel qu'il vous en donne quelques-uns; cependant, à ceux
qu'il a lui-même, je le trouve assez modéré sur cet article; et à votre humeur
près, que vous masquez, dit-il, sous le nom de délicatesse pour pouvoir vous y
livrer avec moins de scrupule, il dit que vous êtes assez bonne femme, et que
vous ne manquez absolument pas de principes.

Cidalise. L'insolent! Je ne dirai sûrement pas de lui la même chose: mais
n'avez-vous pas été confondu de l'air léger dont il est venu s'établir ici?

Clitandre. Il est vrai que son apparition m'a un peu surpris. Ce n'est pourtant
pas que j'aie cru qu'il vînt ici sans être sûr que vous ne le trouveriez pas
mauvais; c'est le moindre des égards que l'on doit à une femme comme vous.

Cidalise. De mon aveu! Pouvez-vous le croire? Sept ou huit jours avant mon
départ, je soupois avec lui chez la petite comtesse. Il y fut question du séjour
que je comptois faire ici; il eut l'audace de me dire qu'il viendroit m'y faire
sa cour. Comme je sçais qu'il a des projets sur cette pauvre petite femme, et
que jusques à présent elle n'entre pas dans ses vues, je crus que pour la
déterminer, il vouloit lui donner de la jalousie, et qu'il me faisoit l'honneur
de croire que j'ai de quoi l'alarmer; mais j'avois reçu si froidement sa
politesse, que je vous avoue que je me flattois qu'il n'oseroit pas venir dans
un lieu où il doit être vu avec moins de plaisir que personne, et que rien ne
peut égaler la surprise que j'ai eue en l'y voyant arriver. Aussi l'ai-je traité
comme vous avez fait Araminte, à qui il me semble que vous en voulez encore plus
qu'à Célimene même.

Clitandre. Ma foi! En cas, comme je vous en soupçonne, que ce soit pour vous
procurer quelques scenes agréables que vous avez voulu avoir cette femme, il
faut convenir que vous avez bien réussi, et que le souper a été d'une gaieté
merveilleuse.

Cidalise. Je ne crois pas de mes jours en avoir fait un plus embarrassant et
plus triste. Vous, entre deux femmes de qui les prétentions vous gênoient, (car
vous ne pouvez pas disconvenir qu'il n'y en eût au moins deux qui en avoient sur
vous.) moi, en face d'Eraste, impatientée, plus que je ne puis l'exprimer, de
ses prétentions, de ses regards et de ses propos; non! En vérité! J'ai cru que
j'en mourrois d'ennui et de fureur!

Clitandre. On en meurt à moins tous les jours, et je n'étois pas, je vous jure,
plus à mon aise que vous.

Cidalise. Pour votre sécheresse avec Célimene, je n'en ai pas été bien surprise;
mais à l'égard d'Araminte que vous avez...

Clitandre. Moi! J'ai Araminte! Voilà bien la plus abominable calomnie?

Cidalise. Mon dieu! Ne vous fâchez pas tant contre moi! Est-ce ma faute, si le
public vous la donne?

Clitandre. Le public! Le public, avec sa permission, feroit mieux de la garder,
que de me la donner comme il fait. Il est encore plaisant le public!

Cidalise. Clitandre! Vous n'êtes pas de bonne foi!

Clitandre. lui répond fort bas. il est sûr que si vous continuez à me parler de
ce ton-là, il ne me sera pas aisé de vous entendre.

Cidalise. La belle fantaisie! à propos de quoi donc cet air de mystere?

Clitandre. toujours fort bas. eh! Justine?

Cidalise. Eh bien! Que vous fait-elle?

Clitandre. Oh! Rien! C'est seulement que je n'ai pas déterminé de la mettre dans
la confidence, et que je ne puis, tant qu'elle restera dans votre chambre,
m'expliquer librement sur certains articles.

Cidalise. Je ne vois pas pourquoi vous voulez l'en bannir aujourd'hui: tous ces
jours derniers elle ne vous y a point paru de trop.

Clitandre. Cela se peut; mais en le supposant comme vous, je n'avois pas les
mêmes choses à vous dire. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais il me semble
que si vous vouliez bien que nous fussions seuls, cela n'en seroit que mieux.

Cidalise. Voilà une singuliere idée! Justine est une petite fille fort sûre.

Clitandre. Je n'attaque point sa discrétion, et je ne doute point que vos
secrets ne soient fort bien entre ses mains; mais vous ne devez pas trouver
extraordinaire que je ne veuille mettre les miens qu'entre les vôtres.

Cidalise. Elle dort, et sûrement elle ne vous entend pas.

Clitandre. Elle peut le feindre, et m'entendre: enfin, madame, qu'elle soit ou
non endormie, sa présence m'inquiete et me gêne. Ou permettez-moi de me taire
sur ce que vous me demandez, ou consentez que nous soyons seuls.

Cidalise. Seuls!... mais pourquoi?... en vérité! Cela est ridicule! Non, toutes
réflexions faites, je n'y consentirai jamais.

Clitandre. Comme il vous plaira, au reste; mais je vous avoue que j'ai peine à
comprendre votre répugnance sur une chose si simple, qui me paroît tirer si peu
à conséquence pour vous, et qui m'est à moi si nécessaire.

Cidalise. d'un ton piqué. enfin, il faut donc faire ce qui vous plaît; mais
assurément vous me ménagez peu! Justine, Justine! Voyez comme elle ne dormoit
pas! Justine! Vous pouvez vous coucher. Just. à quelle heure, madame veut-elle
qu'on entre demain?

Cidalise. embarrassée. mais voilà une singuliere question! à l'heure ordinaire,
apparemment? Just. On attendra que madame sonne. elle sort. Cid. Eh bien!
Monsieur, vous venez de l'entendre! Elle vient de me tenir un joli propos! Voilà
pourtant à quoi vous m'exposez!

Clitandre. Mais, madame, daignez donc vous mettre à ma place.

Cidalise. Mettez-vous vous-même à la mienne, monsieur. Croyez-vous de bonne foi
qu'elle sorte de ma chambre sans la plus forte persuasion qu'elle nous y gênoit
beaucoup; que nous sommes arrangés, et que ceci, qui n'est bien assurément
qu'une chose de hasard à laquelle nous n'avons pensé ni vous ni moi, ne soit un
rendez-vous très-décidé?

Clitandre. Elle a donc l'esprit bien mal fait, votre Justine!

Cidalise. d'un ton un peu brusque. elle l'a comme tous les gens de son espece;
cela ne suffit-il pas? Vous-même, que penseriez-vous si vous appreniez demain
qu'un des hommes qui sont ici, a passé la plus grande partie de la nuit dans ma
chambre? Auriez-vous la bonté de croire qu'il ne l'auroit employée qu'à me
raconter des histoires?

Clitandre. Il est certain que je vous croirois pour cela quelque raison
particuliere; mais Justine, qui est votre confidente, et qui sçait qu'il n'y a
rien entre vous et moi, ne doit pas penser là-dessus comme je pourrois faire.
Eh! Plût au ciel qu'elle pût me croire l'homme du monde le plus heureux, et que
je le fusse autant qu'elle me feroit l'honneur de le croire!

Cidalise. Son absence vous a rendu bien galant!

Clitandre. Non, mais il est assez simple qu'elle m'ait rendu plus libre. Si je
n'avois dû rien gagner à son départ, que m'auroit fait qu'elle fût partie?

Cidalise. d'un ton fort sérieux et d'un air un peu alarmé. au moins, monsieur...

Clitandre. Eh! Madame, vous me connoissez. D'ailleurs que gagnerois-je à vous
manquer, quand vous ne m'accorderiez rien de tout ce que je pourrois vous
demander, ou que je vous offenserois, si je voulois tenter quelque chose?

Cidalise. Au vrai, Clitandre, vous n'aimez donc pas Araminte! Clitandre hausse
les épaules. mais pourtant vous l'avez eue.

Clitandre. Ah! C'est autre chose.

Cidalise. En effet, on dit qu'aujourd'hui cela fait une différence.

Clitandre. Et je crois de plus que ce n'est pas d'aujourd'hui que cela en fait
une.

Cidalise. Vous m'étonnez. Je croyois que c'étoit une obligation que l'on avoit à
la philosophie moderne.

Clitandre. Je croirois bien aussi qu'en cela, comme en beaucoup d'autres choses,
elle a rectifié nos idées; mais qu'elle nous a plus appris à connoître les
motifs de nos actions, et à ne plus croire que nous agissons au hasard, qu'elle
ne les a déterminées. Avant, par exemple, que nous sçussions raisonner si bien,
nous faisions sûrement tout ce que nous faisons aujourd'hui; mais nous le
faisions, entraînés par le torrent, sans connoissance de cause, et avec cette
timidité que donnent les préjugés. Nous n'étions pas plus estimables
qu'aujourd'hui; mais nous voulions le paroître, et il ne se pouvoit pas qu'une
prétention si absurde ne gênât beaucoup les plaisirs. Enfin, nous avons eu le
bonheur d'arriver au vrai: eh! Que n'en résulte-t-il pas pour nous? Jamais les
femmes n'ont mis moins de grimaces dans la société; jamais l'on n'a moins
affecté la vertu. On se plaît, on se prend. S'ennuie-t-on l'un avec l'autre? On
se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l'on s'est pris. Revient-on à se
plaire? On se reprend avec autant de vivacité que si c'étoit la premiere fois
qu'on s'engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il
est vrai que l'amour n'est entré pour rien dans tout cela; mais l'amour,
qu'étoit-il, qu'un desir que l'on se plaisoit à s'exagérer, un mouvement des
sens, dont il avoit plû à la vanité des hommes de faire une vertu? On sçait
aujourd'hui que le goût seul existe; et si l'on se dit encore qu'on s'aime,
c'est bien moins parce qu'on le croit, que parce que c'est une façon plus polie
de se demander réciproquement ce dont on sent qu'on a besoin. Comme on s'est
pris sans s'aimer, on se sépare sans se haïr, et l'on retire du moins du foible
goût que l'on s'est mutuellement inspiré, l'avantage d'être toujours prêts à
s'obliger. L'inconstance imprévue d'un amant accable-t-elle une femme? à peine
lui laisse-t-on le tems de la sentir. Des raisons de bienséance ou d'intérêt ne
lui permettent-elles pas de quitter un amant ennuyeux, ou qui a cessé de
paroître aimable? Tous ses amis se rélaient pour l'étourdir sur le malheur de sa
situation. Lui prend-t-il un caprice? Dans la minute il est satisfait. Sommes-
nous dans tous les cas dont je viens de faire l'énumération? Nous trouvons les
mêmes ressources dans la reconnoissance des femmes avec qui nous avons un peu
intimément vécu; et je crois, à tout prendre, qu'il y a bien de la sagesse à
sacrifier à tant de plaisirs quelques vieux préjugés qui rapportent assez peu
d'estime, et beaucoup d'ennui à ceux qui en font encore la regle de leur
conduite.

Cidalise. Assurément, si vous croyez tout ce que vous venez de me dire, vous
avez jusques à présent agi bien peu d'après vos maximes, vous qui n'êtes pas
encore consolé de l'inconstance de Célimene, et qui l'avez si tendrement aimée.

Clitandre. Je l'ai adorée, j'en conviens! Mais peut-être aussi est-ce moins ma
façon de penser que je viens de vous peindre, que celle qu'il semble que
quelques personnes ont aujourd'hui.

Cidalise. Ah! Quelques chagrins que la vôtre vous ait procurés, n'en changez
pas. Il est possible, croyez-m'en, que vous rencontriez une femme plus digne de
vos sentimens que ne l'a été Célimene; et vous auriez trop à vous reprocher, si
vous cherchiez à vous venger sur une maitresse estimable, des affreux procédés
de celle-là.

Clitandre. Ce n'est pas non plus mon intention, et si vous connoissiez celle que
mon coeur desire, vous ne me soupçonneriez pas d'une idée aussi injuste qu'elle
seroit barbare.

Cidalise. Vous n'aimez donc plus du tout Célimene?

Clitandre. Non, je vous le jure; mais en revanche, je ne connois personne qui
m'inspire un si souverain mépris.

Cidalise. Prenez-y garde, Clitandre. Vous croyez la haïr, et quand on hait
encore ce qu'on a tendrement aimé, il s'en faut beaucoup que le coeur soit
guéri.

Clitandre. Je l'ai haïe sans doute, et avec une violence qu'il me seroit
difficile de vous exprimer: mais il ne me reste plus à présent pour elle que ce
mépris froid et paisible dont personne ne pourroit se dispenser de l'honorer si
tout le monde sçavoit, comme moi, combien elle en mérite; ce mépris enfin que
vous, qui la connoissez si bien, avez pour elle.

Cidalise. Seroit-ce Araminte qui l'auroit si absolument bannie de votre coeur?
J'aurois peine à le croire, et je vous avoue que j'en serois fâchée.

Clitandre. Araminte! Mais de bonne foi cela peut-il se supposer! Pensez donc du
moins une femme que l'on puisse aimer un peu.

Cidalise. Mais que vient-elle donc faire ici!

Clitandre. Je crois que je m'en doute; mais cela ne dit pas que je l'aime.

Cidalise. Pourquoi aussi ne vous sentant point en disposition de la traiter
mieux, ne l'avez-vous pas laissée à Paris? Car, toute plaisanterie à part, c'est
sans que je l'aie en aucune façon priée; et même sans qu'elle m'ait pressentie,
qu'elle est venue s'établir chez moi; et je vous le dis naturellement, elle me
feroit plaisir de s'en retourner.

Clitandre. Et à moi aussi, je vous le proteste. Je vous assure de plus, que si
elle ne s'en va pas, c'est que je m'en irai, moi.

Cidalise. Non, Clitandre, elle restera, et vous ne vous en irez pas.

Clitandre. En vérité! Madame, il est aussi trop singulier que vous croyiez que
l'on puisse rester dans un lieu où l'on a le malheur de trouver une Araminte,
sur-tout quand elle s'avise d'y être tendre.

Cidalise. Oh çà! Comte, je suis votre amie, et je crois que vous ne doutez pas
de ma discrétion. Puisque le hasard de la conversation nous a portés sur elle,
ouvrez-moi votre coeur, et ne me cachez rien de ce qui s'est passé entre elle et
vous. il rêve. ah! Je vous en prie; au fonds, après être convenu avec moi de
l'avoir eue, doit-il tant vous en coûter pour me dire comment elle s'est engagée
avec vous?

Clitandre. Vous avez raison, et je sens bien que je ne devrois pas vous refuser
ce que vous me demandez; mais ce sont des choses sur lesquelles, soit principe,
soit préjugé, je ne parle pas volontiers. Ce n'est pas que je ne sçache qu'elle
mérite peu de ménagemens, et que mille autres pourroient dire d'elle ce qu'elle
m'a mis à portée d'en sçavoir, cependant...

Cidalise. Le beau scrupule! Vous l'avez eue, je le sçais; que vous reste-t-il à
m'apprendre que des détails?

Clitandre. Cela est vrai, et c'est à cause de cela précisément que je ne conçois
pas votre curiosité. Ces sortes d'aventures sont si peu variées, que qui en
sçait une, en sçait mille. Au reste, puisque vous le voulez, je ne vous cacherai
rien.

Cidalise. Avant tout, ouvrez un peu plus ce rideau; je ne vois pas.

Clitandre. J'étois allé, au commencement de l'été, à la campagne chez Julie. Il
y avoit beaucoup de monde, Araminte entre autres, que personne ne desire, et qui
se prie par-tout. Je commençois à perdre beaucoup de la douleur que
l'inconstance de Célimene m'avoit causée, et de jour en jour ma liberté me
devenoit plus à charge. Je brûlois de me rengager, et si vous me permettez de
vous le dire, mon coeur, qu'à votre entrée dans le monde, vous aviez assez
vivement blessé, reprenoit pour vous ses premiers penchans; mais vous aimiez
encore Eraste. Je me représentai fortement l'inutilité de mes voeux. La
certitude de ne pas réussir, et la crainte de vous ennuyer et de vous déplaire
en vous poursuivant avec cette opiniâtreté fatigante, que nous croyons nous
devoir quand une fois nous avons expliqué nos desirs, m'obligerent à garder le
silence.

Cidalise. Vous fîtes fort bien. J'aimois en effet Eraste avec la plus grande
vivacité; et sûrement vous n'auriez pas eu à vous louer du succès.

Clitandre. J'avois aussi quelques raisons de croire que quand même vous auriez
été libre, vous ne m'en auriez pas rendu plus heureux. Quoi qu'il en soit, je
n'imaginai même pas de vous informer des perfidies qu'il vous faisoit tous les
jours. J'étois sûr que cette confidence ne feroit que vous tourmenter, et toutes
réflexions faites, je crus devoir me taire, et sur mes desirs, et sur ses
infidélités.

Cidalise. L'ingrat! Que je l'aimois! Croiriez-vous bien que depuis qu'il m'a
forcée de rompre avec lui, il n'y a que bien peu de tems que je me sens pour lui
cette indifférence profonde qu'il n'est plus possible de surmonter?

Clitandre. En ce cas, il est donc bien sot de n'avoir pas avancé son voyage; car
à ne vous rien cacher de ses idées, il n'est venu ici que pour se racommoder
avec vous, et il en a l'espérance.

Cidalise. Ce n'est en lui qu'un ridicule de plus; mais j'avoue que je voudrois
qu'il fût devenu sincérement amoureux de moi.

Clitandre. Ah! Qu'il entre encore d'amour dans ce desir!

Cidalise. Je conviens que l'on pourroit le soupçonner; mais je vous donne ma
parole d'honneur que c'est sans aucune idée, que je doive me reprocher, que je
le forme.

Clitandre. à vous parler franchement, j'ai tant de peine à croire que vous
l'aimiez, que je croirai bien aisément que vous ne l'aimez plus. Mais puisque
nous en sommes sur ce chapitre, dites-moi, je vous prie, comment un petit homme
si mauvais plaisant, si peu fait pour plaire, d'une si misérable santé...

Cidalise. Ah! Clitandre, me feriez-vous l'injure de croire que j'aie pu faire
quelque attention à ce dernier article?

Clitandre. Non, assurément! Mais c'est qu'un amant malade, pour ainsi dire, de
profession, est, à ce que je crois, toujours moins amusant qu'un autre. Vous
conviendrez du moins que si ce n'est pas une raison de rejetter un homme, ce
n'en est pas non plus une de le prendre.

Cidalise. Aussi ne fut-ce pas ce qui me détermina en sa faveur. Grand dieu! Que
l'amour est un sentiment bizarre! Quand je vois aujourd'hui ce même objet qui,
il n'y a encore que si peu de tems, avoit sur moi tant de pouvoir; lorsque je
juge de sang-froid cet homme qui a été si dangereux pour mon coeur, j'avoue que
j'ai peine à comprendre qu'il ait pu me tourner si violemment la tête, et que
j'en sens contre moi-même la plus forte indignation.

Clitandre. Vous êtes donc bien sûre que vous ne renouerez pas avec lui?

Cidalise. Quelle idée! Dans le tems même que je mourois de douleur de l'avoir
perdu, il a tenté vainement de me ramener à lui, et les dispositions, où je me
trouve ne me permettent pas de craindre qu'il puisse à présent ce qu'alors il ne
put pas.

Clitandre. avec inquiétude. est-ce que vous penseriez à en prendre un autre?

Cidalise. Non, je vous le jure; mais s'il étoit vrai que j'aimasse, je me flatte
que je sçaurois triompher de mon amour, et le laisser même ignorer à celui qui
en seroit l'objet. Clid. Cruelle! Pouvez-vous former de pareils projets!

Cidalise. Eh! Que vous importe que... mais reprenez votre histoire.

Clitandre. Croyez-vous que je n'eusse rien de plus intéressant à vous dire?

Cidalise. Je ne sçais; mais vous ne pouvez me dire rien qui me fasse autant de
plaisir.

Clitandre. Ce que vous me dites est assez peu poli; mais vous affligez plus mon
coeur, que vous ne mortifiez mon amour-propre.

Cidalise. Finissez donc! Attendrai-je éternellement? Vous êtes insupportable!

Clitandre. Eh bien! Araminte, en me voyant, me destina (...) au glorieux emploi
de l'amuser. Vous sçavez avec quelle promptitude elle fait connoissance, vous
connoissez son indécente familiarité et ses agaceries, mille fois plus
indécentes encore. Nous sommes libertins: je n'avois rien dans le coeur pour me
défendre d'elle. Elle ne me toucha point, mais elle me tenta. Je lui parlai sur
le ton qui convenoit également à son caractere et à la sorte d'impression
qu'elle faisoit sur moi. Loin de s'en offenser, les desirs les moins flatteurs
pour elle, et les moins tendrement exprimés, lui parurent une passion violente
qu'elle ne pouvoit récompenser trop tôt. La façon vive, et assez peu honnête
dont je lui exposai mes intentions, acheva de me concilier son estime. Je lui
dis des choses très-libres; elle les prit pour des galanteries. Je ne voulois
pas, comme vous le croyez bien, d'affaire en regle avec elle; mais je la jugeois
bonne pour une passade, et je résolus de m'en amuser tant qu'elle resteroit chez
Julie. En revenant de la promenade, le hasard nous fit passer par un petit
bosquet assez obscur. Par le même hasard, nous nous étions insensiblement
séparés de la compagnie. Je trouvai, et le lieu très-propre à prendre avec elle
les plus grandes libertés, et elle si disposée à me les souffrir, que je ne
sçais comment elle eut la force de ne m'en pas remercier. En me priant le plus
poliment du monde de finir, elle me laissoit continuer avec une patience
admirable. Cependant une foiblesse lui prit, et ce que je me reprocherai
toujours, j'eus l'indignité d'abuser de l'état où je l'avois réduite.

Cidalise. Ah! Grand dieu! Comment! Vous!...

Clitandre. Oui, madame on ne sçauroit pousser plus loin le manque de respect;
j'en suis encore d'une honte!

Cidalise. Mais, Clitandre, avec votre permission, les faits sont-ils bien tels
que vous me les racontez?

Clitandre. Ils sont si simples, que je m'étonne que vous y trouviez de quoi vous
faire une histoire. Vous me connoissez assez pour sçavoir qu'ordinairement je ne
ments pas. D'ailleurs tout cela n'est qu'un coup de foudre, et ils sont, depuis
quelque tems, devenus aussi communs que l'on prétend qu'ils étoient rares
autrefois.

Cidalise. Je vous avoue que je sçais qu'Araminte a eu quelques affaires, et que
le public la croit peu cruelle; mais elle est étourdie, assez méchante. Sa
conduite est légere, sa langue ne l'est pas moins. J'ai cru que la calomnie lui
prêtoit beaucoup de choses, et qu'elle étoit dans le fond plus coquette que
galante. Vous me confondez! Après?

Clitandre. Je suis poli, moi; et quoiqu'elle ne me fît pas de reproches, je crus
qu'il étoit de la bienséance que je lui fisse des excuses. Elle les reçut comme
une suite de bons procédés de ma part, et en fut si enchantée, qu'elle voulut
absolument que j'allasse, quand tout le monde seroit couché, les lui réitérer
dans sa chambre. Cette affaire, comme vous le voyez, ne commence pas tout-à-fait
sur le ton du sentiment, et il me semble qu'elle s'étoit mise elle-même dans le
cas de ne m'en pas oser demander. Je lui rends justice; d'abord elle n'y pensa
pas plus que moi. Le souper fut fort gai: elle m'y honora de toutes les faveurs
qu'une femme qui ne se contraint qu'à un certain point, peut accorder à
quelqu'un en assez nombreuse compagnie. Je les reçus comme je le devois, ou
plutôt comme je ne le devois pas, puisque j'y répondis. Cependant, par vanité,
je la priai de vouloir bien se contenir un peu. Elle fut tout l'après-souper de
la tendresse la plus vive. Enfin on alla se coucher, et je passai dans sa
chambre le plutôt qu'il me fut possible.

Cidalise. Vous y allâtes!

Clitandre. Assurément! Que vouliez-vous donc que je fisse? Pouvois-je manquer à
ma parole? Elle m'attendoit! Je la trouvai couchée, et j'avoue que je crus
qu'après toutes les libertés qu'elle m'avoit laissé prendre, celle de me mettre
dans son lit n'avoit rien qui dût la choquer à un certain point. En effet, la
seule chose qu'elle me demanda, fut de vouloir bien éteindre les bougies, ou de
fermer les rideaux. Cela ne me parut qu'un caprice: je ne les aime pas, et je
lui refusai durement la grace qu'elle me demandoit. Quand elle vit que je ne me
prêtois pas à ses intentions, elle eut la complaisance de plier à mes volontés.
Les bougies resterent allumées, et les rideaux ouverts. Nous commençâmes à en
agir ensemble familiérement; et j'étois sur le point de lui avoir encore les
dernieres obligations, lorsqu'une tendre inquiétude la saisit. Elle se rappella
que je ne lui avois pas encore dit que je l'aimois, et me protesta, si je ne la
rassurois pas sur mon coeur, que quelque extraordinaire que fût le goût qu'elle
avoit pour moi, et quelques preuves même qu'elle m'eût déjà données de sa
foiblesse, elle sçauroit indubitablement la vaincre. Je sentois bien que si elle
m'eût aimé, elle n'auroit pas eu lieu d'être contente de ce qu'elle m'inspiroit;
mais la bienséance et l'état où j'étois, ne me permettoient que de la tromper,
et je lui répondis que je ne concevois pas qu'avec les preuves actuelles que je
lui donnois de mes sentimens, elle pût s'obstiner à en douter. Elle avoit
jusques-là paru ne se livrer à sa tendresse qu'avec contrainte; mais la
certitude d'être aimée bannissant ses scrupules, elle devint d'une tendresse,
d'une vivacité, d'une ardeur incompréhensibles. Ah! Si vous aviez vu, madame!
Non! C'est que cela étoit d'une beauté!...

Cidalise. séchement. je le crois, monsieur le comte, mais n'en supprimez pas
moins ces agréables détails.

Clitandre. Enfin, quoique j'eusse dans le fond plus à me plaindre d'elle qu'à la
remercier, je crus que la politesse me condamnoit à lui faire des remerciemens;
et si ce ne fut pas du fond du coeur que je lui en fis, je mis du moins dans les
miens tant de galanterie, et elle en fut si contente, qu'elle n'oublia rien pour
que je lui en fisse encore. Mon dieu! Quand j'y songe, que c'est une digne
femme! Cependant, malgré tout ce que je lui devois, et la sorte d'égarement où
nous mettent toujours les premieres bontés d'une femme, soit que nous devions,
ou ne devions pas les recevoir avec transport, il m'avoit paru que j'aurois été
plus heureux encore, et que j'aurois eu moins à prendre sur mon imagination, si
elle eût eu autant à se louer de la nature, qu'elle sembloit le croire. J'ai le
malheur d'être fort curieux. Mon doute me tourmentoit, je la priai donc de le
faire cesser. Rien n'étoit si simple, ni même si galant que cette priere. Vous
ne pourriez cependant que difficilement imaginer combien j'eus de peine à la lui
faire agréer. Cette proposition blessoit mortellement sa pudeur.

Cidalise. Ah! Quel conte! Ce scrupule étoit bien placé!

Clitandre. Enfin; elle ne vouloit pas, mais je voulois, moi, et quelque
résistance qu'elle m'opposât, je voulus si bien, qu'elles fut obligée de céder.
Ah! Madame...

Cidalise. Quoi donc?

Clitandre. Ah! Quel monstre!

Cidalise. Elle! Vous m'étonnez! Je ne comprends pas ce que cette femme peut
avoir de si horrible. Sa gorge n'est point parfaite, mais elle n'est pas mal non
plus. Elle a le bras bien tourné, la main assez jolie, le pied assez bien, et
j'ai oui dire que tout cela devoit faire penser...

Clitandre. Eh! Mon dieu! Madame, si vous sçaviez combien peu il faut se fier aux
regles, et combien tous les jours, soit d'une façon, soit d'une autre, nous y
sommes attrapés, vous ne seriez pas si surprise de ce qu'Araminte ne tient pas
tout ce qu'elle semble promettre.

Cidalise. Qu'avant l'aventure du bosquet, vous jugeassiez d'elle comme je
faisois tout-à-l'heure, cela me paroît tout simple; mais ce que je ne conçois
pas, c'est qu'après vous ayez été la trouver dans sa chambre avec autant
d'empressement que si vous l'eussiez trouvé charmante.

Clitandre. Si j'avois l'honneur d'être un peu plus intimément connu de vous,
vous ne me feriez pas cette question. D'ailleurs, après ce qu'elle avoit bien
voulu faire pour moi, comment vouliez-vous que je lui refusasse d'aller la
trouver? Il ne me restoit de parti à prendre que de la satisfaire, ou de
m'enfuir. Le dernier auroit sans doute été le plus sage; mais malheureusement il
ne me vint pas dans l'esprit. Au surplus, je m'étois instruit dans le bosquet
moins que vous ne pensez. L'insolence n'a jamais permis l'examen, et si je n'eus
pas de quoi la croire parfaite, du moins ne pus-je pas non plus la trouver aussi
détestable qu'elle l'est en effet.

Cidalise. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'une femme, telle que vous me
dépeignez Araminte, soit aussi galante. L'amour-propre devroit au moins lui
tenir lieu de principes; car en supposant qu'elle se fût cru, en entrant

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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Une_pa12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Plumes19Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Miniat14Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. James_12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Confes12

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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Empty
MessageSujet: Re: Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.   Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Icon_minitimeSam 21 Juil - 0:40

dans le
monde, tous les charmes imaginables, il ne seroit pas possible que tous les
hommes qu'elle a eu, se fussent accordés pour servir sa vanité, ou que s'ils ont
eu la politesse de la ménager, ou la fausseté de l'entretenir, que le peu de
tems qu'ont duré les liaisons qu'elle a voulu former, et mille autres
circonstances aussi propres à nous faire ouvrir les yeux sur nous-mêmes, ne
l'eussent pas désabusée.

Clitandre. Nous sommes sur cet article aussi faux, ou aussi polis que vous le
croyez, et nous quittons ordinairement une femme sans chercher à l'humilier, à
moins cependant que notre vanité ne soit intéressée à le faire. Il est certain,
au reste, que si j'eusse sçu combien la noble confiance qu'Araminte a en elle
même est mal fondée, je ne l'aurois pas prise; mais j'étois à cet égard dans le
cas du monde le plus cruel. Il y a fort peu de gens qui ne l'aient eue; mais il
n'y a pas un homme d'un certain genre qui ait cru devoir se vanter de l'avoir
possédée, et elle est peut-être la femme de France que l'on connoît le plus, et
sur laquelle pourtant on trouveroit le moins de renseignemens. Elle est enfin de
ces sortes d'especes dont on ne dit rien, ou par égard pour soi-même, ou par
méchanceté pour les autres.

Cidalise. Vous ne la connoissiez donc point du tout?

Clitandre. Pardonnez moi. Je la connoissois comme nous nous connoissons tous. Je
l'avois trouvée deux fois à l'opéra dans la loge de Julie; j'avois soupé avec
elle autant de fois, je crois, chez la même; je l'avois rencontrée à la cour
chez les princesses: mais dans toutes ces occasions nous nous étions parlé fort
peu, et soit que mon attachement pour Célimene lui imposât, soit qu'elle-même
eût à la cour, contre sa coutume, quelque affaire suivie, elle m'avoit regardé
avec une indifférence que je voudrois bien qu'elle eût eu la bonté de me
conserver.

Cidalise. Je n'ai pas à présent de peine à le croire. Mais voilà un
insupportable rideau, de retomber toujours! Arrangez-le donc de façon qu'on
n'ait pas besoin de l'arranger sans cesse.

Clitandre. Si vous le vouliez, je pourrois mieux faire. Vous n'êtes pas prude,
je ne suis point impertinent; je vais m'asseoir sur votre lit. elle lui fait
place. Cid. Vous dûtes au moins lui trouver des charmes, qui, en général, vous
touchent assez? Vous m'entendez, sans doute?

Clitandre. à elle! Elle n'en a point.

Cidalise. Ah! Pour cela, Clitandre, je ne sçaurois vous croire. Après ce que
vous m'avez dit de ses transports, de sa vivacité...

Clitandre. Vous vous trompez. Tous ces transports n'étoient pas plus causés par
ce que vous pensez, que par l'amour même, qui, sûrement, n'y entroit pour rien.
C'étoit une galanterie qu'elle me faisoit gratuitement; pure générosité de sa
part, ou, pour parler plus juste, habitude et fausseté. Elle sçait que les
femmes, qu'il nous est impossible d'intéresser, ne nous plaisent pas, et elle ne
feignoit tant d'ardeur, que pour me faire croire qu'elle m'aimoit, et pour m'en
donner à moi-même.

Cidalise. Puisqu'elle avoit dans le fond si peu de sensibilité, quel besoin
avoit-elle de vous voir si ardent?

Clitandre. Elle a l'imagination fort vive et fort déréglée, et quoique
l'inutilité des épreuves qu'elle a faites en certain genre, eût dû la corriger
d'en faire, elle ne veut pas se persuader qu'elle soit née plus malheureuse
qu'elle croit que d'autres ne le sont, et elle se flatte toujours qu'il est
réservé au dernier, qu'elle prend de la rendre aussi sensible qu'elle desire de
l'être. Je ne doute même pas que cette idée ne soit la source de ses
déréglemens, et de la peine qu'elle prend de jouer ce qu'elle ne sent pas.
Ajoutons aussi que ces sortes de femmes sont fort vaines, et que sans avoir
besoin en aucune maniere qu'un homme soit si singulier, leur amour-propre desire
de le voir tel, comme le nôtre quelquefois nous fait faire des efforts qui
passent nos forces ou nos desirs. Je dirai plus, c'est qu'aujourd'hui il est
prouvé que ce sont les femmes à qui les plaisirs de l'amour sont le moins
nécessaires, qui les recherchent avec le plus de fureur, et que les trois quarts
de celles qui se sont perdues, avoient reçu de la nature tout ce qu'il leur
falloit pour ne l'être pas.

Cidalise. C'est une chose que je sçais comme vous, et que j'ai encore plus de
peine que vous à comprendre.

Clitandre. C'est, je vous l'avoue, un fort plaisant siecle que celui-ci, et
délicieux à considérer un peu philosophiquement.

Cidalise. Faisons dans cet instant ce que ce siecle paroît faire toujours; ne
réfléchissons point. Cette admirable Araminte vous trouva-t-elle digne de tout
ce qu'elle vouloit bien faire pour vous.

Clitandre. Il faut que vous me croyiez bien peu vain et bien vrai pour me faire
une pareille question. Qu'il y a de femmes à qui je mentirois, si elles m'en
faisoient une pareille!

Cidalise. Cela seroit assez égal avec moi.

Clitandre. C'est ce que je pense, et pour vous dire la vérité, si elle eut de
quoi ne pas regarder comme perdus, les momens qu'elle vouloit bien me donner,
elle n'eut pas lieu non plus de les regarder comme absolument bien employés,
elle, ne piquant pas à un certain point ma fantaisie, moi, n'étant plus assez
jeune pour que la vanité me tînt lieu du goût qu'elle ne m'inspiroit pas, vous
pouvez aisément juger que la conversation languissoit quelquefois entre nous. Ne
sçachant plus que faire de cette grosse femme-là, connoissant assez ses
ridicules pour ne pouvoir plus m'en amuser, ne pouvant avec décence la quitter
si-tôt, et craignant l'ennui, je me divertis à chercher si elle étoit en effet
aussi singuliérement tendre qu'elle se croyoit obligée de le paroître. Malgré
l'art avec lequel elle jouoit ce qu'elle n'étoit pas, je m'étois fort bien
apperçu de ce qu'elle est. Mais comme sur certaines choses les femmes sont
extrêmement capricieuses; que ce qui ne paroîtroit pas à l'une, digne de la plus
legere attention, est pour l'autre un objet considérable; qu'il y en a beaucoup
qui, par une tournure d'esprit particuliere, préferent l'illusion à la réalité;
que chacune enfin a ses idées et même ses manies, je crus, puisque le sérieux
l'avoit intéressé si peu, qu'il falloit l'essayer par les minuties. Ce parti
non-seulement étoit le plus raisonnable, mais encore (ce qui peut-être vous
étonnera) c'est qu'il me parut le plus convenable, devineriez-vous bien, madame,
ce que j'eus l'honneur de lui dire?

Cidalise. Vous ne vous flattez pas peut-être que je répondrai à cette question?
Quel fut le succès de vos soins?

Clitandre. De m'ennuyer à périr, et de me lasser comme un chien. Enfin, excédé
d'elle et de ma sotte curiosité, j'allai gagner mon lit, en me promettant bien
de ne plus faire de pareilles épreuves, du moins avec si peu de raison de les
tenter.

Cidalise. L'avez-vous eue long-tems?

Clitandre. Plus que je devois: cinq ou six jours, à ce que je crois, plus ou
moins.

Cidalise. Quoi! Cette femme que vous trouviez si horrible? Libertin!

Clitandre. Lorsque nous revînmes à Paris, nous en usâmes comme si c'eût été aux
eaux que nous nous fussions pris. Nous nous rencontrâmes plus d'une fois sans
nous parler de rien, et même sans qu'elle et moi en pussions dire la raison;
nous n'avions l'un pour l'autre que la plus simple politesse. Enfin un mois
après, je la trouvai à un souper que Valere nous donnoit à sa petite maison.
Luscinde, elle, Julie, une petite provinciale, parente de Luscinde, étoient les
femmes. Les hommes étoient Valere, Oronte, Philinte et moi. Le souper fut, on ne
peut pas plus fou. Lorsqu'il fut fini, chacun de nous s'écarta. Nous nous
partageâmes le jardin. Aramante, qui pendant le souper s'étoit ressouvenue de
m'avoir vu quelque part, et m'avoit fait d'assez tendres agaceries, me dit,
quand nous fumes seuls, qu'elle avoit une grande nouvelle à m'apprendre, qu'il
lui étoit arrivé un grand bonheur. Je devinai aisément ce qu'elle vouloit me
dire, et mon premier mouvement fut de l'en croire sur sa parole; mais nous
étions seuls: j'avois soupé; je me souvins qu'il n'y avoit rien sur quoi elle
méritât d'être crue, et je voulus voir si elle me disoit vrai. Croiriez-vous
bien, madame, qu'elle m'avoit menti?

Cidalise. Je m'en doutois. Une si noire perfidie ne vous donna pas apparemment
le desir de renouer avec elle?

Clitandre. De renouer! Je l'aurois battue! Cependant, depuis cette malheureuse
nuit elle a jugé à propos de s'acharner sur moi, a décidé que dans toutes les
regles j'étois obligé de l'aimer, m'a suivi, tourmenté, excédé par-tout. Qu'elle
y prenne garde! On n'a des complaisances pour elle que parce qu'on la croit sans
conséquence; je la perdrai si je parle.

Cidalise. Mais, Clitandre, ne me supprimez-vous pas quelques soins, quelques
lettres tendres, quelques sermens d'aimer toujours, mille choses enfin
qu'ordinairement les hommes comptent pour rien, et que nous avons toujours le
malheur de compter pour trop? Est-il bien vrai que vous n'ayez pas trouvé dans
sa possession plus de charmes, et que sa conquête ne vous ait pas coûté plus de
tems que vous ne me l'avez dit?

Clitandre. Non, madame, je vous jure. Le sentiment, le goût et le plaisir ne
sont entrés pour rien dans notre affaire, et ce qu'elle me fait aujourd'hui est
d'une injustice affreuse. En arrivant ici, elle m'a signifié avec hauteur
qu'elle venoit pour me faire expliquer. Je lui ai répondu avec tout le respect
que j'ai pour son sexe, et tout le mépris que peut inspirer sa personne, qu'il
ne se pouvoit pas que nous eussions rien à démêler ensemble. Quand elle m'a vu
si bien armé contre la dignité, elle est revenue au sentiment, et m'a demandé en
grace d'aller cette nuit dans sa chambre, ou de la recevoir dans la mienne, et
je l'ai bien cordialement assurée que je ne ferois ni l'un ni l'autre.

Cidalise. C'étoit en effet ce que vous pouviez faire de mieux: aussi dans le
fond n'étoit-ce pas dans cette chambre-là que je vous croyois des affaires.

Clitandre. Je n'en avois, comme vous voyez, que dans la vôtre. Mais à laquelle
des femmes qui sont chez vous, votre imagination m'avoit-elle donc destiné?

Cidalise. à Julie, au moins.

Clitandre. à Julie! Mais est-ce que je l'ai eue donc?

Cidalise. Comment? Si vous l'avez eue! En vérité! La question est admirable!

Clitandre. Elle ne me paroît pas, je le confesse, aussi déplacée qu'à vous. Je
trouve Julie fort aimable; mais vous m'étonnez de me croire avec elle d'aussi
intimes liaisons, lorsque je ne lui ai jamais rendu de soins.

Cidalise. Je crois pourtant sçavoir ce que je dis. Mais qu'avez-vous, Clitandre?
Vous frissonnez. Est-ce que vous vous souviendriez d'Araminte?

Clitandre. Je ne serois pas surpris que son idée produisit sur moi cet effet;
car véritablement ce n'est jamais sans horreur que je me la rappelle.

Cidalise. Vous paroissez mourir de froid?

Clitandre. Cela n'est pas bien extraordinaire. La nuit devient fraîche, je n'ai
pour tout vêtement que ma robe de chambre, et je commence à la trouver
terriblement légere.

Cidalise. J'en suis fâchée. Je desirois d'apprendre votre histoire avec Julie,
et ce contre-tems me choque à un point que je ne puis dire. De quoi aussi vous
avisez-vous de n'avoir qu'une robe de chambre de taffetas? La belle idée! Mais
il ne se peut pas, du moins je me plais à le penser, que dessous vous soyiez
tout nud.

Clitandre. Le plus exactement du monde. Eh! Pourquoi pas? Nous ne sommes encore
qu'au commencement de l'automne.

Cidalise. fort sêchement. vous pouvez être dans votre appartement comme il vous
plaît; mais vous me permettrez de vous représenter que pour passer dans le mien
vous vous êtes mis dans un assez singulier équipage.

Clitandre. embarrassé. vous me faites faire une réflexion qui me peine, et je ne
saurois vous exprimer à quel point je suis honteux de vous faire penser un
instant que j'aie pu avoir l'intention de vous manquer.

Cidalise. avec dignité. je crois ne mettre dans ceci ni humeur, ni ce
qu'aujourd'hui l'on appelle begueulerie, et qui pourroit bien être ce que l'on
appelloit pudeur autrefois; mais je vous avoue que je ne comprends pas comment
vous aviez imaginé de paroître devant moi dans l'état où vous êtes.

Clitandre. en lui baisant respectueusement la main. ah! Madame vous me percez le
coeur. Je n'étois qu'à demi, s'il faut le dire, dans le dessein de passer chez
vous. Je le voulois, je ne le voulois pas. Je craignois de prendre mal mon tems,
et si vous me permettez d'être vrai jusqu'au bout, l'idée du rendez-vous que je
vous supposois, me tourmentoit au-delà de toute expression. Je n'ai jamais pu
résister au desir de sçavoir si en effet vous en aviez donné un. Absorbé dans ma
rêverie, je me suis machinalement laissé déshabillé; je l'étois enfin quand je
me suis déterminé à entrer chez vous. La confusion de mes idées, notre
conversation qui a commencé sur le champ, une forte préoccupation ne m'ont pas
permis de songer à l'état où j'étois, où j'ai le malheur d'être encore, et dont
je vous demande autant de pardons que si j'eusse effectivement eu le dessein de
vous offenser.

Cidalise. avec plus de douceur. je suis bien aise d'avoir moins à me plaindre de
vous que je ne pensois; mais vous conviendrez, je crois, que tout autre à ma
place auroit trouvé votre procédé d'une légéreté inexprimable.

Clitandre. Je n'aurois pas été surpris non plus que tout autre que vous m'eut
supposé quelque idée qui pouvoit prouver assez peu d'estime; mais vous, madame,
vous qui me connoissez, vous qui sçavez à quel point je vous respecte, (quoique
vous ignoriez peut-être encore combien il me seroit impossible non-seulement de
vous manquer, mais encore d'en former le desir) comment se peut-il que vous me
mettiez dans la nécessité de m'en justifier?

Cidalise. Je me sens en effet si peu faite pour être méprisée, qu'il ne vous
sera pas bien difficile de me faire croire que vous ne me méprisez pas. Mais
laissons cela, parlons d'autre chose. Eh bien! Julie!

Clitandre. Julie sûrement ne meurt pas de froid comme moi à l'heure qu'il est,
et cela ne m'inquiete guere.

Cidalise. Il m'est assez égal aussi que vous en mouriez, et dans quelque
position que vous vous trouviez, je veux, ne fut-ce que pour vous punir, que
vous me disiez ce que je vous demandois lorsque vous m'avez forcée de
m'interrompre.

Clitandre. Vous desirez donc cette histoire bien vivement?

Cidalise. Oui, très-vivement, je n'en disconviens pas.

Clitandre. Eh bien! Puisque c'est absolument que vous le voulez, je sçais un
moyen qui me mettra en état de vous la conter, si vous l'agréez.

Cidalise. Et c'est.

Clitandre. Mais c'est que vous ne voudrez peut-être pas?

Cidalise. Voyons toujours.

Clitandre. C'est... de me laisser coucher avec vous.

Cidalise. Rien de cela?

Clitandre. Pas davantage.

Cidalise. d'un air moqueur. vous avez perdu l'esprit, Clitandre, de me prendre
pour une Araminte.

Clitandre. Je n'ai pas une si lourde méprise à me reprocher. C'est, je vous
jure, en tout bien et en tout honneur que je vous propose...

Cidalise. Après tout, ce que je viens de vous dire, ce seroit à moi une assez
belle inconséquence de vous accorder ce que vous me demandez.

Clitandre. Eh! Cidalise, quand il est question de sauver la vie à quelqu'un,
qu'est-ce qu'une inconséquence?

Cidalise. Allez, Clitandre, vous êtes fou, mais de ceux qu'on enferme.

Clitandre. Mais se peut-il que vous doutiez de mon respect pour vous?

Cidalise. Non, je veux croire que vous me respectez beaucoup, et comme c'est une
idée qui me flatte, je ne vous mettrai assurément pas à portée de me la faire
perdre.

Clitandre. Songez donc à ce que vous me dites. Nous sommes seuls. Tous vos gens
sont loin de vous hors Justine, qui ne vous seroit pas d'un grand secours,
puisqu'il n'y a au monde personne de si difficile à réveiller. Vous êtes dans un
état qui vous livreroit, presque sans défense, à mes emportemens, si j'oubliois
assez ce que je vous dois pour oser tenter rien qui vous deplût, et pourtant
vous voyez que même vous trouvant plus aimable que quelque femme que ce soit, je
ne vous ai seulement pas fait la plus légere proposition. Je ne vois pas bien
pourquoi je serois moins sage dans votre lit que je ne l'ai été dessus.
Accordez-moi, de grace, ce que je vous demande, rien ne tire moins à
conséquence.

Cidalise. en colere. oh! Clitandre, vous m'excédez! Je n'y consentirai jamais.

Clitandre. Eh bien! Madame, il faut donc vous épargner la douleur d'y consentir.
ici il ôte sa robe-de-chambre, la jette dans la ruelle, se précipite dans le lit
de Cidalise, et la prend dans ses bras.

Cidalise. avec effroi. Clitandre? Monsieur! Si vous ne quittez point mon lit! Si
vous ne me laissez pas! Si vous ne vous en allez point, je ne vous reverrai de
mes jours!

Clitandre. vivement. mais madame, y pensez-vous? Songez-vous que l'on peut
entendre vos cris? Que voudriez-vous, si quelqu'un venoit ici, que l'on imaginât
de la situation dans laquelle on nous trouveroit tous deux?

Cidalise. avec emportement. tout ce qu'on voudroit. Il n'y a rien que je ne
m'expose à faire penser, plutôt que de me voir réellement victime de votre
témérité.

Clitandre. Ah! Madame! Lucrece même ne pensa pas comme vous.

Cidalise. avec fureur. je crois encore que vous plaisantez!

Clitandre. Cela seroit assez déplacé dans la colere où j'ai le malheur de vous
mettre, et je vous le proteste, beaucoup plus innocemment que vous ne pensez.

Cidalise. toujours du même ton. allez, monsieur, il est infame à vous d'abuser,
comme vous faites, de mon estime et de mon amitié! Laissez moi, je vous abhorre!
Laissez-moi, vous dis-je.

Clitandre. Si je vous retenois, c'étoit beaucoup moins pour vous faire violence,
que pour vous empêcher de prendre un mauvais parti. Vous voilà libre! Eh bien!
Que vous-fais-je? Je suis pourtant avec vous dans le même lit; à ma sagesse,
devriez-vous le croire?

Cidalise. Taisez-vous, je vous déteste! Que voulez-vous que pensent demain mes
gens quand ils verront mon lit?

Clitandre. Rien du tout, madame; car je le referai avant que de m'en aller.

Cidalise. Ah! Sans doute ce sera, je crois, un bel ouvrage.

Clitandre. Vous verrez. Oh ça! Ne m'abhorrez donc plus tant; rapprochez-vous un
peu de moi, et que la tranquillité, où vous me voyez auprès de vous, vous
rassure.

Cidalise. Vous pouvez compter que si vous osez tenter la moindre chose, vous
serez à jamais l'objet de ma plus cruelle aversion.

Clitandre. Soit. Puissiez-vous en effet me haïr autant que je desire que vous
m'aimiez, si vous avez à vous plaindre de moi!

Cidalise. Je ne pardonne pas même une proposition, quelque modérée qu'elle
puisse être.

Clitandre. Cela est dur, par exemple! N'importe, je le veux bien. Point de
proposition; aussi bien ne seroit-ce pour moi qu'une honte de plus.

Cidalise. Je voudrois bien que vous le crussiez.

Clitandre. Je ne sçais pas comment les autres pensent sur ces sortes de choses;
mais pour moi, je n'ai jamais trouvé plaisant d'être refusé. N'en étions-nous
pas à Araminte?

Cidalise. Non, nous l'avions passée. Mais est-ce que réellement vous comptez
rester dans mon lit?

Clitandre. Eh! Madame, il me sembloit que cela étoit arrangé, et que nous avions
fait nos conditions.

Cidalise. riant. quoique je sois assurément très-fâchée contre vous, il m'est
impossible de ne pas rire de la singularité de ce qui m'arrive.

Clitandre. Dans le fond je crois qu'il est plus sage à vous de vous en faire un
objet de plaisanterie qu'un sujet de colere.

Cidalise. De quoi vous avisez-vous aussi de vous opiniâtrer à entrer dans un lit
où l'on ne vous desire pas du tout, lorsqu'il y en a tant ici où je suis sûre
que vous auriez été reçu à bras ouverts?

Clitandre. Je ne puis pas douter, par exemple, qu'Araminte ne m'eût bien voulu
faire cette grace; mais je crois qu'elle est la seule chez vous de qui je puisse
l'attendre.

Cidalise. Et la seule peut-être de qui vous ne la voulussiez point recevoir. Si
Julie, par exemple...

Clitandre. Julie actuellement ne me tente pas plus qu'Araminte, ou pour mieux
dire, je ne desire pas plus l'une que l'autre; mais il est vrai pourtant que si
bien absolument Julie le vouloit, je ne lui tiendrois pas rigueur comme à
l'espece de monstre dont vous me parlez. Est-ce que cela ne vous paroît pas tout
simple?

Cidalise. C'est-à-dire que vous avez plus trouvé dans Julie de cette espece de
sensibilité qui vous amuse tant, que l'autre ne vous en a montré.

Clitandre. à mérite égal sur cet important article, n'est-il pas vrai que Julie
devroit avoir la préférence?

Cidalise. Cela n'est pas douteux. Mais en supposant que, pour parler comme vous,
le mérite ne fût pas égal, je crois que l'on auroit beau jeu à parler contre la
plus aimable des deux.

Clitandre. Vous êtes donc bien convaincue que cette vertu, quand nous la
rencontrons chez une femme, nous tient absolument lieu de tout?

Cidalise. Non, mais je suis persuadée qu'elle vous leur fait pardonner beaucoup
de choses.

Clitandre. Il est réel qu'elle nous en plaisent davantage, en général s'entend;
car tous les hommes ne sont pas là-dessus du même avis.

Cidalise. Autant que j'ai pu le remarquer, vous n'êtes pas moins injustes à
notre égard sur cet article, que vous ne l'êtes sur beaucoup d'autres. Une femme
est-elle comme Araminte? Elle vous ennuie. Joue-t-elle ce qui lui manque? Elle
vous choque? En a-t-elle? Quelque plaisir qui en résulte pour vous, vous la
craignez. Comment faut-il donc qu'elles soient à cet égard pour vous plaire, ou
pour ne pas vous causer d'inquiétude?

Clitandre. Comme vous, madame; qu'elles aient cette sensibilité modérée que
l'amant lui-même est obligé de chercher, qui n'est émue que par sa présence,
déterminée que par ses caresses, et que tout autre que lui voudroit vainement
éveiller.

Cidalise. Oserois-je bien vous demander qui vous a donné sur moi de si belles
connoissances.

Clitandre. Eraste, sans doute, puisque je ne vis pas avec Damis.

Cidalise. L'indigne! Quoi! Il est donc vrai que les hommes se confient ces
choses-là?

Clitandre. Oui, quand, ce qui leur arrive souvent, ils n'en ont pas d'autres à
se dire?

Cidalise. Quelle horreur!

Clitandre. Je n'aurai pas de peine à convenir que cela n'est pas bien; mais ils
n'attaquent presque tous une femme que par vanité; et la vanité seroit-elle
satisfaite d'un triomphe qu'on ignoreroit?

Cidalise. Que nous sommes à plaindre de ne le pas sçavoir!

Clitandre. Je ne lui aurois sûrement pas fait les mêmes confidences, moi.

Cidalise. Eh! Qui le sçait?

Clitandre. vivement. quoi! Cidalise, vous en doutez? C'est quelqu'un, que vous
honorez de votre estime, que vous pouvez croire capable d'une pareille
indignité! Quelle réparation ne m'en devriez-vous pas? Vous ne répondez rien?

Cidalise. C'est que je crois vous avoir assez peu offensé. J'aime mieux, au
reste, avoir à vous demander pardon d'avoir trop mal pensé de vous, que de me
mettre dans le cas d'être forcée de me reprocher d'en avoir pensé trop bien.

Clitandre. C'est-à-dire, que vous ne doutez pas que vous ne fussiez victime de
la confiance que vous pourriez prendre en moi?

Cidalise. Je crois qu'il vous est assez égal qu'à cet égard je pense de vous mal
ou bien, et moi-même, pour vous dire la vérité, je n'ai pas encore arrangé tout-
à-fait mes idées sur votre compte.

Clitandre. d'un air piqué. oh! Pour cela, vous n'aviez pas besoin de me le dire.
Il y a long-tems que je ne doute pas que je ne vous sois l'homme du monde le
plus indifférent.

Cidalise. J'aimerois assez que vous m'en fissiez une querelle; il y auroit à
cela bien de la vanité.

Clitandre. Je croyois bien, que vous y en trouveriez plus que de sentiment;
mais, avec votre permission, cela ne dit pas que vous rencontrassiez juste.

Cidalise. Ah! Ah! Cela est assez nouveau! Est-ce que vous voudriez me faire
croire que vous êtes amoureux de moi?

Clitandre. en s'approchant d'elle d'un air tendre et soumis. mais de bonne foi,
vous-même ne le croyez-vous pas?

Cidalise. Non, en honneur!

Clitandre. en s'approchant d'elle un peu plus. en honneur! Vous me confondez. Je
ne me flattois pas de vous trouver reconnoissante; mais je vous avoue que je
vous croyois plus instruite.

Cidalise. fort sérieusement. d'un peu plus loin, je vous prie.

Clitandre. Quel sang-froid, et qu'il est insultant!

Cidalise. séchement. je ne sçais s'il vous choque; mais il me semble qu'il ne
devroit pas vous surprendre. à ce que je vois, vous avez formé de grands
projets, et conçu de terribles espérances!

Clitandre. Je ne croyois pas me conduire de façon à mériter de pareils
reproches.

Cidalise. Mon dieu! Je sçais que vous n'en méritez aucun, et je crois aussi ne
vous en pas faire; mais je voudrois bien toujours que vous vous en allassiez.

Clitandre. Je vous obéirois sans balancer, puisque j'ai le malheur de vous
déplaire où je suis, si je ne trouvois pas de danger pour vous, à vous quitter
actuellement. Araminte sûrement m'ira chercher, j'ignore quel tems elle prendra
pour me faire sa visite. J'ai à craindre, en ouvrant votre porte, de la trouver
à la mienne, et cette aventure seroit d'autant plus affreuse, que, comme vous
sçavez, mon appartement est en face du vôtre.

Cidalise. Ah! Pourquoi vous a-t-on logé-là?

Clitandre. Je n'en sçais rien: mais on ne m'auroit pas sans doute donné cet
appartement, si vous ne me l'aviez pas destiné.

Cidalise. à quelle heure comptez-vous donc me quitter?

Clitandre. Que sçais-je, moi? Demain matin. On ne se leve pas ici de bonne
heure. Je m'en irai avant que l'on entre chez vous, et personne ne pourra se
douter que j'ai passé la nuit dans vos bras.

Cidalise. Dans mes bras!...

Clitandre. Hélas! Je me trompe: c'est vous qui êtes dans les miens, et qui ne
m'en rendez que plus à plaindre.

Cidalise. Ah! Ne me rappellez point ce qui se passe entre nous; j'en suis d'une
honte!... mais, car il faut tout prévoir, si nous nous endormons? Il est vrai
que c'est Justine qui entre toujours la premiere... je serois cependant bien
fâchée qu'elle vous trouvât ici. Il seroit impossible qu'elle imaginât qu'ayant
fait une chose aussi singuliere que celle de vous laisser coucher avec moi, je
n'eusse rien de plus à me reprocher.

Clitandre. Véritablement elle ne le devroit pas, et par votre jolie conduite
vous n'aurez pas dormi, vous vous seriez ennuyée, et Justine par dessus le
marché, me croira l'homme du monde le plus heureux, et ne gardera peut-être pas
ses conjectures pour elle toute seule.

Cidalise. Non, toutes réflexions faites, je ne puis me prêter à cela. Il est au
moins douteux qu'Araminte aille chez vous. D'ailleurs, la nuit s'avance: si son
intention est de vous aller trouver, il y a apparence qu'elle l'a déjà fait, et
vous ne me persuaderez pas qu'elle attende dans le coridor que vous ayez la
bonté de lui faire ouvrir. Non, encore une fois, monsieur, il faut que vous vous
en alliez; je le veux, et le veux absolument.

Clitandre. Soit, madame, puisque vous en voulez bien courir les risques.

Cidalise. Ah! Les risques que vous voulez me faire envisager, ne sont rien,
existassent-ils, au prix de ceux qu'en effet vous me feriez courir, si vous
restiez ici.

Clitandre. Ah! Que craignez-vous de moi? Ce n'est pas avec les sentimens, que
vous m'inspirez, que l'on ose le plus.

Cidalise. d'un air moqueur. vos sentimens!...

Clitandre. C'est-à-dire que vous ne croyez pas que je vous aime?

Cidalise. avec humeur. non assurément, je ne le crois pas: mais demain je
pourrai peut-être vous dire mieux que ce soir, ce que je pense de votre coeur.
Vous me ferez, je vous le répete, le plus grand plaisir du monde de sortir de
mon lit, et je voudrois bien n'être plus forcée de vous le redire.

Clitandre. vivement. pardonnez si je vous oblige à me le dire encore plus d'une
fois. Le bonheur de me trouver avec vous, comme j'y suis en cet instant, est si
doux pour moi, malgré les bornes que vous y avez mises!... ah! Madame, quelle
idée! Est-il concevable que je sois couché avec la plus aimable femme du monde,
et celle de toutes dont les faveurs me flatteroient le plus! Que je la tienne
dans mes bras, que je l'y serre! Qu'il n'y ait entre elle et moi que les
obstacles les plus légers, et qu'elle ne me permette pas de les franchir!

Cidalise. C'est en effet à moi une grande cruauté!

Clitandre. Eh quoi! Paierez-vous toujours mes soins de cette affreuse
indifférence?

Cidalise. Je n'ai jamais dû croire que vous m'en rendissiez de bien sérieux. Je
sçais, à la vérité, que quelquefois je vous inspire des desirs; mais, Clitandre,
des desirs ne sont pas de l'amour, et quoique vous les exprimiez, à peu de chose
près, comme la passion même, j'ai trop d'usage du monde pour m'y méprendre. Non,
vous dis-je, vous ne m'aimez pas, et mille femmes feroient sur vous la même
impression que moi.

Clitandre. Que vous vous plaisez à le croire! Cruelle!...

Cidalise. Clitandre, nous sommes amis depuis trop long-tems pour que j'use avec
vous de tous les petits détours que nous croyons ordinairement devoir à la
décence de notre sexe, et que dans le fond nous ne mettons en oeuvre que pour
satisfaire notre coquetterie. De votre côté, faites-moi grace de ce jargon
frivole, et de cette fausseté avec lesquels vous faites tous les jours tant de
dupes. Il seroit infame à vous de me parler d'amour, sans en ressentir, et je
crois pouvoir vous dire que notre amitié, même à part, vous me devez d'autres
procédés. Ou vous ne m'aimez pas aujourd'hui, ou (ce que j'ai des fortes raisons
pour ne pas croire) vous m'aimez depuis bien long-tems.

Clitandre. Oui, madame, je vous aime depuis l'instant que mon bonheur vous a
offerte à mes yeux.

Cidalise. Vous conviendrez donc, en ce cas, que vous vous êtes plû à vous
chercher des distractions. Car enfin, sans compter toutes les femmes de l'espece
d'Araminte avec lesquelles vous vous êtes amusé, vous avez eu, depuis que nous
nous connoissons, Aspasie et Célimene. Vous les avez toutes deux très-tendrement
aimées. La mort de la premiere a pu seule rompre les noeuds qui vous attachoient
à elle; et si l'autre ne vous avoit pas fait la plus noire des perfidies, vous y
tiendriez encore. Il est, permettez-moi de vous le dire, bien singulier que
m'aimant autant que vous me le dites, vous ayez pu vous attacher si fortement à
d'autres, et que vous ne m'ayez même j'amais parlé de vos sentimens.

Clitandre. Eh! Comment vouliez-vous que je fisse? Lorsque nous nous connûmes,
vous aimiez éperduement Damis. Il vous quitta, j'étois en Italie. Quand j'en
revins, Eraste s'étoit attaché à vous. Si vous ne l'aviez pas encore, il vous
plaisoit déjà. Quel tems donc pouvois-je prendre pour vous parler de ma
tendresse?

Cidalise. Vous faisiez bien de vous taire, puisque vous me croyiez prise; mais
vous auriez peut-être mieux fait de ne le pas croire si légérement. Il est
encore naturel que je pense que si vous m'aviez aimée, vous auriez tâché de
faire diversion. C'étoit du moins ce qu'un autre auroit fait; mais chacun a ses
maximes.

Clitandre. J'ai là-dessus celles de tout le monde, et vous m'auriez trouvé pour
le moins aussi empressé qu'Eraste, si vous eussiez répondu avec moins de
froideur à la lettre que je vous avois écrite de Turin sur l'inconstance de
Damis, et que vous eussiez paru faire un peu d'attention à l'offre que je vous y
faisois de mon coeur.

Cidalise. En effet! Il est très-singulier que dans le tems que je mourois de
douleur des infâmes procédés d'un homme à qui j'étois attachée depuis mon entrée
dans le monde, je n'aie pas répondu favorablement à des propositions assez
tendres, il est vrai; mais que je devois beaucoup plus attribuer à la politesse
qu'à l'amour.

Clitandre. Vous les auriez attribuées à leur véritable cause, si elles eussent
eu de quoi vous plaire. Non, madame, mon amour vous auroit importunée, et sans
doute il vous importuneroit encore.

Cidalise. Cela se pourroit; ma tranquillité me plaît. Les deux épreuves que j'ai
faites n'ont pas dû me disposer à un nouvel engagement, et d'ailleurs je pense
de façon à ne pas vouloir passer perpétuellement des bras d'un homme dans ceux
d'un autre. Fort jeune encore, j'ai eu le malheur d'avoir deux affaires; je m'en
méprise. Le public a été indigné de l'inconstance de Damis, que je ne méritois
assurément pas; mais il m'a blâmée d'avoir pris Eraste, et avec un coeur tendre
et vrai, n'ayant été que foible, peut-être on me croit galante, ou du moins née
avec de grandes dispositions à le devenir. Je dois, et je veux me laisser
oublier.

Clitandre. Eh! Madame, quand vous avez pris Eraste, est-ce d'avoir une nouvelle
passion que le public vous a blâmée? Et pensez-vous que le choix de l'objet n'y
soit entré pour rien? C'est une tyrannie de sa part peut-être; mais enfin il
veut que ce qui nous paroît aimable, lui plaise, et ne nous pardonne pas
d'attacher un certain prix à ce qu'il ne juge point à propos d'estimer, et vous
ne pouvez pas ignorer qu'Eraste ne s'est pas acquis son estime. J'oserai même
vous dire que si vous m'aviez choisi, l'on n'en auroit point parlé de même.
Eraste peut l'emporter sur moi par les agrémens; mais j'ose dire que l'on fait
de ma façon de penser un autre cas que de la sienne; et je n'en veux pour preuve
que ce qui en arrive à Célimene, plus perdue peut-être pour m'avoir quitté,
qu'Araminte ne l'est pour se donner à tout le monde. Les dispositions où vous
êtes, ne dureront pas toujours. Vous êtes née tendre, et si les malheurs, que
vous avez éprouvés, vous ont fait craindre l'amour, ils n'ont point détruit en
vous le besoin d'aimer. Je crois vous devoir l'égard de ne vous pas importuner
de mes sentimens; mais si jamais vous voulez vous rengager, n'oubliez pas, je
vous en conjure, que je vous ai demandé la préférence.







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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Une_pa12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Plumes19Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Miniat14Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. James_12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Confes12

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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Empty
MessageSujet: Re: Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.   Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Icon_minitimeSam 21 Juil - 0:41

Cidalise. Nous verrons alors. Tout ce qu'à présent je puis, et crois même devoir
vous dire, c'est que vous êtes de tous les hommes du monde celui que j'estime le
plus, et que je veux bien même ne pas douter que je n'eusse été aussi heureuse
avec vous que je l'ai été peu avec les deux indignes mortels à qui je me suis
donnée.

Clitandre. en lui baisant tendrement la main. ah! Madame, vous comblez mes
voeux! Je puis donc enfin vous parler de mon amour.

Cidalise. On ne peut pas moins, à ce qu'il me semble. Vous venez de vous engager
tout-à-l'heure à ne m'en parler jamais, et c'est une parole que je vous avertis
que je ne vous rends pas.

Clitandre. Ah! Pouvez-vous penser que je vous l'aie donnée sérieusement, et que
je puisse garder le silence sur une passion renfermée si long-tems, lorsque je
puis me flatter qu'en le rompant, je ne vous déplairai pas?

Cidalise. Je ne crois pas que ce soit cela que je vous ai dit; mais laissons, de
grace, cette discussion. Vous ne mourez plus de froid à présent, et vous
m'obligeriez de vous souvenir que vous me devez l'histoire de Julie.

Clitandre. En vérité! Madame, il est affreux pour moi que vous vous souveniez
encore qu'elle est au monde. D'ailleurs, je n'ai rien à dire de Julie, moi.

Cidalise. Ah! Des reserves! J'en suis bien-aise! Vous m'en verrez à votre tour.

Clitandre. Encore une fois, madame, je n'ai rien à vous dire de Julie. Si vous
sçaviez de plus à quel point je raconte mal dans un lit, vous ne voudriez
sûrement pas m'y transformer en historien.

Cidalise. Toutes ces excuses sont inutiles. Ou nous parlerons de Julie, ou nous
ne parlerons plus de rien. Combien y a-t-il que vous l'avez eue?

Clitandre. Vous êtes, permettez-moi de vous le dire, singuliérement opiniâtre!
Mais en supposant que j'eusse eu Julie, et qu'il y eût dans notre affaire
quelque chose de fort plaisant, et qui la distinguât de toutes les autres de ce
genre, ce seroit actuellement l'histoire la plus déplacée qu'il y eût au monde.

Cidalise. Pour vous, peut-être!

Clitandre. Et si déplacée, que si l'on écrivoit notre aventure de cette nuit, et
que dans la position où nous sommes ensemble, on vît arriver cette histoire-là,
il n'y auroit personne qui ne la passât sans hésiter, quelque plaisir que l'on
pût s'en promettre.

Cidalise. Ce seroit selon le goût et les idées du lecteur.

Clitandre. Il n'y en a point, je crois, qui aimât que pour un long narré l'on
vînt lui couper le fil d'une situation qui pourroit l'intéresser.

Cidalise. Je ne vois pas pour moi, ce qu'il y a de si intéressant dans celle où
nous nous trouvons. J'avoue qu'elle peut être extraordinaire, et qu'il n'est pas
bien commun qu'un homme vienne se mettre d'autorité dans le lit d'une femme qui
n'est faite, d'aucune façon, pour qu'on prenne avec elle une pareille liberté.
On ne trouveroit pas cela vraisemblable, et l'on feroit bien. Il devroit le
paroître moins encore qu'elle l'eût souffert; mais pour de l'intérêt, et une
situation, je ne vois pas...

Clitandre. Eh bien! Madame, quand tout ce que vous dites seroit vrai, je n'en
voudrois pas plus avoir devant moi-même le ridicule de vous faire des histoires,
lorsque je ne dois vous parler que de ma tendresse, et tâcher de vous déterminer
à y être sensible.

Cidalise. C'est donc fort sérieusement que vous en avez formé le projet?

Clitandre. Oui, madame, et ce n'est en vérité pas de cette nuit.

Cidalise. Je croyois avoir quelques raisons de penser le contraire, et si la
nuit étoit moins avancée, je pourrois vous les dire; mais je sens le sommeil qui
m'accable, et je voudrois bien que vous me laissassiez tranquille.

Clitandre. Voyez, je vous prie, combien vous êtes inconséquente!

Cidalise. C'est encore une discussion dans laquelle je ne me soucie pas
d'entrer. Inconséquente, injuste même, pis encore si vous le voulez, je
conviendrai de tout, pourvu qu'il vous plaise de quitter mon lit.

Clitandre. Si vous sçaviez combien j'aurois d'envie de n'en rien faire?

Cidalise. A la rigueur, cela se pourroit, mais je ne crois pas que dans cette
occasion ce soit ni vos desirs, ni vos répugnances que je doive consulter.

Clitandre. Oh ça! Parlons sérieusement. Que voulez-vous me donner pour que je ne
dise pas que j'ai couché avec vous?

Cidalise. Voilà une très-mauvaise bouffonnerie, monsieur. Ne badinons pas, je
vous prie, sur cet article. Quand je songe à ma sotte complaisance!...

Clitandre. Et moi à mon imbécillité!... ah! Ce qui m'en console, c'est que,
comme effectivement elle est incroyable, personne ne la croira; et dans une
sottise aussi grande que celle que je fais, c'est toujours beaucoup que de
pouvoir mettre son honneur à couvert.

Cidalise. Je vous entends! C'est-à-dire, que vous ne vous tairez pas sur cette
aventure et que vous ne manquerez pas de vous vanter de l'avoir poussée aussi
loin qu'il est possible, et de ne m'avoir ménagée en aucune façon.

Clitandre. Je ne croyois pas, par exemple, que ce que je viens de dire, pût
s'interpréter comme vous faites. Mais, à propos de cela pourtant, s'il vous
plaisoit de m'accorder quelques faveurs?

Cidalise. Quelques faveurs! Ah! Je n'en accorde pas, ou je les accorde toutes.

Clitandre. Toutes! Eh bien, soit. ici il perd assez indécemment le respect. Elle
se défend avec fureur, et lui échappe. Cid. avec une colere froide. je vois,
monsieur, que quoique vous viviez avec moi depuis long-tems, vous ne m'en
connoissez pas davantage. Je n'emploierai point contre vous des cris, qui ne
feroient que rendre ma sottise publique; mais comme je ne suis ni prude, ni
galante, que les coups de tempérament et les éclats de vertu ne sont pas à mon
usage, je ne ferai pas de bruit; mais vous ne m'aurez point, et s'il est vrai
que vous pensiez à moi, vous aurez le chagrin de me voir rompre avec vous pour
jamais. C'est à vous à voir actuellement le parti que vous avez à prendre.

Clitandre. Ah! Madame, que je suis loin encore du bonheur que vous aviez semblé
me promettre! Et que, si vous pensiez sur mon compte comme vous me l'avez dit,
vous vous offenseriez peu de tout ce que mon amour pourroit tenter! Eh! Ne vous
ai-je pas donné de mon respect les preuves les plus fortes que vous puissiez
jamais en exiger? Je vous adore! Quand ma passion pour vous seroit moins vive,
vous êtes belle, je suis jeune! La situation où je me trouve avec vous, est
peut-être la plus pénible situation dans laquelle on puisse jamais se trouver.
Je meurs de desirs, et vous n'en doutez pas! Cependant n'ai-je pas été aussi
sage que vous m'avez prescrit de l'être! Mes mains se sont-elles égarées? Ai-je
abusé des vôtres? Et maître de disposer, du moins à bien des égards, de la plus
aimable femme du monde, ne m'avez-vous pas trouvé aussi retenu qu'aujourd'hui je
le serois avec cette exécrable Araminte qui m'inspire de si violens dégoûts? Je
veux ne point mériter de récompense, et que vous ne croyiez pas devoir des
faveurs par cette seule raison que je n'ai pas tenté de vous en arracher; mais
qu'au moins l'effort que je me suis fait, trop cruel pour n'être pas l'ouvrage
de la passion la plus vive qui fut jamais, vous prouve la vérité de mes
sentimens!

Cidalise. J'admire les hommes, et je considere avec effroi tout ce que le moment
peut sur eux! Vous n'étiez pas venu ici dans l'intention de me marquer tant de
tendresse, et quoiqu'il se puisse que vous ayez toujours eu pour moi une sorte
de goût, et que même je doive croire que depuis que vous me voyez libre, il
s'est accrû, j'ai plus d'une raison de penser que je ne vous inspire pas
d'amour. Mais vous êtes désoeuvré, seul avec moi la nuit; et par une imprudence
que je ne me pardonnerai jamais, qui n'est presque pas croyable, et dont moi-
même je doute encore, j'ai souffert que vous vous missiez dans mon lit! Quand je
serois moins bien à vos yeux, je vous inspirerois des desirs, et sur-tout celui
de triompher de moi dans ce moment même, pour avoir une aventure singuliere à
raconter. Convenez que si je vous prête quelques motifs, je dois du moins
beaucoup au moment, de cette violente passion que vous voudriez que je vous
crusse.

Clitandre. Ce n'est pas aujourd'hui, madame, que je sçais que l'on est aussi
ingénieux à trouver des raisons contre ce qui déplaît, qu'habile à s'affoiblir
celles qui s'opposent à un goût qui nous est cher. Vous n'ignorez pas, quand
vous voulez paroître penser de moi si désavantageusement, que je n'ai jamais eu
le ridicule d'être homme à bonnes fortunes, ni d'attaquer, pour la seule gloire
de vaincre, des femmes pour qui je ne sentois rien. Vous m'avez autrefois rendu
volontairement cette justice; mais les tems sont changés, et ce seroit en vain
qu'aujourd'hui je l'attendrois de vous. Il faudroit pour l'obtenir, que je vous
aimasse aussi peu que vous le desiriez. en cet endroit il lui baise la main avec
tendresse et respect, et continue jusqu'à ce qu'elle lui répond. de son côté
elle l'écoute avec une extrême attention, et un air fort embarrassé. eh! Madame,
pourquoi me chercher des crimes? Pourquoi avoir la cruauté d'ajouter au mépris
dont vous payez ma tendresse? Vous ne m'aimez point? Est-il possible que vous ne
croyiez pas me rendre assez malheureux! Vous me reprochez mon silence! Quoi!
C'est parce que je n'ai jamais osé vous dire que je vous aime que vous doutez de
mes sentimens? Hélas, et dans quel tems ai-je pu me flatter que cet aveu ne vous
déplairoit point? Ai-je jamais pu, sans vous offenser, vous dire que je vous
adorois? Ignorois-je vos engagemens, et devois-je imaginer que vous me
pardonneriez de vous croire légere ou perfide? Je vous vois libre enfin, et
assez heureux pour l'être moi-même, je pouvois, il est vrai, vous parler de ma
tendresse; mais trop vivement épris pour ne pas toujours craindre, mes yeux
seuls ont osé vous en instruire. J'ai cru qu'avant que de vous la découvrir, je
devois travailler à y disposer votre coeur. Vous m'avez vu constamment attaché
sur vos pas, vous préférer à tout, ne chercher que les lieux où je me flattois
de vous rencontrer, et ne connoître de plaisir que celui de passer ma vie auprès
de vous. Eh bien! Madame, continuez donc de me haïr: vous me verrez toujours
constant et soumis, préférer toutes les rigueurs dont vous m'accablerez, aux
faveurs que je pourrois attendre d'une autre. Mon amour vous déplaît, je consens
à ne vous en jamais parler, pourvu que vous me permettiez de vous le témoigner
sans cesse.

Cidalise. avec émotion. ah! Traître! Serois-je en effet assez malheureuse pour
desirer que vous me disiez vrai? ici Clitandre la serre dans ses bras, et elle
ne se défend que mollement. Clit. Cidalise! Charmante Cidalise! Que si vous le
vouliez, vous me rendriez heureux!

Cidalise. Eh! Croiriez-vous long-tems l'être? Vous donner mon coeur, et tout ce
que je sçais qu'enfin je vous donnerois avec lui, ne seroit-ce pas me remettre
volontairement dans l'horrible situation dont je ne fais que de sortir? Glacée
encore par le souvenir de mes peines, je vous avoue que je ne regarde l'amour
qu'avec horreur, et que je voudrois vous haïr de ce que vous cherchez à me
plaire, et de ce que peut-être ce n'est pas inutilement que vous le cherchez.

Clitandre. en se rapprochant d'elle. daignez, de grace, ne vous pas faire de si
tristes idées. Que ce que j'ai été jusques ici vous rassure sur l'avenir.
Tournez les yeux vers moi, et que, s'il se peut, ils ne s'y arrêtent plus avec
peine! elle soupire. ces craintes cruelles ne se dissiperont-elles point, et
paroîtrez-vous toujours désespérée de vous voir dans mes bras? elle soupire
encore, le regarde tendrement, s'approche de lui, et ne le trouve pas à beaucoup
près aussi respectueux qu'il lui promettoit de l'être. Cid. en se défendant.
ah!... Clitandre!... que faites-vous?... si vous m'aimez!... Clitandre!...
laissez-moi!... je vous l'ordonne. il obéit enfin; elle pleure, et s'éloigne de
lui avec indignation. Clit. d'un ton piqué. je m'apperçois trop tard, madame,
qu'emporté par mon ardeur, me flattant à tort que vous ne la désapprouviez pas,
je me suis exposé à vous déplaire. La douleur que vous cause mon audace,
m'apprend que je suis le dernier des hommes à qui vous voudriez accorder les
faveurs que je viens de vous ravir, et je ne comprends pas en effet comment j'ai
pu m'aveugler sur cela si long-tems. elle ne lui répond rien; il se tait aussi,
en soupirant: enfin voyant qu'il ne lui parle plus. Cid. sans le regarder, et
d'un ton fort sec. je crois, monsieur, qu'il seroit tems que vous me laissassiez
tranquille.

Clitandre. Oui, madame, je le pense comme vous. Je ferai même plus que vous ne
semblez exiger, et je vais vous quitter pour jamais.

Cidalise. Allez, monsieur. Puissiez-vous oublier mon imprudence, et ne m'en
faire un crime ni devant vous, ni devant personne!

Clitandre. Eh! Madame, je puis n'être pas digne de votre tendresse; mais je le
serai toujours de votre estime, et vos procédés, tout durs qu'ils sont,
n'altéreront jamais dans mon coeur le profond respect que j'ai pour vous.

Cidalise. ironiquement. j'aimeà vous l'entendre vanter, après la façon dont vous
m'avez traitée!

Clitandre. Je ne chercherai point à excuser une chose qui vous a déplu,
quoiqu'il ne me fût peut-être pas bien difficile de la justifier; mais vous me
voulez coupable, et je croirois l'être en effet, si j'entreprenois de vous faire
remarquer votre injustice. C'est au tems que je laisse à vous la faire sentir,
et plaise au ciel qu'il ne m'en venge pas! Adieu, madame, je vais... il paroît
chercher quelque chose. Cid. toujours sans le regarder. que cherchez-vous donc,
monsieur?

Clitandre. Madame, c'est ma robe-de-chambre. Dans la situation, ou nous sommes
ensemble, je ne crois pas qu'il fût bien décent que je parusse déshabillé à vos
yeux.

Cidalise. toujours froidement. vous vous avisez tard d'observer les bienséances
avec moi. Attendez, monsieur, vous l'avez jettée de mon côté, et je vais vous la
donner.

Clitandre. se rapprochant d'elle avec transport. cruelle! Est-il bien vrai que
vous me perdiez avec si peu de regret, et que ce soit l'homme du monde, qui vous
aime le plus tendrement, que vous accabliez de votre haine?

Cidalise. Hélas! Monsieur, vous ne sçavez que trop que je ne vous hais pas.

Clitandre. Eh bien! S'il est possible que je me sois trompé, que ces yeux
charmans, où je viens de lire une si vive indignation, daignent me parler un
plus doux langage! elle lui sourit tendrement. oui, Cidalise, j'y retrouve
quelques traces de cette bonté dont vous aviez bien voulu me flatter, mais
qu'ils sont loin encore de ce sentiment que les miens vous expriment, et que je
ne puis parvenir à faire passer dans votre coeur!

Cidalise. après quelques instans de silence. vous voulez donc absolument que
j'aime? Eh bien! Cruel! Jouissez de votre victoire, je vous adore.

Clitandre. Ah! Madame!... ma joie me suffoque; je ne puis parler. il tombe, en
soupirant, sur la gorge de Cidalise, et y reste comme anéanti. Cid. Les voilà
donc encore revenus dans mon coeur ces cruels sentimens qui ont fait jusqu'ici
tout le malheur de ma vie! Ah! Pourquoi avez-vous cherché à me les rendre?
Hélas! J'ignorois, ou plutôt je cherchois à ignorer la force et la nature du
goût qui m'entraînoit vers vous, et peut-être en aurois-je triomphé, si vous
n'eussiez pas cherché à me séduire.

Clitandre. avec ardeur. c'en est trop! Je ne puis plus tenir à tant de charmes!
Venez, que j'expire, s'il se peut, dans vos bras!

Cidalise. Un moment de grace, Clitandre. Vous me connoissez, et puisqu'enfin je
consens à vous livrer mon coeur, vous ne devez pas douter que vous ne soyiez un
jour maître de ma personne; mais laissez-moi m'accoutumer à ma foiblesse, et
donnez-moi la consolation de ne pas succomber comme la malheureuse de qui vous
venez de me raconter les horreurs.

Clitandre. Quoi! Vous pouvez craindre que je vous confonde avec elle?

Cidalise. Si j'étois assez heureuse pour que vous fussiez mon premier
engagement, et que vous connussiez mieux ma façon de penser, vous ne me verriez
ni les mêmes scrupules, ni les mêmes craintes; mais je ne vous apporte pas un
coeur neuf, et de quelque prix que le mien puisse vous paroître aujourd'hui, je
tremble que vous ne l'estimiez pas toujours autant que vous paroissez le faire,
et que le peu qu'il vous a coûté, ne vous le rende un jour bien méprisable.

Clitandre. Pourriez-vous me soupçonner de penser mal de vous, et doutez-vous de
mon estime? Mais oui, car vous m'avez dit que je vous prenois pour une Araminte.
Il étoit assurément flatteur pour moi, ce propos-là.

Cidalise. Je n'ai peut-être rencontré que trop bien, et la façon dont je me
rends...

Clitandre. Eh! Comment vouliez-vous ne vous pas rendre? Vous m'aimez. Quoique
vous ne me l'ayez dit que d'aujourd'hui, ce n'est cependant pas de ce moment-ci
que je le sçais. Votre confiance en moi; les sacrifices que vous m'avez faits,
sans que je vous les eusse demandés, ni que vous-même peut-être crussiez m'en
faire; la sorte d'aigreur que, toute douce que vous êtes, vous preniez contre
les femmes que je voyois un peu trop souvent, ou que je louois devant vous; la
crainte que vous aviez que je ne vinsse pas ici; l'empressement avec lequel vous
m'y avez toujours cherché; la gaieté que je vous y ai vue; l'humeur qui vous a
saisie à l'arrivée de toutes ces femmes; les regards inquiets et troublés qu'en
les voyant, vous avez jettés sur moi; tout enfin ne m'a-t-il pas instruit de
votre tendresse? Pouvez-vous croire qu'avec de pareilles dispositions,
accoutumée à moi par l'ancienneté de notre liaison, moins en garde par
conséquent contre les libertés que je prenois, sûre d'être aimée, pressée
également par votre amour et par le mien, vous eussiez pu résister à mon ardeur?
Et devez-vous comparer ce qui se passe entre nous, à ce qui s'est passé entre
Araminte et moi? il n'est peut-être pas hors de propos d'avertir ici le lecteur
que pendant que Clitandre parle, il accable Cidalise de caresses fort tendres,
qu'elle ne lui rend point tout-à-fait; mais auxquelles elle ne s'oppose pas non
plus à un certain point. Cid. répondant plus à ce qu'il dit qu'à ce qu'il fait.
à vous parler franchement, on ne peut pas en avoir moins d'envie, et la seule
chose que je puisse actuellement avoir quelque plaisir à croire, c'est que je ne
pouvois faire que ce que j'ai fait. Il faut pourtant que je me trompe, car vous
ne sçauriez concevoir combien j'ai de peine à me le persuader.

Clitandre. Vous ne m'en êtes que plus chere; mais à quelque point que j'approuve
votre délicatesse, je serois fâché que vous ne l'employassiez qu'à vous
tourmenter.

Cidalise. Hélas! Puis-je être aussi tranquille que vous voudriez que je le
fusse, quand je songe qu'un jour peut-être vous trouverez plus de raisons pour
blâmer ma conduite, que vous ne venez de m'en dire pour que je puisse me
l'excuser? il ne lui répond qu'en entreprenant: elle se tait aussi, mais elle
résiste. Clit. En vérité! Cidalise, ce que vous faites est de la derniere
déraison. Vous ne m'aimez donc point? elle le serre tendrement dans ses bras.
mais comment voulez-vous que je vous croie lorsque je vous vois écouter plus vos
craintes que votre tendresse, et démentir par votre conduite tout ce que votre
bouche veut bien me jurer? Accordez du moins quelque chose à mes desirs.

Cidalise. Vous ne sçaurez sûrement pas les contenir, et je n'aurai peut-être pas
la force de les arrêter. ici il lui demande quelque chose, mais presque rien.
Cid. Grand dieu!... me tiendrez-vous parole, et respecterez-vous mes craintes?

Clitandre. Oui, puisqu'enfin je ne puis les bannir de votre esprit. ici elle
consent à ce qu'il lui a demandé; et comme elle l'a prévu, et espéré peut-être,
il lui manque parole. Le lecteur croira facilement qu'elle s'en fâche. Cid. avec
assez de majesté pour l'instant. ah! Monsieur, vous sçavez nos conventions?

Clitandre. Hors celle de nous aimer toujours, je ne crois pas que nous en ayions
fait aucune ensemble; mais quittez, de grace, cet air et ce ton qui ne sont pas
faits pour nous. La cérémonie, que vous conservez encore avec moi, me fait
presque douter que vous m'avez dit que vous m'aimez, et je ne sçaurois vous
exprimer à quel point j'en suis blessé.

Cidalise. avec transport. ah! Vous ne devriez pas pouvoir un moment douter de ma
tendresse; et je serois trop heureuse, si je vous en voyois toujours aussi
satisfait, que vous aurez toujours lieu d'en être persuadé.

Clitandre. Vous me baisez pourtant sans plaisir, et pendant que mon coeur vole
sur vos levres et s'y pénetre de la plus douce des voluptés, je vous vois vous
refuser au même bonheur, ou être incapable de le sentir.

Cidalise. Pourquoi vous plaisez-vous à faire de mes mouvemens une peinture si
infidele?... convenez donc que vous êtes bien injuste! les transports de
Cidalise autorisant en quelque façon les témérités de Clitandre, il lui demande
les complaisances. Comme, sans être les plus fortes que l'on puisse exiger d'une
femme, elles ne laissent pas que d'être singulieres, elle les lui refuse. Il les
demande encore; nouveau refus: il en est piqué, et use d'autorité avec une
insolence que l'on peut dire sans exemple, ou qui du moins n'est pas bien
commune, et doit apprendre aux femmes à ne pas laisser mettre quelqu'un dans
leur lit si légérement. Cid. désespérée. non! ... je ne veux pas... vous
m'offensez mortellement! Eh bien! Monsieur, vous voilà!... voilà pourtant comme
je puis compter sur vous. loin que de si violens reproches le contiennent, et
que la résistance de Cidalise, qu'il doit croire très-réelle, lui donne d'autres
idées, il continue d'employer la violence. Elle lui réussit; car que fera-t-
elle, et quelles sont ses ressources? Ce n'est pas qu'elle ne lui dise qu'il est
un impertinent; mais quand une fois on a pris sur soi d'en être un, il y auroit
assez peu de mérite, et moins encore de sûreté peut-être à cesser d'offenser. Il
continue donc d'abuser de la supériorité de ses forces, tout indigne que cela
est. Ensuite il la regarde en souriant, et d'un air aussi content que s'il eût
fait les plus belles choses du monde, et veut même lui baiser la main. On n'aura
pas de peine à croire qu'après ce qu'on a à lui reprocher, cette marque de
reconnoissance, toute respectueuse qu'elle est, est assez froidement reçue. Cid.
outrée, et d'un ton terrible. laissez-moi, je vous prie, monsieur: je suis
indignée contre vous; vos procédés sont odieux.

Clitandre. Mais voyez donc quelle est votre injustice! Avez-vous pu penser, je
laisse même l'amour à part, que comblé des caresses d'une femme telle que vous,
la modération, que vous me prescriviez, fût en mon pouvoir? D'ailleurs, de quoi
vous plaignez-vous? Ne seroit-ce pas à moi à m'offenser de vous voir me refuser
les complaisances les plus ordinaires? Vous êtes trop singuliere aussi.

Cidalise. Cela n'est pas douteux! Je vois bien que j'aurai toujours tort. Ce
n'est pas là pourtant ce que vous m'aviez promis.

Clitandre. Cessez donc, je vous en conjure, de croire qu'à cet égard j'aie été
d'assez mauvaise foi pour vous promettre quelque chose. Songez que dans les
termes, où nous en sommes ensemble, il n'est plus possible que je vous fasse des
impertinences, et lorsque c'est vous qui offensez l'amour, n'allez pas croire
que je blesse votre dignité.

Cidalise. bien plus doucement. mais, mon dieu! Pensez-vous que je m'aveugle au
point de croire que je ne ferai pas un jour pour vous, plus que vous ne venez
d'exiger de moi? Vous avez raison! Si ma résistance n'étoit fondée sur rien,
elle seroit du dernier ridicule; mais enfin que les motifs en soient pitoyables
ou sensés, vous m'avez, quoi que vous en disiez, promis de les respecter, et je
me crois du moins en droit de me plaindre de ce que vous me manquez de parole.

Clitandre. Vous êtes donc bien fâchée? Ah! Revenez dans mes bras; je meurs
d'envie de vous pardonner vos injustices! Venez! Ne vous dérobez pas à ma
clémence!

Cidalise. en riant. en vérité! Vous êtes singuliérement ridicule! Ah! Clitandre!
Je vous sens bien! apparemment elle a ici quelques raisons pour lui parler comme
elle fait. Clit. N'allez-vous pas vous fâcher encore?

Cidalise. Dans le fond j'aurois de quoi; mais je vois bien, au train que vous
prenez, qu'il faudroit que je ne fisse que cela, et ne fût-ce que pour vous
attraper j'ai quelque envie d'être un peu moins cruelle.

Clitandre. Pour m'attraper! Où avez-vous donc pris cela, s'il vous plaît?

Cidalise. Est-il donc vrai que je sois si injuste? le lecteur aura ici la bonté
de prendre que c'est à lui qu'on fait cette question. Si par hasard, et ce qu'on
a peine à croire, quelque femme lit cet endroit, elle en doit apprendre à ne
jamais insulter personne qu'à bonnes enseignes, c'est-à-dire, qu'il faut qu'elle
se garde bien de parler, dans de certaines occasions, d'après de simples
probabilités auxquelles il seroit possible qu'elle fût attrapée, et qu'elle ne
sçauroit, pour montrer des doutes offensans, être trop sûre physiquement que
cela ne peut pas tirer à conséquence. Clitandre prouve donc à Cidalise, qui
d'abord lui demande pardon, et qui ensuite se fâche très-vivement, qu'elle
auroit beaucoup mieux fait de ne lui avoir pas montré de doutes. C'est en vain
qu'elle lui dit qu'une plaisanterie si simple ne devroit pas avoir des suites si
sérieuses. Soit qu'il en soit réellement piqué, ou qu'il la prenne pour
prétexte, il est certain qu'il s'en venge. toutes réflexions faites pourtant, il
falloit bien que de façon ou d'autre cela finît, et qu'elle eût à se plaindre de
lui autant que vraisemblablement elle s'en flattoit. en cet endroit Clitandre
doit à Cidalise les plus tendres remerciemens, et les lui fait. Comme on ne peut
supposer qu'il y ait parmi nos lecteurs quelqu'un qui ne se soit, ou n'ait été
dans le cas d'en faire, ou d'en recevoir, ou de dire et d'entendre ces choses
flatteuses et passionnées que suggere l'amour reconnoissant, ou que dicte
quelquefois la nécessité d'être poli, l'on supprimera ce que les deux amans se
disent ici, et l'on ose croire que le lecteur a d'autant moins à s'en plaindre,
que l'on ne le prive que de quelques propos interrompus, qu'il aura plus de
plaisir à composer lui-même d'après ses sentimens qu'il n'en trouveroit à les
lire. il est bien vrai qu'il peut y en avoir quelques-uns qui, ne sçachant pas
encore ni comment on remercie, ni comment on est remercié, ne seroient pas fâché
de pouvoir ici s'en instruire; mais on ne veut pas rendre dans l'un la nature
artificieuse, et avoir la barbarie d'ôter à l'autre le plaisir de la surprise.
Clit. se remettant auprès de Cidalise, qui n'ose pas le regarder, ou ne le
regarde qu'avec confusion. eh quoi! Charmante Cidalise, voudrez-vous toujours
vous reprocher d'avoir fait mon bonheur, ou plutôt me punir d'avoir osé me
rendre heureux? Je suis coupable sans doute; mais si vous vouliez vous rendre
justice, vous trouveriez non-seulement bien des raisons pour me pardonner mon
crime, mais même de quoi vous étonner de ce que je ne l'ai pas commis plutôt.
elle se tait, soupire et s'obstine à ne le pas regarder. Il continue. levez donc
sur moi vos yeux; qu'ils me disent si votre bouche ne veut pas le prononcer, que
vous ne me haïssez pas, je ne puis vivre un instant avec la crainte de vous
avoir déplu. Voulez-vous donc me faire mourir de douleur? il lui baise
tendrement les mains. Cid. toujours fâchée. ah! Traître!

Clitandre. Eh bien! Accablez-moi de tous les reproches imaginables: il n'y en a
point sans doute que je ne mérite; mais encore une fois regardez-moi! Dites-moi
donc, de grace, quelle est l'inquiétude qui vous agite?

Cidalise. Hélas! Puis-je n'être pas tourmentée de la crainte de vous perdre.

Clitandre. vivement. ah! Ne vous livrez pas à de si injustes terreurs! Je vous
adore; rien ne m'a jamais été aussi cher que vous; rien ne me le sera jamais
autant.

Cidalise. en le regardant avec une extrême tendresse. est-il bien vrai que vous
m'aimiez encore? Clitandre ne cherche à bannir les craintes de Cidalise qu'en
l'accablant des plus ardentes caresses. Mais comme tout le monde peut n'avoir
pas sa façon de lever les doutes, ceux de nos lecteurs à qui elle pourroit ne
point paroître commode, en prendront une autre, comme de faire dire à Clitandre
les plus belles choses du monde, et ce qu'ils croiront de plus fait pour
rassurer une femme en pareil cas.

Clitandre. Eh! Ingrate! êtes-vous rassurée?

Cidalise. Ah! Clitandre, quel dommage que je ne sçache si bien que le desir
n'est pas de l'amour!

Clitandre. C'est-à-dire que vous doutez encore du mien.

Cidalise. en soupirant. ce doute seroit moins déplacé que vous ne semblez le
croire; mais vous répondez aux miens de façon à me forcer de les renfermer:
pourtant vous ne les détruisez pas.

Clitandre. En croiriez-vous plus à mes sermens?

Cidalise. Cette façon de me parler de votre tendresse n'amuseroit pas tant vos
sens, et flatteroit moins votre vanité; mais j'avoue que toute trompeuse qu'elle
pourroit être encore, elle calmeroit plus mon coeur que les transports que vous
mettez à sa place.

Clitandre. tendrement. ah! Comment pouvez-vous un instant penser que je ne goûte
pas un plaisir extrême à vous parler d'un sentiment qui pénetre mon ame, et qu'à
la vivacité dont vous me le rendez, je crois éprouver pour la premiere fois de
ma vie?

Cidalise. Non, je vous ai coûté trop peu pour que je sois aussi heureuse que
vous me le dites.

Clitandre. En vérité! Vous êtes bien peu raisonnable!

Cidalise. en lui baisant la main avec transport. vous ne sçavez combien je vous
aime, combien je m'abhorre d'avoir été à d'autres qu'à vous, combien même je
vous hais de m'avoir aimée si tard; et quand je songe en effet que si vous aviez
voulu je n'aurois pas eu le malheur d'avoir Eraste, puis-je ne pas vous détester
de me l'avoir laissé prendre?

Clitandre. Eraste! Ne commençoit-il pas à vous plaire quand je revins?

Cidalise. Non, il le cherchoit encore, et si vous m'aviez, à votre retour,
confirmé ce que vous m'aviez écrit, il l'auroit cherché vainement.

Clitandre. Ah! Si je l'avois cru! Mais comment pouvois-je vous supposer pour mon
amour dans de si favorables dispositions, lorsque je vous voyois plus froide et
plus réservée avec moi qu'avec qui que ce fût, et qu'à peine même vous me
marquiez de l'amitié?

Cidalise. Le desir de fuir tout engagement, et la crainte que vous ne nuisissiez
plus que personne à mes résolutions, furent les premieres causes de la froideur
que je vous marquai à votre retour; et la douleur de vous voir reprendre
Célimene, lorsque malgré moi-même je me flattois que vous n'aimeriez que moi,
m'inspira pour vous une haine si violente, que je ne sçais encore comment elle a
pu s'effacer.

Clitandre. Je vous avoue que vos sentimens ne m'ont pas tout-à-fait échappé, et
qu'un jour même sur un mot que vous dites à l'opéra, et qui depuis m'a donné
bien à rêver...

Cidalise. en le baisant avec fureur. tu l'entendis, ingrat! Et tu n'y répondis
pas!

Clitandre. Que voulez-vous? Eraste, de qui vous connoissez les ruses,
s'appercevant sans doute de l'impression que vous faisiez sur moi, et craignant
qu'enfin je ne vous en parlasse, vint le lendemain, avec le plus grand mystere
du monde, m'apprendre, plus d'un mois avant que vous le prissiez, qu'il avoit
tout réglé avec vous, et ce fut cette fausse confidence qui m'empêcha de vous
entendre et de vous répondre, et qui me fit me rengager avec Célimene.

Cidalise. Ne parlons plus de lui, je vous en conjure. Vous ne sçauriez concevoir
à quel point ce souvenir m'afflige, ni combien je me méprise d'avoir eu la
foiblesse de me livrer au plus perfide de tous les hommes, et à celui de tous
peut-être que j'étois le moins faite pour aimer.

Clitandre. C'est comme moi qui ne sçaurois comprendre comment j'ai pris une
Araminte, et dix vilaines bêtes de la même espece.

Cidalise. Belise, par exemple.

Clitandre. Du moins elle est jolie.

Cidalise. J'en conviens; mais elle est à tout le monde.

Clitandre. Oui, un peu cela est vrai. C'est qu'elle a malheureusement pour elle
une sorte de nonchalance dans le caractere qui l'expose à l'inconvénient de ne
sçavoir pas résister; car elle seroit sans cela absolument, ou à peu près comme
une autre.

Cidalise. Comment vous engageâtes-vous avec elle?

Clitandre. M'engager! Moi! Je la pris, à la vérité, mais ce fut sans avoir un
moment l'intention de la garder. C'étoit tout à la fois la femme de France que
je méprisois le plus, et qui me coûtoit le moins.

Cidalise. Vous la prîtes pourtant.

Clitandre. Mais, oui, il le falloit bien. J'allois lui faire une visite que je
lui devois depuis assez long-tems. Je ne sçais comment elle étoit disposée; mais
elle me fit des agaceries, et de si vives, que tout le mépris qu'en ce moment
même elle m'inspiroit, ne m'empêcha pas d'y répondre. Sçavez-vous bien que dans
le fond cela est horrible?

Cidalise. Vous croyez rire, mais je vous assure qu'il n'y a rien de plus infâme
que de se livrer, comme vous faites presque tous, à toutes les occasions qui se
présentent.

Clitandre. Vous ne sçauriez imaginer aussi combien nous nous faisons de
reproches de ces honteuses fragilités, lorsque nous nous trouvons, comme j'avoue
que j'étois alors, avec la plus violente passion du monde dans le coeur, et pour
une femme charmante assurément, puisque c'étoit pour Aspasie.

Cidalise. Je suis bien sûre, malgré cela, que Belise ne vous en crut que pour
elle.

Clitandre. Elle est vaine, je suis ardent; il étoit naturel que dans ce moment-
là nous nous trompassions tous deux.

Cidalise. Cependant vous adoriez Aspasie?

Clitandre. Si je l'aimois! à la fureur!

Cidalise. Mais comment accordiez-vous votre tendresse pour aller avec les
complaisances que vous aviez pour Belise?

Clitandre. Oh! Je n'avois vis-à-vis de moi-même ni la mauvaise foi de prétendre
les accorder, ni le malheur de m'y méprendre. Comblé des faveurs de Belise, et
dans l'instant même où elles prenoient le plus vivement sur moi, vous ne
sçauriez imaginer combien elle étoit loin de mon coeur, et à quel point j'y
sentois l'empire d'Aspasie.

Cidalise. Je le crois. Vous revîtes pourtant Belise?

Clitandre. Oui. Elle n'avoit jamais, à ce qu'elle disoit, soupé en petite
maison, et elle me demanda en grace de lui donner une fête dans la mienne. Il ne
me parut pas possible, dans les termes où nous en étions ensemble, de ne la pas
satisfaire sur cette fantaisie. Je ne vous cacherai même pas qu'elle m'amusa
quelque tems, et que tous les reproches, que je m'en faisois, ne m'empêcherent
pas de la garder un mois. Il est vrai qu'Aspasie en passa plus de la moitié hors
de Paris, et qu'alors j'avois réellement besoin qu'une femme, que j'aimois, ne
fût pas si long-tems absente.

Cidalise. Infidele!... ah! Laissez-moi donc. pour bien entendre cette
exclamation, qui paroît venir à propos de rien, il est nécessaire de sçavoir que
Clitandre tourmente toujours Cidalise de façon ou d'autre. Nouvelles
propositions, nouveaux refus. Plaintes de Clitandre; complaisance de Cidalise.
Il faut au reste qu'elle se plaigne de se trouver trop sensible, et de paroître
craindre que ce ne soit pour Clitandre une raison de se défier de sa constance.
Car sans cela, que voudroient dire les propos qu'on va trouver ici. Clit. Vous
avez de singulieres idées d'imaginer que je vous reprocherai d'être sensible,
moi qui avois toutes les peines du monde à pardonner à Célimene de ne l'être
pas.

Cidalise. Cela est plaisant! à la voir, j'en aurois tout différemment jugé.

Clitandre. Il y a cependant peu de femmes plus froides qu'elle, et vous ne
sçauriez imaginer combien sur cet article il faut peu croire aux physionomies.

Cidalise. Ai-je l'air d'être sensible, moi?

Clitandre. en la regardant avec attention. mais oui; vous avez dans les yeux une
langueur tendre qui promet passablement.

Cidalise. Ah! Vous me désespérez. La chose du monde, que je crains le plus,
c'est de passer pour être si tendre. Vous ne sçavez ce que vous dites. Cette
langueur, que vous me trouvez dans les yeux, peut bien annoncer un coeur
sensible; mais il me semble que ce n'est que les femmes, qui ont une extrême
vivacité, que vous accusez d'être...

Clitandre. Non pas les connoissances, et nous laissons aux jeunes gens, qui
entrent dans le monde, à croire que toutes les femmes ont beaucoup de cette
sorte de sensibilité, et que sur-tout c'est chez celles qui ont du feu dans les
yeux, une grande vivacité dans leurs actions, et de l'inconsidération dans leur
conduite, que l'on en trouve le plus. Pour nous, de la langueur, de l'indolence,
de la modestie, voilà nos affiches.

Cidalise. Vous deviez bien importuner Célimene?

Clitandre. Beaucoup moins que vous ne pensez. Soit caprice, soit vanité, la
chose du monde, qui lui plaît le plus, est d'inspirer des desirs; elle jouit du
moins des transports de son amant. D'ailleurs, la froideur de ses sens n'empêche
pas sa tête de s'animer, et si la nature lui a refusé ce que l'on appelle le
plaisir, elle lui a en échange donné une sorte de volupté qui n'existe, à la
vérité, que dans ses idées; mais qui lui fait peut-être éprouver quelque chose
de plus délicat que ce qui ne part que des sens. Pour vous, plus heureuse
qu'elle, vous avez, si je ne me trompe, rassemblé les deux.

Cidalise. Je ne sçais pourquoi; mais il me semble que j'aimerois mieux le
partage de Célimene que le mien.

Clitandre. C'est-à-dire, que vous voudriez être moins heureuse de la moitié que
vous ne l'êtes. Soyez contente. à quelque point que les idées de Célimene
s'enflammassent, et dans quelque volupté qu'elles sçussent la plonger, ce
désordre ne lui suffisoit pas toujours. Quoiqu'elle eût le malheur d'être
convaincue que les bornes que la nature lui avoit imposées, ne pouvoient se
franchir, elle n'en desiroit pas moins cette jouissance entiere que rien ne
pouvoit lui procurer. Son imagination s'embrasoit; elle se révoltoit contre la
froideur de ses sens, et mettoit tout en usage pour la vaincre. Cette ardeur
dont elle se sentoit brûler, et qui se répandoit dans toutes ses veines,
devenoit enfin un supplice pour elle, et je l'ai vue plus d'une fois pleurer
d'être livrée à des desirs si violens, et de ne pouvoir ni les éteindre, ni les
satisfaire.

Cidalise. Si elle n'a pu parvenir avec vous au bonheur qu'elle cherchoit, je ne
lui conseille pas de le chercher avec un autre.

Clitandre. Je doute en effet qu'elle l'ait trouvé dans le nouveau choix qu'elle
a fait, puisque c'est une sorte d'Eraste qui m'a banni de son coeur; aussi ne
suis-je pas plus flatté que surpris de la voir se ressouvenir de moi un peu
tendrement.

Cidalise. La reprendrez-vous, Clitandre?

Clitandre. Comme vous reprendrez Eraste; de qui je doute qu'à quelque égard que
ce puisse être, vous ayez été contente.

Cidalise. d'un air assez mécontent. ce qui me paroît assez singulier, c'est que
vous semblez croire que ce que vous imaginez qu'il est, me le rendoit
insupportable: c'est pourtant lui qui m'a quittée.

Clitandre. Je n'en suis pas étonné. Ces sortes d'amans, qui, au reste, ne le
sont jamais que par air, après avoir ennuyé beaucoup une femme, finissent
toujours par la quitter, et même avec aussi peu d'égards que s'ils n'avoient pas
besoin de sa discrétion.

Cidalise. Il faut, aux propos que vous tenez, que vous ayez vécu avec des femmes
bien extraordinaires!

Clitandre. N'allez pas croire cela! Je vous jure que hors Aspasie et vous, il
n'y a jamais rien eu de si ordinaire que les femmes qui m'ont honoré de leurs
bontés.

Cidalise. Mais, à ce que je vois, vous en avez eu quelques-unes?

Clitandre. Mais, oui. Comment voulez-vous qu'on fasse? On est dans le monde, on
s'y ennuie, on voit des femmes qui, de leur côté, ne s'y amusent guere: on est
jeune; la vanité se joint au désoeuvrement. Si avoir une femme n'est pas
toujours un plaisir, du moins c'est toujours une sorte d'occupation. L'amour, ou
ce qu'on appelle ainsi, étant malheureusement pour les femmes ce qui leur plaît
le plus, nous ne les trouvons pas toujours insensibles à nos soins. D'ailleurs,
les transports d'un amant sont la preuve la plus réelle qu'elles aient de ce
qu'elles valent. J'ai quelquefois été désoeuvré; j'ai trouvé des femmes qui
n'étoient peut-être pas encore bien sûres du pouvoir de leurs charmes, et voilà
ce qui fait que, comme vous dites, j'en ai eu quelques-unes.

Cidalise. Quelle pitié! Il me semble pourtant que vous m'avez dit plus d'une
fois, et cette nuit même encore, que vous n'avez jamais été homme à bonnes
fortunes.

Clitandre. Je ne l'ai pas du moins été long-tems, et je puis vous jurer que j'ai
aujourd'hui peine à comprendre comment et pourquoi j'ai fait un si pénible et si
méprisable métier. Ce fut d'abord malgré moi, et par la fantaisie de quelques
femmes qui alors donnoient le ton, que je devins à la mode. La réputation que
mes premieres affaires me firent, m'en attira necessairement d'autres, et sans
avoir formé le projet d'avoir toutes les femmes, bientôt il n'y eut point dans
Paris de celles, que leurs vices, encore plus que leurs agrémens, mettent sur le
trottoir, qui ne se crussent obligées de m'avoir, et qu'à mon tour je ne me
crusse obligé de prendre. Enfin, que voulez-vous que je vous dise? La tête me
tourna, et si bien, que sans Aspasie, que j'attaquai comme alors j'attaquois
toutes les femmes, mais de qui je fus forcé de respecter les vertus, et à qui je
ne parvins à plaire qu'en tâchant de les imiter, j'aurois peut-être encore tous
les travers qui me rendoient en ce tems-là si brillant et si ridicule.

Cidalise. Vous vous en croyez donc bien corrigé?

Clitandre. Je le crois peut-être à trop bon marché; mais en cas qu'Aspasie eût
laissé quelque chose à faire, je suis entre vos mains, et je ne connois de plus
digne de finir son ouvrage, que la seule personne qui, à sa place, auroit pu le
commencer.

Cidalise. en le baisant. ah! Clitandre! il la tourmente. finissez donc! On ne
sauroit impunément vous remercier de rien.

Clitandre. Je suis donc bien insupportable! nouveaux transports de Clitandre;
Cidalise s'en fâche d'abord, et finit par les partager. Cid. en le voyant
sourire. ah! Clitandre, quand je meurs d'amour entre vos bras, ma foiblesse
n'est-elle pour vous qu'un spectacle risible?

Clitandre. Je n'aurois jamais cru, je vous l'avoue, que vous eussiez trouvé dans
mes regards de quoi me faire ce reproche? Tout ce que je sçais, c'est que si je
trouvois la même expression dans les vôtres, je croirois avoir plus à vous en
rendre graces qu'à m'en plaindre.

Cidalise. Clitandre, ne me trompez pas, je vous en conjure! Je ne chercherai
point à vous faire l'éloge de mon coeur; mais si vous sçaviez combien je suis
vrai, et avec quelle vivacité je vous aime, vous rougiriez de ne m'aimer que
médiocrement.

Clitandre. Non, vous ne m'aimez pas, puisque vous pouvez vous faire sur moi de
pareilles inquiétudes.

Cidalise. en le baisant avec transport. je ne t'aime pas! Ah dieu!

Clitandre. en la pressant dans ses bras. calmez-vous donc, je vous en conjure à
mon tour; songez que vos craintes me désesperent. Jouissons tranquillement du
bonheur de nous aimer, et que ce soit la seule chose qui nous occupe! Oui! Vos
sentimens seuls peuvent égaler les miens, s'il est vrai cependant que je puisse
jamais vous inspirer autant d'amour que vous m'en faites sentir.

Cidalise. Ah! Ne doutez pas d'un coeur tout à vous, d'une femme qui se pardonne
ses erreurs bien moins facilement que vous-même ne les lui pardonnez, et qui
peut-être même n'est pas contente de vous voir si tranquille sur l'usage,
qu'avant que d'être à vous, elle a fait de son coeur.

Clitandre. Quoi! Vous voudriez que j'eusse l'injustice?...

Cidalise. Oui! Je voudrois que l'on ne pût prononcer devant vous le nom d'Eraste
et de Damis, sans vous faire changer de couleur; que si j'avois le malheur de
les rencontrer, vous ne m'en fissiez pas un moindre crime que si j'eusse cherché
à les revoir. Si vous sçaviez combien les femmes que vous avez aimées, ou avec
qui seulement vous avez vécu, me sont odieuses, vous vous reprocheriez sans
doute de ne les pas regarder tous deux comme vos plus mortels ennemis.

Clitandre. Il seroit peut-être encore moins déraisonnable que dangereux que je
leur voulusse tant de mal d'un bonheur qu'ils ne possedent plus. Je vous adore!
Ne me souhaitez pas jaloux! Si vous sçaviez jusques à quel excès cette passion
m'emporteroit, vous ne voudriez pas sans doute m'en trouver si susceptible.

Cidalise. Ah! Qu'importe? Soyez injuste, soupçonneux, emporté. Comblé sans cesse
des preuves de mon amour, ne vous croyez jamais assez aimé. à quelque point que
vous portiez la jalousie, vous ne me verrez jamais m'en plaindre. Clitandre
toujours plus honnête que Cidalise ne voudroit, croit devoir encore la remercier
des preuves de passion qu'elle lui donne; mais elle s'oppose si sérieusement à
cette politesse, qu'il est forcé de renoncer à ses projets. Il la boude; elle le
baise, le raille sur sa prétention, et ose même lui soutenir qu'il n'est pas
malheureux, pour sa vanité, qu'elle ne s'y prête pas. Ces propos le choque, il
lui soutient que la vanité n'a pas autant de part, qu'elle le pense, au desir
qu'il auroit de lui rendre graces des choses obligeantes qu'elle vient de lui
dire; et comme elle s'obstine à ne le pas croire, il croit devoir lui prouver
qu'il n'a pas de mensonge à se reprocher. enfin elle lui rend justice; mais loin
d'en être plus disposée à le laisser lui marquer sa reconnoissance comme il le
desireroit, elle l'assure que tout ce qu'elle peut est de le plaindre. Cette
plaisanterie ne lui plaît pas, et il se plaint de la trouver si peu
complaisante. Clit. Je ne croyois pas, je l'avoue, que l'on pût badiner sur un
malheur tel que le mien. Cela est, si vous me permettez de vous le dire, d'une
barbarie sans exemple.

Cidalise. Mauvais plaisant! J'aurois presque envie, pour consoler Araminte du
peu de cas que vous aviez fait de ses charmes, et des rigueurs dont vous
l'accablez ici, de lui conter comme quoi vous avez été cette nuit un des plus
galants chevaliers à qui l'on ait oncques octroyé le gentil don d'amoureuse
merci. Elle seroit, à ce que je crois, bien étonnée?

Clitandre. Non, elle ne vous croiroit pas, et sa vanité en effet, devroit la
rendre très-incrédule sur cet article.

Cidalise. Eh! Julie; dites-moi, n'a-t-elle pas eu plus à se louer de vous
qu'Araminte.

Clitandre. Ah! Nous revoici à Julie à présent? C'est-à-dire, que vous voulez
absolument que je l'aie eue? Je ne crois pourtant pas...

Cidalise. L'avoir eue, sans doute.

Clitandre. Mais quand j'aurois quelque doute là-dessus, il seroit mieux placé
que vous ne croyez; après tout, je ne l'ai jamais eue qu'une après-dînée. Est-ce
là dans le fond ce que l'on peut appeller avoir une femme?

Cidalise. Comment peut-on n'avoir qu'une après-dînée une femme d'une certaine
façon? Julie! En vérité! Je ne l'aurois jamais cru.

Clitandre. Ne la blâmez pas, rien ne seroit plus injuste. Il eût été infame à
elle de me garder plus long-tems, et vous-même en conviendrez quand vous sçaurez
de quelle façon les choses se sont passées. Vous vous souvenez que l'été de
l'année derniere fut d'une chaleur extrême. Un de ces jours, où l'on étouffoit,
j'allai la voir. Je la trouvai seule dans un cabinet dont toutes les jalousies
étoient fermées, de grands rideaux, tirés par-dessus, y affoiblissoient encore
la lumiere. Elle étoit sur un sopha, fort négligemment étendue, vêtue plus
négligemment encore. Un simple corset, dont les rubans étoient à demi dénoués,
un jupon fort court étoient ses seuls ajustemens. Sa tête étoit nue, et ses
cheveux, ainsi que le reste de sa personne, étoient dans cette sorte de
dérangement, mille fois plus piquant pour nous que quelque parure que ce soit,
quand, comme chez elle, il est soutenu par tout ce que la propreté la plus
recherchée, la jeunesse et les graces peuvent avoir de plus enchanteur. Vous
sçavez combien elle est jolie. Elle m'avoit souvent tenté, et je le lui avois
quelquefois dit en passant. Il me prit ce jour-là plus d'envie que jamais de lui
dire encore. L'attitude, dans laquelle je la surprenois, étoit charmante, et je
conseillerai à toute femme bien faite d'en prendre une pareille quand elle
voudra faire la plus vive des impressions. Son jupon, sur-tout, lui couvroit
assez peu les jambes. Elle ne l'ignoroit pas sans doute; mais comme, après les
vôtres, je n'en connois pas au monde de plus parfaites, mon arrivée ne lui fit
rien changer à la position où elle étoit. Dans l'instant que j'allois lui dire à
quel point j'étois frappé de ses charmes, elle mit la conversation sur
l'horrible chaud dont nous étions accablés depuis quelques jours. Vous sçavez
qu'elle a fait des cours chez Pagny, et qu'elle donne quelquefois à dîner à
quelques illustres de l'académie des sciences, et il ne vous paroîtra pas sans
doute bien extraordinaire que moyennant tout cela, elle croie sçavoir
parfaitement la physique. Je l'avois si souvent plaisantée sur la fantaisie
qu'elle avoit d'être sçavante, qu'elle crut devoir saisir une si belle occasion
de me prouver qu'elle l'étoit devenue. Elle entama donc une dissertation sur les
effets de la chaleur, et sur la sorte d'anéantissement où elle nous plonge
lorsqu'elle est extrême; ce qu'autant que je puis m'en souvenir, elle prétendoit
être causée par la trop grande dissipation des esprits, et par le relâchement
des fibres. Je la contredis; elle s'anima, et si bien, qu'elle vint enfin
jusques à me soutenir que ce jour-là notamment, il n'y avoit point d'homme qui,
dans les bras de la femme non-seulement la plus aimable, mais encore la plus
aimée, ne se trouvât absolument éteint. Je donnois dans le moment même le plus
furieux démenti du monde à son opinion; cependant, quelque avantage que j'eusse
sur elle, je me contentai de lui dire modestement que je craignois qu'elle ne se
trompât. Ma modestie et la douceur de mon ton la persuaderent apparemment que je
n'avois, pour n'être pas de son avis, aucune bonne raison, et que je
contredisois simplement pour contredire. Cette idée l'armant contre moi d'un
nouveau courage, elle me dit fiérement qu'elle étoit sûre de ce qu'elle
avançoit, et que les premiers physiciens du monde pensoient comme elle là-
dessus. Je lui répondis, toujours avec la même douceur, qu'il n'étoit pas
impossible que l'on fût excellent physicien, et que l'on se trompât pourtant sur
cette matiere; qu'il se pouvoit que ces grands hommes, sur l'autorité de qui
elle se fondoit, n'eussent décidé que d'après eux-mêmes, et que c'étoit à moi
que j'osois appeller de leur jugement.

Clitandre. Assurément! Vous ne pouviez guere jouer à la physique de tour plus
noir.

Clitandre. Je devrois bien, par exemple, vous remercier de cela; mais vous ne
voudriez peut-être pas?

Cidalise. Cela est à parier: continuez votre histoire.

Clitandre. Eh bien; Julie, tenant de plus en plus à son idée, et peut-être ayant
fait là-dessus quelque expérience secrette dont elle n'osoit pas s'appuyer
devant moi, mais qui pouvoit n'en être pas moins la cause de son opiniâtreté, me
dit enfin, d'un air de vanité, qui me choqua, je l'avoue, que s'il y avoit au
monde un homme sur qui le chaud ne prît pas autant qu'elle le soutenoit, cet
homme-là étoit un phénomene. Jugez combien moi, qui avois depuis plus d'un
quart-d'heure, l'honneur d'être ce phénomene, et qui ne m'en croyois guere plus
rare, je fus étonné qu'elle prisât tant une chose dont je faisois si peu de cas.
Loin toutefois d'en vouloir abuser contre elle, je lui répondis toujours avec la
même humilité, que je ne croyois pas qu'un homme qui auroit en lui-même de quoi
n'être pas de son avis, dût s'en estimer beaucoup davantage. Là-dessus elle me
dit, mais d'un air qui me faisoit aisément juger à quel point elle me croyoit
éloigné d'avoir de si fortes preuves contre son systême, que j'étois comme tous
les ignorans, de qui la fantaisie est de disputer contre l'évidence même, et
souvent même contre leur sentiment intérieur. Je lui représentai sur cela qu'il
pouvoit y avoir des miracles; mais je la vis si décidée à n'en pas admettre dans
ce genre, qu'enfin je fus obligé de la convaincre que les physiciens pouvoient
n'avoir pas toujours raison. Elle fut stupéfaite; jamais je n'ai vu de
philosophe plus humilié. Cependant, soit amour-propre, soit préjugé, les
reproches succéderent bientôt à sa confusion. Sans m'en alarmer, je pris la
liberté de lui représenter qu'elle m'avoit forcé en n'admettant aucune de mes
raisons à recourir à une démonstration qui pût la réduire au silence, et lui
prouver que quelque générale que puisse être une regle, on doit toujours y
supposer des exceptions. J'ajoutai que pour l'honneur de la physique, ou pour
achever de se convaincre qu'elle avoit eu tort, elle ne pouvoit se dispenser de
pousser l'expérience jusqu'au bout; que, jusques-là, je ne prouvois qu'à demi
contre son systême, et qu'il lui seroit honteux de se tenir pour subjuguée,
lorsqu'il n'y avoit encore contre elle que des apparences qui pouvoient ne pas
soutenir une épreuve d'une certaine façon. La crainte de s'être en effet cru
trop tôt vaincue; le desir de m'humilier à mon tour; la singularité de la chose;
le moment, la preuve déjà offerte, et que les contradictions n'affoiblissoient
pas; plus que tout cela, sans doute, l'envie de s'éclairer, l'emportement sur
les scrupules vains qui la retenoient encore. Un soupir assez tendre; cette
rougeur que le desir et l'attente du plaisir font naître, si différente de celle
que l'on ne doit qu'à la seule pudeur; des yeux où brilloit l'ardeur la plus
vive, et qui trahissoient l'air sévere qu'elle avoit pris; tout enfin m'annonça
qu'elle ne demandoit pas mieux que de s'instruire, et je ne sçais quel air
ironique, qu'au milieu de tout cela je lui remarquois, m'apprit en même tems que
je ne viendrois pas aisément à bout de son opiniâtreté. Pour n'être pas troublé
dans l'importante leçon que j'avois à lui donner, j'allai fermer la porte, et
revins avec ardeur lui prouver la fausseté de son opinion.

Cidalise. Et vous l'en convainquîtes sans doute?

Clitandre. Oui, mais ce ne fut pas sans peine. Quelque entêtée qu'elle fût, à la
fin elle se rendit. Il est vrai que je la tourmentai cruellement, mais aussi je
la désabusai bien.

Cidalise. Oh! Je m'en rapporte à vous.

Clitandre. Cela est encore bien obligeant, par exemple!

Cidalise. Et sans prétention; c'est peut-être ce que vous ne croirez point.

Clitandre. C'est du moins ce que j'aurois le plus grand desir du monde qui ne
fût pas. Si par hasard vous vous trompiez?

Cidalise. Que Julie se trompât en décidant affirmativement ce que les
circonstances peuvent rendre les autres; cela étoit tout simple; mais que je
m'abuse en sentant ce que je suis, c'est ce qui ne peut pas être. Au reste, et
quoi qu'il en soit, je veux que vous acheviez votre histoire. Je l'ai, je crois,
assez bien payée, pour que vous ne puissiez sans injustice m'en refuser la fin.


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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Une_pa12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Plumes19Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Miniat14Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. James_12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Confes12

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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Empty
MessageSujet: Re: Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.   Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Icon_minitimeSam 21 Juil - 0:42

Clitandre. Comme, si Julie n'est pas bonne physicienne, cela ne l'empêche pas
d'être une des plus aimables femmes qu'il y ait au monde; j'aurois extrêmement
desiré que le cours que je lui faisois commencer, ne se fût pas borné à ce jour-
là, et je la pressai très-vivement de s'engager avec moi. Plus reconnoissante du
soin que j'avois pris de l'éclairer, qu'elle n'étoit fâchée de ce que j'avois eu
raison contre elle, je l'y aurois sans doute déterminée, si l'amour extrême dont
alors elle brûloit pour Cléon, et la crainte que le commerce sçavant, que je
voulois lier avec elle, ne lui fût suspect, ne l'eussent obligée de me refuser.
Persuadée cependant qu'après ce qui venoit de se passer, je retrouverois sans
peine auprès d'elle quelque moment favorable, je n'insistai pas jusques à me
rendre importun, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. J'ai
cependant en vain cherché depuis ces occasions que je croyois devoir trouver si
facilement. Sans avoir avec moi de procédés dont je pusse me plaindre, elle a
seulement évité que je ne la trouvasse seule, tant qu'elle m'a vu pour elle une
sorte d'empressement. L'hiver dernier, pourtant, malgré toutes ses précautions,
je la rencontrai seule chez Lucile, qui n'étoit pas encore rentrée. La solitude
où nous nous trouvions, ranima mes desirs, et l'air contraint qu'elle avoit avec
moi, et que j'interprétois mal, les encouragea. Je lui demandai, en souriant, si
par hasard elle n'auroit point de doutes sur la façon dont le froid opere sur
nous. Elle rougit; je me jettai à ses genoux, et lui dis tout ce que l'on peut
imaginer de tendre et de pressant: elle en fut plus embarrassée qu'émue. Les
droits qu'elle m'avoit donnés, et dont, par les libertés que j'osois prendre en
lui parlant, je ne paroissois que trop me souvenir, loin, comme je m'en
flattois, de séduire ses sens, ne faisoient que l'affliger. N'osant, après ce
qui s'étoit passé entre nous, s'armer d'une sévérité qui auroit pu me paroître
ridicule, et désespéré de la légéreté dont je la traitois, elle se mit à pleurer
amérement. La chose du monde que j'ai toujours le plus détesté, et qui est en
effet la plus indigne d'un honnête homme, est de remporter sur les femmes de ces
triomphes qui les humilient. Sûr de la vaincre, mais n'en doutant pas davantage
qu'en abusant contre elle des raisons qu'elle avoit pour ne me pas résister, je
ne lui causasse la plus vive douleur, je lui demandai pardon de ce que j'avois
fait, et renonçai à ce que je voulois faire. Elle fut si touchée d'une
générosité que mes entreprises ne lui laissoient pas espérer, que je crois
qu'elle m'auroit accordé par reconnoissance plus encore que je n'avois tenté de
lui ravir, si dans le moment même Lucile ne fût pas rentrée. Les bonnes actions,
au reste, ne demeurent jamais sans récompense, et je fus le soir même dédommagé
par Luscinde du sacrifice que j'avois fait à Julie.

Cidalise. avec empressement. ah! Clitandre, je vous en conjure, racontez-moi
l'histoire de Luscinde. C'est de toutes les femmes du monde celle que je hais le
plus, et je ne puis vous exprimer la joie que je ressens quand j'imagine qu'il
lui est arrivé quelque chose de peu digne de la majesté de sentimens dont elle
se pique.

Clitandre. Je veux bien vous faire ce plaisir; mais je ne vous conseille pas de
croire que je vous donne pour rien une de mes plus belles histoires, sur-tout
lorsqu'elle excite si vivement votre curiosité.

Cidalise. tendrement. vous êtes un cruel homme!

Clitandre. Je conviens que j'abuse un peu du desir que vous me marquez
d'entendre cette histoire, et que dans le fond cela n'est pas généreux; mais je
me suis arrangé. Vous ne l'aurez pas à moins que celle de Julie, et vous êtes
bien heureuse que je ne puisse pas vous la mettre à plus haut prix.

Cidalise. Eh bien! Si demain vous voulez venir passer la nuit avec moi, nous
verrons.

Clitandre. Si je le voudrai! Quoi! Vous en doutez? Oui! Je coucherai sûrement
demain avec vous, puisque vous voudrez bien me recevoir dans vos bras; mais vous
sçavez quelle gêne cruelle va succéder à mes transports! Mes yeux même n'oseront
vous rien dire de ce que je sens, ou du moins ils ne le devroient point. Puis-je
vous répondre cependant que mes desirs, plus irrités que satisfaits, ne me
trahiront pas? Je me sens, et ne vous réponds pas de moi, si je vous quitte dans
la fureur où je suis. Songez que nous avons à tromper sur nos sentimens des
personnes fort méchantes et fort éclairées. Eh! Comment voulez-vous que je
puisse dissimuler les miens, quand je ne pourrai vous regarder sans la plus vive
émotion; que vos yeux ne se tourneront pas vers moi, sans pénétrer jusques à mon
ame; que je ne vous verrai pas ouvrir la bouche, sans desirer de vous la fermer
avec mes levres; qu'enfin tout, en vous voyant, me rappellera sans cesse les
plaisirs dont vous m'avez comblé, et me jettera dans l'impatience d'une
jouissance nouvelle? Laissez régner dans mon coeur une volupté plus tranquille,
vous ne m'en verrez pas moins amoureux. Quoi que vous puissiez accorder à mes
desirs, il ne m'en restera que trop encore pour mon supplice!

Cidalise. Eh bien! Sois content!... jouis de toute ma tendresse et des
transports que tu m'inspires! Tu m'apprends, qu'avant toi, je n'ai pas été
aimée, et je sens avec plus de plaisir encore que jamais je n'ai rien aimé comme
toi. Tu troubles... tu pénetres... tu accables mon ame!... mais, sens-tu comme
je t'aime?... je ne me connois plus, je meurs de ton amour et du mien. l'on ne
met pas ici la réponse de Clitandre, quelque vive qu'elle puisse être. On
n'ignore point que tout ce que se disent les amans, n'est pas fait pour
intéresser, et que souvent les discours, qui amusent le plus, sont ceux qu'il
seroit le plus difficile de rendre, et qui valent le moins la peine d'être
rendus. On supprime donc ici, comme en quelques autres endroits, les propos
interrompus qu'ils se tiennent, et l'on n'y rend les deux interlocuteurs que
lorsque le lecteur peut, sans se donner la torture, entendre quelque chose à ce
qu'ils se disent. Cid. voyant que Clitandre la regarde encore avec les yeux
menaçans. ah! Clitandre, n'êtes-vous pas honteux de vous faire craindre encore?
Ne me regardez pas comme vous faites, je vous en conjure, et s'il se peut,
laissez-moi jouir paisiblement de vos sentimens et des miens.

Clitandre. Quel sujet d'inquiétude vous donne-je donc?

Cidalise. Ne pourrois-je pas en trouver dans l'idée où je vous vois que vous me
prouvez beaucoup d'amour, et que vous me plaisez singuliérement, lorsque vous ne
faites peut-être que m'effrayer.

Clitandre. Vous êtes injuste de me prêter cette réflexion: je vous proteste que
je ne la faisois pas. Je me rends simplement à l'impression que font sur moi vos
charmes, et ne pense point du tout que la façon, dont je vous l'exprime, soit de
toutes celles que je pourrois prendre, celle dont vous me devez sçavoir le plus
de gré. Je ne crois pourtant pas non plus, à vous dire vrai, que ce doive être
pour vous une raison de douter de ma tendresse.

Cidalise. Vous avez de nous dans le fond une opinion bien singuliere, et je vous
avoue que je ne suis pas sans crainte d'en être un jour la victime.

Clitandre. Il est si peu vrai que je pense de toutes les femmes de la même
façon, que je n'ai point été surpris de ne pas recevoir de vous des complimens
sur un mérite qui a paru à la respectable Araminte digne des plus grands éloges.

Cidalise. Je serois étonnée en effet que nous louassions les mêmes choses.

Clitandre. Il est juste aussi de dire que sans compter la différence qu'il y a
entre votre façon de penser et la sienne, vous n'avez pas les mêmes besoins.

Cidalise. Que je serois humiliée s'il vous étoit possible de faire entre nous,
sans la plus grande injustice, la plus légere compassion!

Clitandre. Je ne crois point, par exemple, quelque aisément que vous conceviez
des terreurs, avoir jamais à vous guérir de celle-là.

Cidalise. En vérité! C'est une odieuse femme, et j'aime à croire, pour l'honneur
de mon sexe, qu'il y en a peu qui lui ressemblent.

Clitandre. Il y en a de son genre, je crois, plus que vous ne pensez, et moins
que nous le disons.

Cidalise. Mais à propos, vous me devez l'histoire de Luscinde.

Clitandre. Non, toutes réflexions faites, elle vous plairoit peu, et je vous ai
trompée, quand je vous ai dit qu'elle vous amuseroit. C'est une chose si simple,
si ordinaire, que je doute qu'elle vaille la peine d'être contée. Figurez-vous
que c'est une aventure de carrosse, de ces choses que l'on voit tous les jours,
une misere enfin.

Cidalise. N'importe, je veux la sçavoir.

Clitandre. Convenez que vous cherchez encore plus à me distraire qu'à vous
amuser.

Cidalise. Soit; mais parlez toujours.

Clitandre. Oronte, qui le soir même que j'avois rencontré Julie chez Lucile,
s'étoit en soupant brouillé, je ne sçais pourquoi, avec Luscinde, s'en alla sans
l'en avertir. Comme elle comptoit qu'il la remeneroit, et qu'en conséquence elle
n'avoit pas fait revenir son carrosse, elle fut aussi piquée de ce procédé
qu'elle devoit l'être, et me proposa de la remettre chez elle. Nous nous
connoissions depuis long-tems, et même dans une espece d'intervalle elle avoit
paru avoir sur moi quelques vues. Aussi-tôt que nous fûmes seules, nous
invectivâmes tous deux contre Oronte. Elle me parut si humiliée de ce qui venoit
de se passer, que je crus qu'étant aussi sincérement son ami que je l'étois, je
ne pouvois me dispenser ni de l'exhorter à la vengeance, ni même de m'offrir en
cas qu'elle prît ce parti-là, qu'au reste je tâchai de lui faire envisager comme
le seul qu'elle pût prendre en honneur, après le sanglant affront qu'on lui
faisoit. Je n'eus pas de peine à lui prouver qu'il étoit nécessaire qu'elle se
vengeât: mais à quelque point que la colere l'animât, je ne la persuadai pas
d'abord aussi facilement que je m'en étois flatté, qu'il falloit qu'elle se
vengeât dans le moment même. Les propos tendres, dont j'entremêlois mes
conseils, me parurent aussi lui faire assez peu d'impression; cependant le tems
pressoit. Je sentois que si je lui laissois le tems de la réflexion, je la
perdrois, ou en supposant qu'elle ne pardonnât pas à Oronte une brusquerie qui
n'avoit, selon toute apparence, que quelque jalousie, ou moins encore peut-être,
pour sujet; qu'il faudroit, pour la déterminer en ma faveur, des soins que je ne
me souciois pas de lui rendre. Je me souvins qu'un jour qu'il étoit question de
ce qu'on appelle des impertinences, elle ne s'étoit pas déclarée contre à un
certain point, et qu'elle avoit même dit, en plaisantant, qu'elle les trouvoit
moins offensantes que l'indifférence. Mais quelque espérance que j'eusse qu'une
impertinence de ma part pourroit la blesser moins que de la part d'un autre, ce
moyen me paroissoit un peu violent, et tout pressé que j'étois qu'elle se
déterminât, je crus encore devoir lui remontrer le tort qu'elle se faisoit en ne
se vengeant pas. Soit que le desir me donnât plus d'éloquence que de coutume,
soit, comme il n'arrive que trop souvent aux femmes, dans un mouvement de dépit,
que ses réflexions ne fissent qu'ajouter à sa colere, et que par cette raison il
me fallût moins pour la persuader, je la trouvai beaucoup plus disposée à me
croire qu'elle ne l'étoit dans le premier moment. D'abord que je la sentis
ébranlée, je cherchai à la décider pour moi par des discours plus animés que
ceux que je lui avois déjà tenus, et la pressai de ne point permettre que je ne
réparasse que le plus léger des torts qu'Oronte avoit avec elle. Comme elle ne
me répondit point, je crus devoir interpréter son silence en ma faveur, et
j'agis en conséquence. Je lui montrois peu de sentimens, mais beaucoup d'ardeur,
et il n'est que trop ordinaire que l'un remplace l'autre, et mene même beaucoup
plus loin. Elle me dit d'abord que j'étois un insolent, je le sçavois bien
qu'elle crieroit, mais elle ne crioit pas; et quand elle auroit eu recours à
quelque chose de si indécent, mon cocher, à moins que je n'eusse crié moi-même,
n'auroit pas arrêté. Comme il falloit cependant dire quelque chose à Luscinde,
je convins avec elle qu'à la vérité elle pouvoit me trouver un peu trop libre,
mais que l'amour, le desir, (excuses éternelles de toutes les impertinences qui
se sont faites, se font, et se feront) devoient me justifier à ses yeux; qu'au
reste, puisque l'un et l'autre m'avoient emporté si loin, et que plus je
devenois coupable, plus je trouvois de raisons de m'applaudir de mon crime, je
me rendrois criminel jusques au bout. Je ne sçais si c'est qu'un ton ferme vous
impose presque toujours, ou qu'en même tems que je trouvois, comme je lui
disois, des raisons pour m'applaudir de mon crime, elle en trouvoit pour
m'excuser; mais elle s'adoucit au point de me dire simplement que cela étoit
ridicule. Quand je n'aurois pas senti, par la foiblesse de cette expression,
combien la colere, qu'elle avoit contre moi, s'affoiblissoit, mon parti étoit
pris et je n'en aurois pas plus cessé d'être coupable. Elle n'en douta pas
apparemment; mais quelles que fussent là-dessus ses idées, ce qu'il y a de sûr,
c'est qu'avant que d'arriver chez elle, elle étoit vengée.

Cidalise. Mais il n'y a qu'une rue de chez Julie chez elle?

Clitandre. Cela est vrai, mais elle est longue, et j'ai un cocher qui a un si
prodigieux usage du monde, que je ne remene jamais de femme la nuit, qu'il ne
suppose que j'ai des choses fort intéressantes à lui dire, et qu'il ne prenne en
conséquence l'allure qu'il croit que je lui commanderois, si je le mettois au
fait de mes intentions. Le chemin, par cette attention de sa part, devenoit donc
beaucoup moins court. D'ailleurs, elle étoit d'une colere, et moi d'un
emportement qui devoient nécessairement la déterminer, la rue eût-elle même été
beaucoup plus courte. Soit cependant qu'elle eût fait quelques réflexions sur la
promptitude singuliere avec laquelle elle s'étoit vengée, soit qu'elle craignît
qu'Oronte naturellement ombrageux, n'apprît qu'après l'avoir remenée, j'étois
entré chez elle, nous ne fûmes pas plutôt à sa porte, qu'elle reprit le ton
majestueux, et me dit que cela étoit infame, que de ses jours elle n'iroit en
carrosse avec moi, qu'elle ne m'auroit jamais cru capable d'une insolence
pareille avec une femme de sa sorte. Je convins aisément que j'avois été trop
vîte; que je ne concevois pas moi-même comment j'avois osé lui manquer à ce
point-là; que j'en étois d'une honte horrible, d'autant plus que de pareilles
façons n'étoient guere plus à mon usage qu'au sien, et que j'osois lui jurer
qu'elle étoit la premiere avec qui je me fusse oublié à ce point-là. Je me
doutois qu'une justification, aussi obligeamment tournée, ne lui plairoit pas,
et je fus peu surpris de la voir me remercier, avec beaucoup d'aigreur, de la
préférence que je lui avois donnée. L'amour, le tendre amour fut encore mon
excuse. Pendant qu'elle me querelloit, et qu'entre autres duretés elle me disoit
que je la prenois apparemment pour une fille d'opéra, mon carrosse étoit entré
dans sa cour; et je me préparois à la conduire respectueusement chez elle,
lorsqu'elle me dit avec emportement qu'elle ne vouloit pas que je descendisse.
Je lui représentai d'abord avec douceur qu'il seroit du dernier ridicule que je
ne lui donnasse pas la main; que ses gens et les miens ne sçauroient qu'en
penser; qu'elle ne pouvoit même me montrer de la colere, sans s'exposer à les
instruire de ce qui étoit arrivé; qu'elle se perdroit par cette indiscrétion;
que je lui étois trop sincérement attaché pour la laisser se livrer à des
mouvemens qui pouvoient avoir de si fâcheuses suites; que d'ailleurs il m'étoit
impossible de la quitter, sans lui avoir mille fois demandé pardon à ses genoux,
et sans avoir, par mon respect, tâché d'obtenir ma grace. Elle ne me répondit à
tout cela qu'en voulant sortir impétueusement du carrosse. Je la retins, et
paroissant en fureur à mon tour, je lui dis que je ne souffrirois pas qu'elle se
perdît. Soit qu'elle jouât tous ces mouvemens pour se réhabiliter un peu dans
mon esprit, ou, ce que j'ai plus de peine à croire, qu'elle fût véritablement
fâchée, je fus encore fort long-tems sans pouvoir parvenir à la calmer. Enfin,
quand elle fut lasse de feindre de la colere, ou d'en avoir, elle me dit qu'elle
voyoit bien quel étoit mon projet; que le desir de l'outrager encore avoit
beaucoup plus de part à l'envie que j'avois de descendre avec elle, que le desir
de ménager sa réputation; mais qu'elle sçauroit se dérober à mes insolentes
entreprises, et qu'elle ne me parleroit qu'en présence de ses femmes. Eh bien!
Madame, lui répondis-je d'un ton ferme, j'aurai donc le plaisir de les avoir
pour témoins de tous les transports que vous m'inspirez. Quoique cette courte
réponse et la fermeté de mon ton lui imposassent, elle chercha, mais vainement,
à me dérober la peur que je lui faisois, et elle me répondit courageusement:
nous verrons! Eh bien! Madame, repliquai-je avec un feint emportement, vous
verrez. Là-dessus nous descendîmes de carrosse, moi l'appellant marquise la plus
familiérement du monde, et pour ne lui laisser aucun doute sur mes intentions,
lui serrant de toutes mes forces la main que je lui tenois. Oh! Tant qu'il vous
plaira, monsieur le comte, me dit-elle, tout bas; mais vous n'en partirez pas
moins, je vous assure. En honneur! Lui répondis-je, je ne vous conseille point
de me le proposer, si vous ne voulez pas vous exposer à une scene qui pourroit
ne vous être pas agréable. Dans le fond, comme je vous l'ai dit, je l'effrayois,
et la peur qu'elle eut qu'en effet je ne fisse un éclat, la détermina, mais avec
toute l'humeur imaginable, à passer avec moi dans ce petit cabinet que vous
connoissez, et qui donne sur le jardin. Elle se mit d'abord à s'y promener avec
une sorte de fureur. Sûr que cette promenade l'ennuieroit bientôt, je ne m'y
opposai pas, et debout, les yeux baissés, dans un morne silence, j'attendis
qu'elle jugeât à propos de s'asseoir. Enfin elle tomba dans un grand fauteuil,
la tête appuyée sur une de ses mains, et tout-à-fait dans l'attitude de
quelqu'un qui rêve douloureusement. Je ne l'y vis pas plutôt, que je courus me
jetter à ses genoux. Elle me repoussa d'abord avec assez de violence; mais enfin
je saisis la main cruelle qui me repoussoit, l'accablai des baisers les plus
ardens. Elle fit, pour la retirer, quelques efforts, dont, tout exagérés qu'ils
étoient, je sentis aisément la mollesse. J'osai alors la serrer dans mes bras,
mais plus avec l'affectueuse tendresse de l'amour qu'avec la brusque pétulance
du desir. Quoique je ne crusse pas avoir à la ramener de bien loin, et que sa
colere m'eût peu alarmé, je ne pouvois, après le manque de respect dont elle se
plaignoit, et qui, à dire la vérité, avoit été un peu violent, ne pas paroître
la croire aussi fâchée qu'elle affectoit de l'être, sans lui donner peut-être
contre moi plus de fureur encore qu'elle ne vouloit en montrer. Je ne l'aimois
pas, mais elle me plaisoit, et quoiqu'elle ne se fût point opposée à l'insolence
que je lui avois faite, de façon à me faire penser qu'elle la regardât comme une
violence, elle n'y avoit pas mis non plus l'aménité et les graces inséparables
du consentement. Enfin, je l'ignorois encore à certains égards, et je ne voulois
pas que rien manquât à ma victoire. Un autre peut-être n'auroit cherché à
excuser son crime qu'en rejettant sur elle la moitié; mais quoique je ne sçusse
parfaitement qu'il n'avoit tenu qu'à elle que je ne fusse beaucoup moins
coupable, je mis tout généreusement sur le compte de mon insolence. Tout en lui
faisant des protestations de respect, j'écartois mais d'une main qui paroissoit
timide, un mantelet, qui, à ne pas mentir, me déroboit d'assez belles choses. Je
ne sçais si la façon honnête dont je m'y prenois, et qui en effet annonçoit
beaucoup d'égards, l'empêchoit de s'opposer à mes entreprises, ou si, toute à sa
colere, elle ne pensoit pas à ce que je faisois; mais enfin ce mantelet jaloux
ne me nuisit plus. J'avois assurément de quoi louer ce qui s'offroit à mes yeux,
mais je crus que des transports lui diroient mieux que des éloges, l'impression
que j'en recevois, et je l'en accablai. Je crois bien qu'elle avoit peine à
concilier le profond respect, dont je me vantois pour elle, avec mes
emportemens, et qu'elle voyoit aisément à quel point j'étois en contradiction
avec moi-même; mais elle crut apparemment que je le sentois aussi-bien qu'elle,
et qu'il seroit inutile de me le dire, ou mes transports, auxquels je joignois
de tems en tems toute la galanterie imaginable, satisfaisant son amour-propre,
et peut-être troublant ses sens, elle n'eut la force ni de les arrêter, ni de me
faire honte de mon inconséquence. En paroissant toujours me résister, elle
commençoit à s'abandonner dans mes bras. Toutes mes prieres cependant n'avoient
pu encore en obtenir un regard, et quoique je n'eusse pas besoin de lire dans
ses yeux pour m'instruire de ses dispositions et pour m'encourager à en
profiter; je voudrois, comme je vous l'ai dit, que rien ne manquât à mon
triomphe, et je la pressai tendrement de daigner honorer d'un de ses regards un
infortuné qui l'adoroit. Enfin j'obtins cette faveur, et comme je m'en étois
douté, je trouvai dans ses yeux plus de trouble que de colere. Ce moment de
bonté de sa part ne fut pas plus durable que l'éclair. Je la pressai donc encore
de me le rendre, et ne l'en pressai pas vainement. Ah! Laissez-moi, monsieur, me
disoit-elle assez tendrement, et s'il se peut, ne vous faites pas haïr
davantage. Avec quelque douceur que ces paroles fussent prononcées, je ne pus
tranquillement m'entendre dire que j'étois haï, et je pris la liberté de lui
demander si c'étoit ainsi qu'elle pardonnoit. Un sourire plus tendre peut-être
qu'elle ne le croyoit elle même, fut toute sa réponse, et vous n'aurez pas de
peine à deviner comment je remerciai sa bouche de ce souris. Elle s'attendoit si
peu à une familiarité de ce genre, qu'elle n'eut pas le tems de s'arranger de
façon que je n'obtinsse que les apparences de la faveur que je lui ravissois, et
que j'en jouis aussi délicieusement que si elle me l'eût accordée le plus
volontairement du monde. Ce nouveau bonheur que je me procurois, (car vous
pensez bien que dans le carrosse mille choses avoient été négligées) n'étoit
pourtant pas sans contradiction. Si de tems en tems j'avois lieu de me louer de
l'indulgence de Luscinde, plus souvent même elle sçavoit me prouver que je ne
lui faisois que violence; et quoique je sentisse que le desir étoit en elle plus
vrai que la colere, cette alternative me blessoit. Cependant comment le lui
dire, sans lui rendre une liberté dont elle auroit pu abuser contre moi? Il
auroit fallu essuyer de nouveaux reproches, me jetter dans de nouvelles
justifications, et perdre dans ces miseres un tems que je pouvois mieux
employer. Je crus, toutes réflexions faites, que le meilleur moyen, que j'eusse
pour triompher de son entêtement, étoit de m'entêter à mon tour; et bientôt il
ne me fut pas possible de douter que je n'eusse pris le meilleur parti. Aussi-
tôt que je la sentis aussi raisonnable que je le desirois, j'achevai de me
dépouiller des apparences de respect que je conservois encore à certains égards,
et je voulus voir jusques où elle porteroit la clémence. Je ne la trouvai pas
d'abord aussi étendue que j'avois cru devoir m'en flatter, et j'eus encore
quelques irrésolutions à combattre. Sa résistance me donnant enfin plus
d'impatience que de plaisir, et convaincu que j'avois porté les égards bien au-
delà de ce que la situation l'exigeoit, je me déterminai, en soupirant, au seul
coup d'autorité qui pût terminer cette discussion, et m'en trouvai parfaitement
bien. Il est vrai que Luscinde me fit sentir d'abord qu'elle se croyoit encore
offensée; mais je la vis enfin, plus à ce qu'elle étoit qu'à ce qu'elle vouloit
paroître, oublier tout à la fois qu'elle aimoit Oronte, et qu'elle ne m'aimoit
pas, et trouver dans la vengeance tous les charmes qu'on dit qu'elle a.

Cidalise. Comment, traître! Vous m'aviez dit que cette histoire ne m'amuseroit
pas? Et je la trouve délicieuse!

Clitandre. Dans le fond elle n'est pas absolument mauvaise. Je pense pourtant
que Luscinde la trouveroit détestable, et voilà comme on ne plaît pas à tout le
monde; mais prouvez-moi du moins que vous m'en avez quelque obligation.

Cidalise. Non.

Clitandre. Comment non.

Cidalise. D'ailleurs, elle n'est pas finie cette histoire, et je n'ai pas oublié
que je vous l'ai payée d'avance; encore pourrois-je voir si vous ne m'en deviez
plus rien.

Clitandre. Mais si je ne veux pas la finir, moi?

Cidalise. Je doute que j'y perdisse beaucoup, et que vous ne m'ayez pas raconté
ce qu'elle a de plus intéressant.

Clitandre. Eh bien! Par exemple, vous vous trompez. Mais, quoi qu'il en soit, il
n'en est pas moins certain que vous n'aurez ce qui en reste qu'au prix dont vous
en avez payé le commencement.

Cidalise. Ne me parlez pas comme cela, car sérieusement vous me faites peur. il
veut la tourmenter. oh! Pour cela non, vous ne m'attraperez plus. elle prend
contre lui toutes les précautions imaginables. Clit. Ah! Cela est beau! Voilà
d'agréables procédés!

Cidalise. Je suis fâchée qu'ils vous déplaisent; mais vous pouvez compter que de
la nuit je n'en aurai pas d'autres. Au lieu de me tourmenter comme vous faites,
et d'avoir les prétentions du monde les plus ridicules, que ne me finissez vous
cette histoire?

Clitandre. Allons, je le veux bien, puisqu'enfin il en faut passer par-là. Vous
croyez peut-être que je ne suis si doux que parce que cela m'est plus commode
que de m'obstiner contre vous? Il est pourtant réel...

Cidalise. Oh! Mon dieu! Je vous rends là-dessus toute la justice possible.

Clitandre. C'est que je ne voudrois pas que vous crussiez...

Cidalise. Eh non! Je ne crois rien à votre désavantage, soyez tranquille... en
vérité, je vous dispensois des preuves. Eh bien! Je suis convaincue, aurai-je
enfin le reste de l'histoire?

Clitandre. Les torts se trouvant assez également partagés entre Luscinde et moi
pour qu'elle ne pût, avec quelque apparence de justice, me dire encore que
j'étois un impertinent, elle ne fut pas plutôt revenue de l'erreur où je venois
de la plonger, qu'elle baissa les yeux avec les marques de la plus grande
confusion. Je sentis que dans le premier moment ce ne seroit point par des
transports que je la tirerois d'un état si désagréable, et je crus ne pouvoir
mieux lui adoucir les reproches que je voyois qu'elle se faisoit, qu'en lui
remettant devant les yeux les torts d'Oronte, et en lui représentant vivement à
quel point il lui avoit manqué. J'ajoutai que l'on pouvoit pardonner à un homme
des scenes particulieres; mais que quand il s'oublioit assez pour en faire de
publiques et pour ne rien respecter, il étoit impossible de lui passer des
éclats si scandaleux, et que j'osois assurer que, depuis que j'étois dans le
monde, je n'avois rien vu d'aussi déplacé que la scene de ce soir-là, et qu'elle
étoit la seule qui eût pu si long-tems garder un amant qui ne sçavoit exprimer
son amour que par les jalousies les plus injurieuses et les plus violens
procédés. Ce discours produisit sur elle l'effet que j'en avois espéré. Elle
reprit feu, convint que j'avois raison, s'emporta contre lui avec toute la
vivacité que vous lui connoissez, et ne fut plus surprise que d'avoir attendu si
tard à se venger d'un amant si incommode et si peu respectueux. à mesure qu'elle
cessoit de se trouver si coupable, je devenois, comme de raison, fort innocent à
ses yeux. Le zele ardent qu'elle me voyoit pour ses intérêts; je ne sçais
quelles comparaisons elle s'avisa de faire entre Oronte et moi, et qu'en ce
moment elle tournoit à mon avantage; une sorte de goût que peut-être elle prit
subitement pour moi, la forcerent enfin à prendre ce ton tendre et familier que
je lui avois jusques-là vainement desiré. J'y répondis de la façon qui pouvoit
l'encourager le plus, et quoiqu'à dire la vérité, ce ne fût point par le
sentiment que dans cette conversation je brillasse le plus, elle trouva que
j'étois l'homme de mon siecle qui avoit le plus de délicatesse, et même s'étonna
fort de ne s'en être pas apperçue plutôt. Ce qui lui avoit paru avec quelque
sorte de raison, la plus énorme des insolences, ne fut bientôt plus qu'une de
ces témérités dont l'amant le plus respectueux ne peut pas toujours se défendre;
un de ces momens malheureux où l'on est emporté malgré soi-même, et qu'il est
impossible qu'une femme ne pardonne pas lorsque c'est par l'amour, et non par le
desir qu'on est entraîné. Quoique tous ces propos m'assurassent suffisamment de
ma grace, je voulus qu'elle m'accordât tout ce dont l'impétuosité de ma passion
m'avoit forcé de me priver, et que, pour effacer jusques aux plus légeres traces
de mon impertinence, nous suivissions toutes les progressions que notre affaire
auroit eues, si nous eussions eu le tems de la filer. Je lui dis donc le plus
vivement du monde que je l'adorois. Bientôt l'aveu le plus tendre me paya de
celui que je venois de faire, et fut suivi de toutes les petites faveurs qui
pouvoient le confirmer. Celles-là en amenerent d'autres; elle ne m'opposa de
résistance que ce qu'il en faut pour ajouter aux plaisirs. L'amour entroit, à la
vérité, dans tout cela pour assez peu de chose; mais nous fûmes long-tems sans
nous appercevoir qu'il nous manquât. Quoiqu'elle ait mille choses charmantes,
que peu de femmes en ressemblent tant, qu'elle soit vive, sensible, et qu'elle
ait pour un amant, ou l'à-peu près de cela, mille graces, toutes plus piquantes
les unes que les autres, je ne sçais par quel caprice de goût elle me paroissoit
plus faite pour amuser un homme quelque tems que pour le fixer. Nous ne nous en
appercevons peut-être pas; mais à quelque point que ce qu'on appelle moeurs et
principes, soit décrédité, nous en voulons encore. Je n'avois donc nulle envie
de la garder, à moins que (comme j'ai, lorsque je n'aime point, on ne peut pas
moins d'orgueil) elle ne se fût arrangée de façon qu'Oronte, ou même quelque
autre ne m'eût sauvé auprès d'elle l'embarras de la représentation, et ne m'eût
permis de rester dans la foule. Quoique je ne désespérasse pas de l'amener sur
cet article à un accommodement, elle me disoit des choses si tendres, et prenoit
si sérieusement pour l'avenir de si grandes mesures, que je ne sçavois comment
lui exposer un projet qui prouvoit si peu de sentiment et même d'estime. Ce
n'étoit pas qu'il ne me fût aisé de lui promettre plus encore qu'elle
n'exigeoit; mais je ne voulois pas avoir avec elle le mauvais procédé de la
faire rompre avec un homme qui étoit du moins fort nécessaire à sa vanité,
lorsque je ne voulois pas le remplacer. Je ne me pressai cependant point de la
tirer d'une erreur où dans cet instant j'avois besoin qu'elle restât, et qui, en
excusant son ardeur, la faisoit se livrer à la mienne sans crainte, et même sans
scrupule. Quelque vive que fût entre nous la conversation, j'étois assuré
qu'elle ne se soutiendroit pas toujours sur le ton où nous l'avions commencée,
et je crus, pour lui exposer mes intentions, devoir attendre qu'elle vînt à
languir. Aussi-tôt que ce moment que, malgré les plaisirs que je goûtois,
j'attendois avec impatience, fut arrivé, je me mis à lui parler du désespoir où
seroit Oronte de perdre, et par sa seule faute, la seule femme qui pût rendre un
homme parfaitement heureux. Elle me demanda si je croyois qu'il y fût si
sensible, et je lui répondis affirmativement que je ne doutois pas qu'il n'en
mourût de douleur. Ce sera donc par vanité, reprit-elle; car à sa façon de se
conduire, il ne se peut pas que je lui suppose un autre sentiment. Oh! Pour fort
amoureux, repliquai-je, il est impossible que vous ne conveniez pas qu'il l'est.
Là-dessus je lui exprimai finement, mais avec autant de feu que d'étendue, tout
ce qu'Oronte avoit fait pour lui prouver qu'il avoit pour elle tout l'amour
qu'il est possible de sentir, et en avouant qu'il avoit des torts avec elle, je
lui fis remarquer qu'il n'en avoit aucun qu'elle pût imputer à l'indifférence;
que depuis quatre ans qu'il l'adoroit, elle n'avoit à lui reprocher que des
jalousies, à la vérité fort dures, fort offensantes, et qu'elle avoit raison de
vouloir punir, mais qui n'étoient en lui un crime singulier que par leur
emportement et leur continuité, puisque tout amant en est coupable plus ou
moins. Dans l'instant où j'avois commencé à lui parler d'Oronte, j'avois vu ses
sourcils se froncer, et son visage devenir sévere, comme si elle eût voulu par-
là me dire de ne lui point parler d'un objet qui lui déplaisoit; mais lorsque
j'eus commencé à m'étendre sur l'amour qu'il avoit pour elle, et sur-tout ce
qu'il avoit fait pour lui prouver à quel point elle lui étoit chere, elle prit
insensiblement, malgré elle, l'air de l'intérêt, se mit à rêver profondément, à
soupirer de même, et enfin il lui fut impossible de retenir ses larmes au
portrait, qu'en la suppliant de l'oublier, je lui fis de sa tendresse et de ses
agrémens, et de pouvoir comprendre comment elle avoit pu lui faire un moment
l'injustice de ne s'en pas croire adorée.

Cidalise. En vérité! Vous êtes singuliérement méchant!

Clitandre. Que vouliez vous donc que je fisse? Que je la gardasse?

Cidalise. Non, mais que vous ne la prissiez pas.

Clitandre. J'aurois mieux fait sans doute; mais sans compter qu'elle est assez
bien pour qu'on puisse être tenté de l'avoir, j'avois à me venger d'Oronte, qui,
pendant que j'étois aimé d'Aspasie, avoit indécemment fait tout son possible
pour me supplanter. Je m'étois bien promis de ne pas manquer la premiere
occasion qui se présenteroit de lui en marquer ma reconnoissance, et je crus ne
le pouvoir mieux qu'en lui rendant sa maîtresse, après ce que j'en avois fait.

Cidalise. Rien n'étoit assurément ni plus judicieux, ni plus équitable.

Clitandre. Mais oui: c'étoit, je crois, le seul parti qu'il y eût à prendre. Mes
discours cependant embarrassoient Luscinde, d'autant plus qu'en lui exagerant
les charmes et la tendresse d'Oronte, je lui parlois avec feu de mes sentimens.
Je vis avec un secret plaisir qu'il s'en falloit peu qu'elle ne crût et l'aimer
à la folie, et me haïr raisonnablement. Je ne me fus pas plutôt apperçu de l'un
et de l'autre, que je me mis en devoir de reprendre avec elle des libertés, qui,
par notre dernier arrangement, devenoient entre nous tout-à-fait simples; mais
dont, par la nouvelle révolution que son coeur venoit d'éprouver, il étoit
impossible qu'elle ne me fît pas un crime. Avec quelque adresse qu'elle cherchât
à me dérober son trouble, ses remords, ses nouveaux voeux, et la répugnance avec
laquelle elle se livroit encore à des transports, qui, quelques instans
auparavant, prenoient tant sur son ame, elle m'inspiroit trop peu d'amour, et
j'ai trop d'usage de ces sortes de choses pour qu'elle pût me tromper sur ses
mouvemens. Elle ne répondoit plus, soit à mes carresses, soit à mes
protestations, que par ce sourire faux et cette complaisance froide et forcée
que l'on a pour un amant qui ne plaît plus, et à qui l'on n'ose le dire. Muette,
les yeux baissés, se refusant même, lorsqu'elle sembloit se prêter toute entiere
à ce même objet qu'elle venoit d'oublier si parfaitement; non, jamais je n'ai vu
l'humeur et le dégoût se peindre avec si peu de ménagement et tant de naïveté.
Un moment d'orgueil me fit regretter d'avoir voulu m'en donner le plaisir, et
je fus sur le point d'être assez injuste pour la gronder le plus vivement du
monde, de me faire essuyer des humiliations que je m'étois moi-même cherchées.
Heureusement pour elle et pour moi, ce mouvement de fatuité ne fut pas long, et
loin de m'aveugler sur la sorte de chaleur qu'il rendoit à mes sens, et de le
prendre pour de l'amour, je sçus m'en rendre le maître, et me voir tel que
j'étois. Ne pouvant sortir, que par des reproches, de l'embarras où je m'étois
mis, je les fis du moins décens et modérés, et j'eus tout le soin possible que
rien de trop humiliant pour elle ne les empoisonnât. J'avois raison, car j'avois
assurément plus de tort qu'elle, qui auroit borné tout son ressentiment contre
Oronte à se plaindre de lui avec moi, et tout au plus à de simples projets de
vengeance, si je n'eusse pas abusé contre elle de l'état violent où elle se
trouvoit, et que je ne lui eusse pas arraché des faveurs qu'elle n'eût peut-être
jamais songé d'elle-même à m'accorder. Ce fut donc sans fiel et sans amertume
que je me plaignis qu'elle s'étoit trompée sur son coeur, lorsqu'elle avoit cru
que je lui faisois oublier Oronte. Un regard et un soupir, qui m'apprirent
combien en effet elle se reprochoit de l'avoir cru, furent toute sa réponse. Je
lui dis alors tout ce que l'on peut dire d'honnête et de flatteur à une femme
par qui l'on est quitté, et l'assurai que j'étois d'autant moins surpris du
malheur qui m'arrivoit avec elle, qu'au milieu même de tout ce qu'elle avoit
fait pour moi, elle m'avoit fait sentir combien elle tenoit encore à l'homme
qu'elle sembloit me sacrifier. J'ajoutai qu'il me seroit, s'il se pouvoit
pourtant, plus cruel encore de la posséder malgré elle-même, qu'il ne m'auroit
été doux de la tenir de son coeur; que quelque chose que j'en pusse souffrir, je
devois cesser de me croire des droits de l'instant où elle ne les avouoit plus,
et que j'aimois mieux n'avoir auprès d'elle que le stérile nom d'ami, que de
conserver malgré elle le titre d'amant, lorsqu'il ne pourroit servir qu'à faire
le malheur de sa vie. Que quelques femmes sont singulieres. Il est certain
qu'après ce qui venoit de se passer entre nous deux, et dans la situation où
elle se trouvoit, il ne pouvoit lui arriver rien de plus heureux que la douceur
avec laquelle je lui permettois de cesser de m'aimer. J'aurois naturellement dû
en attendre des remerciemens; mais elle sentit plus le tort que, par cette
facilité à me dégager, je semblois faire à ses charmes, que le sacrifice que je
faisois à ses sentimens, et si elle eût la force de ne pas s'en plaindre, elle
n'eut pas celle de me dissimuler le mécontentement de son amour-propre. Je ne
sçus, pendant quelque tems, si je paroîtrois l'avoir remarqué, ou si je
continuerois à suivre mon objet; mais la réflexion que je fis que tout ce que je
lui dirois sur cela ne feroit qu'allonger cette scene, et que cru amoureux ou
indifférent, elle n'en retourneroit pas moins à son premier goût, me détermina
pour le second parti. Après quelques tergiversations, de vengeur je devins
confident. Ce second rôle ne flattoit pas autant ma vanité que le premier, mais
comme il me convenoit davantage, ce fut sans aucun chagrin que je vis Luscinde
passer vis-à-vis de moi, de toutes les fureurs de l'amour à la plus cruel
froideur. Quelle révolution!
Mais, ô cruel amour! Ce sont-là de tes coups! Luscinde enfin poussa
l'indifférence si loin, et prit en même tems une si grande confiance en mon
amitié, qu'elle ne craignit pas de me consulter sur ce qu'elle avoit à faire. Je
lui répondis avec le même sang froid que d'abord que je voulois bien me
sacrifier, rien n'étoit moins embarrassant que son affaire; que je me flattois
qu'elle me rendoit assez de justice pour ne pas douter de ma discrétion; mais
que comme il se pouvoit qu'Oronte, qui véritablement est d'une jalousie à
désespérer, apprît que j'avois passé la nuit chez elle, et qu'il ne s'en
tourmentât si l'on paroissoit vouloir le lui cacher, j'irois ce matin-là même le
gronder sur ses caprices, et lui dire que j'avois vainement employé la plus
grande partie de la nuit à la prier de les lui pardonner. Elle approuva
l'arrangement que je lui proposois, et me promit une amitié éternelle.

Cidalise. Cela est assurément bien beau de part et d'autre, et cette affaire ne
pouvoit pas plus noblement se terminer.

Clitandre. Se terminer! Oh! Elle ne l'est pas encore.

Cidalise. Quoi! Lui arriva-t-il encore de changer d'avis? En vérité! Je le
voudrois.

Clitandre. Oh! Que non! Ce que j'ai encore à vous dire, est d'une bien plus
grande beauté; mais tout admirable que cela est, je ne veux pourtant pas trop
vous le faire attendre. Dans l'instant que j'allois quitter Luscinde, et que
nous ne nous faisions plus que de très-foibles protestations d'amitié, il me
parut plaisant d'en obtenir encore des faveurs, malgré l'amour ardent dont alors
elle brûloit pour Oronte. Cette idée me parut à moi-même si singuliere, et si
peu faite pour réussir, moi ne voulant employer ni menaces ni violence, que je
crus ne pouvoir trop finement la mettre en oeuvre. Je feignis donc de la
regarder avec plus d'ardeur que jamais.
Je poussai de profonds soupirs, levai au ciel des yeux d'une tristesse à faire
pleurer. Comme emporté par la force des mouvemens qui m'agitoient, je me
précipitai à ses genoux, et n'épargnai rien enfin de tout ce qui pouvoit lui
prouver que j'étois accablé du sacrifice qu'elle me forçoit de lui faire, et ne
craignis même pas d'ajouter qu'il étoit assez vraisemblable que je n'y
survivrois pas. Quand il auroit été possible que de si grandes plaintes ne
l'eussent pas émue, son amour-propre avoit été trop piqué de la facilité avec
laquelle je m'étois détaché d'elle, pour qu'il ne fût pas infiniment sensible à
mon retour. Elle me pria donc bien sérieusement de continuer de vivre. Je la
conjurai à mon tour, s'il étoit vrai qu'elle s'intéressât à ma vie, de me
recevoir encore une fois dans ses bras. Cette proposition parut l'étonner; mais
à ses regards je jugeai qu'elle ne la trouvoit pas si absurde, et même qu'elle
ne m'en sçavoit pas absolument mauvais gré. Il se pouvoit aussi que la nécessité
de me ménager, et la crainte que je ne me vengeasse de ses refus par quelque
malhonnête indiscrétion, entrassent pour beaucoup dans la douceur avec laquelle
elle la recevoit. Quoi qu'il en soit, elle me répondit seulement, avec toute la
bonté que je pouvois attendre d'une amie sincere, que mes regrets n'en seroient
que plus cruels, et que si j'étois sage, je devrois bien plus songer à éteindre
mon amour qu'à chercher à le rallumer. Je convins qu'elle avoit raison; mais je
n'en insistai pas moins, et le caprice, la crainte et la vanité lui tenant lieu
de tendresse, et même de compassion: au moins, Clitandre, me dit-elle en se
préparant à me secourir, souvenez-vous que c'est vous qui le voulez; et si ma
complaisance pour vous produit l'effet que j'en crains, ne soyez pas assez
injuste pour m'en rendre responsable. Croyant alors m'avoir suffisamment averti,
elle se livra d'assez bonne grace à mes empressemens. Je vous avouerois bien une
noirceur que je lui fis; mais c'est que je crains qu'elle ne vous paroisse trop
forte. Dans le fond ce n'est pourtant qu'une expérience, et il n'est pas défendu
d'en faire.

Cidalise. Au contraire, elles ne peuvent qu'être utiles, et d'ailleurs c'est le
goût d'aujourd'hui.

Clitandre. C'étoit ainsi que vous avez pu le juger par mon récit, non-seulement
sans amour, mais même avec d'assez foibles desirs que je l'avois priée de
m'accorder une derniere preuve de son amitié. Il étoit par conséquent tout
simple que je ne fusse pas ému à un certain point. Son coeur n'étoit pas non
plus dans une disposition plus favorable que le mien, et nous commençâmes tous
deux cet entretien, sans apporter à ce que nous disions une attention assez
marquée pour que nous ne puissions pas voltiger sur d'autres objets. Nous
restâmes assez long-tems tous deux dans cette sorte d'indifférence. Enfin il me
parut qu'elle commençoit à ne plus voir les choses avec tant de
désintéressement. Ce n'étoit pas qu'elle m'aimât plus qu'elle ne me l'avoit
promis; mais apparemment elle s'amusoit davantage. Il me prit envie de voir s'il
est vrai que la machine l'emporte sur le sentiment, autant que bien des gens le
prétendent; et pour m'éclairer sur cela, dans l'instant que Luscinde sembloit
avoir oublié toute la nature, ou ne plus exister que pour moi. Ah! Madame,
m'écriai-je, pourquoi faut-il que dans des momens si doux je ne puisse perdre le
souvenir de mon rival? Ou pourquoi du moins ne puis-je vous le faire oublier?
Car enfin je ne le vois que trop, l'heureux Oronte peut seul vous occuper.
Désespérée de vous voir dans mes bras, vous n'aspirez qu'au bonheur de vous
retrouver dans les siens, et ce seroit en vain que je me flatterois de le bannir
un seul instant de votre coeur.
Non, Clitandre, me répondit-elle courageusement, vous ne vous abusez pas, je
l'adore.
Et ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'en faisant à Oronte une si tendre
déclaration, elle m'accabloit des plus ardentes caresses, et me donna même les
plus fortes preuves de sensibilité qu'en ce moment là je pusse attendre d'elle.

Cidalise. Et vous avez conclu de cette épreuve si honnête...

Clitandre. Que les femmes disent plus vrai que nous ne croyons, quand elles
affirment que les plaisirs les plus vifs ne font point oublier à une femme, qui
pense avec une certaine délicatesse, l'objet dont elle a le coeur rempli, et que
quand ce n'est pas lui qui les lui procure, il n'en est pas moins celui à qui
elle voudroit toujours les devoir; ah! C'est une chose bien vraie que celle-là!
Mais, pour en être convaincu, j'avois réellement besoin d'une expérience comme
celle que j'ai faite.

Cidalise. Ah! Scélérat!

Clitandre. Pourquoi donc? Que peut-on faire de mieux que de chercher à se guérir
de ses préjugés, et sur-tout de ceux auxquels les autres peuvent perdre?
Au reste pour cesser de vous parler de Luscinde, je lui tins parole dans tous
les points. Vous êtes la seule à qui j'aie raconté cette histoire. Je forçai
Oronte à s'avouer coupable, et l'envoyai aux pieds de Luscinde lui demander
pardon de ses injustices.
J'intercédai même pour lui, et j'eus la gloire de voir mettre dans le traité
qu'ils conclurent entre eux, que c'étoit à ma seule considération qu'on lui
accordoit la paix. Cette aventure enfin m'a donné un vrai plaisir, et je n'y ai
depuis jamais songé sans rire.

Cidalise. Et moi, je ne vous entends pas sans trembler. Vous me paroissez avec
les femmes d'un libertinage et d'une mauvaise foi qui me donnent les plus vives
terreurs, et qui me font cruellement repentir de ma foiblesse pour vous.

Clitandre. Je ne vous conterai plus d'histoires, puisque le seul usage que vous
sçachiez en faire, est de vous tourmenter; et pour vous faire mettre des bornes
à vos craintes, j'en mettrai désormais à ma confiance. Ce que je puis pourtant
vous jurer, et avec la vérité la plus exacte, c'est que je suis naturellement
fidele, et que vous serez, j'ose vous le dire, étonnée de ma régularité.

Cidalise. Hélas! Dieu le veuille! elle fait sonner sa pendule. déjà sept heures!

Clitandre. Pour moi, je ne me leve ordinairement qu'à dix, et je doute que ce
soit avec vous que j'apprenne à devenir plus matineux. Vous sentez bien
d'ailleurs qu'il ne se peut pas que je vous quitte sans vous avoir bien
rassurée.

Cidalise. sortant de son lit. et moi, je vous proteste que je sonnerai plutôt
Justine que de souffrir que vous me tourmentiez davantage.

Clitandre. Ah! Sans doute! Cela seroit beau! Croyez-moi, venez vous recoucher.

Cidalise. Et mon lit? Vous m'avez promis de le refaire.

Clitandre. Volontiers. Je puis dire, sans trop me vanter, que Justine, toute
fameuse qu'elle est, ne fait pas un lit mieux que moi. ils refont le lit. Cid.
Hélas! Tant mieux! Je n'eus jamais plus besoin d'être bien couchée.

Clitandre. C'est-à-dire, qu'on ne pourra vous faire sa cour qu'un peu tard?

Cidalise. Oh! Très-tard, en effet. Et je vous défends de plus de parler à aucune
des femmes qui sont ici, à Luscinde sur-tout, que je ne sois levée.

Clitandre. Je ne vois pas pourquoi elle vous paroît plus à craindre qu'une
autre; mais ce dont je suis convaincu, c'est que je serois pour elle moins
dangereux que personne, et que depuis notre aventure elle a pensé sur moi
absolument comme Julie, quoique j'aie plus d'une fois tenté de la faire vivre
avec moi sur le ton de liberté qui auroit à la fois convenu aux desirs qu'elle
m'inspiroit, et au peu d'amour que j'avois pour elle.

Cidalise. Il est en effet assez singulier qu'elle ne se soit pas prêtée à des
vues si raisonnables.

Clitandre. Mais oui: cela est peut-être plus extraordinaire que vous ne pensez.
Eh bien que dites-vous de votre lit?

Cidalise. Que jamais il ne m'a paru mieux fait. Je suis bien surprise de vous
trouver ce talent!

Clitandre. Il ne vous paroît peut-être rien; mais je vous jure que jusques à un
certain âge, il y en a peu qui soient aussi nécessaires que celui-là.

Cidalise. Vous avez beau le vanter! Je vous jure que je ne vous en estime pas
davantage.

Clitandre. Je trouve, à ce que vous me dites-là, assez peu de reconnoissance, et
je ne sçais si, pour vous punir de votre ingratitude, il ne me seroit pas permis
de gâter un ouvrage dont on me sçait si peu de gré.

Cidalise. Ah! Cela seroit horrible lorsque, si vous l'aviez voulu, j'aurois été
sans vous avoir la plus légere obligation, on ne peut pas mieux couchée.

Clitandre. Vous m'avez insulté!

Cidalise. Eh bien! Je veux pousser l'injure jusqu'au bout; je ne vous crains
pas.

Clitandre. Je trouve à cela, si vous me permettez de vous le dire, plus de
courage que de prudence; mais ne seroit-ce pas pour avoir le plaisir d'être
vaincue, que vous me désiriez.

Cidalise. Non pas absolument; mais seroit-il bien vrai que ma sécurité fût si
déplacée?

Clitandre. Je me flattois de vous avoir corrigée de ces doutes-là, par exemple.

Cidalise. En vérité! S'il faut vous parler sérieusement, je n'en ai pas.

Clitandre. Cela ne seroit-il point un peu obscur? Me rendez-vous justice, me
faites-vous injure? Ah! Ce doute me tourmente trop pour me le laisser. il se
venge. Cid. Ah! Clitandre, je vous demande pardon.

Clitandre. Il est bien tems!

Cidalise. En vérité! Vous êtes bien vain!... un lit, qui étoit le mieux fait du
monde... vous êtes réellement insupportable!

Clitandre. Trouvez-vous?... le lecteur ne doit pas conclure de ce que lui dit
Cidalise, que c'est sérieusement qu'elle le gronde. Il est vrai qu'elle a peut-
être un peu d'humeur. (eh! Qui n'en auroit pas à sa place? ) mais il est pour le
moins tout aussi vrai qu'elle finit par ne lui en plus montrer. Cid. Vous en
irez-vous, à présent?

Clitandre. Si vous le voulez absolument, il le faut bien; mais je ne sçaurois
m'empêcher de vous dire qu'en pareil cas on ne m'a jamais renvoyé de si bonne
heure.

Cidalise. Cela se peut; mais de grace, allez-vous en. il ouvre la porte. Cid.
Ah! Clitandre, bien doucement, je vous prie.

Clitandre. Un autre talent que j'ai, c'est d'ouvrir une porte plus doucement que
personne, et de marcher avec une légéreté incompréhensible.

Cidalise. Hélas! Vous n'avez que trop de talens, et si cela dépendoit de moi, je
donnerois volontiers ceux des vôtres, dont vous faites peut-être le plus de cas,
pour la certitude que vous me serez fidele.

Clitandre. Oh! Sans doute, vous feriez-là un beau marché! Allez, mon ange, je
vous la donnerai à moins de frais. il lui baise tendrement la main. adieu,
puissiez-vous, s'il se peut, m'aimer autant que vous êtes aimée vous-même! elle
ne lui répond qu'en lui prouvant qu'elle l'aime. Ils se séparent.

_________________
J'adore les longs silences, je m'entends rêver...  
James
Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Une_pa12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Plumes19Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Miniat14Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. James_12Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Confes12

Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit. Sceau110
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Prosper Jolyot De Crébillon. (1674-1762) La Nuit.
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