ACTE 3 SCENE 2
Servilius, Valerie.
Servilius.
Ouy sénat, ton orgueil va tomber sous mes coups,
et je viens de choisir le poste, où ma furie...
mais que vois-je ?
Valerie.
Ah, seigneur, vous fuyez Valerie ?
Servilius.
Eh ? Que pretendez-vous ? Venez-vous dans ces lieux
redoubler ma douleur par de tristes adieux ?
Croyez-vous, par vos pleurs, ébranler ma constance ?
Valerie.
Non, seigneur, je n' ay plus de si haute esperance.
Il est vray, jusqu' icy, charmé de ses liens,
vôtre coeur à mes voeux soûmettoient tous les siens,
mes moindres déplaisirs inquietoient son zele :
mais ce temps-là n' est plus ; ce coeur est un rebelle,
que l' hymen enhardit, par ses superbes droits,
à mépriser enfin la douceur de mes loix.
Il me fuit ; il me laisse en proye à mille allarmes,
et montre en m' affligeant un courage affermy,
plus que s' il se vangeoit d' un cruel ennemy.
Servilius.
Qu' entens-je, Valerie ? Est-ce à moy que s' adresse
ce reproche odieux, que fait vôtre tendresse ?
Est-ce moy dont l' hymen a glacé les ardeurs ?
Suis-je enfin ce rebelle insensible à vos pleurs ?
Valerie.
Non, vous ne l' êtes plus, lors que je vous écoute.
Je ne puis plus sur vous conserver aucun doute.
Vôtre aspect rend le calme à mon coeur agité :
mais, pour n' abuser pas de ma facilité,
donnez-moy des raisons qui puissent vous défendre,
quand je ne pourrai plus vous voir ny vous entendre.
Tout prêt à me quitter, ne me déguisez rien.
Dites-moy...
Servilius.
C' est assez, quittons cet entretien,
Valerie, et sur quel que soit vôtre empire,
respectez un secret, que je ne puis vous dire.
Valerie.
Eh ? Que pouvez-vous craindre ? Ah ! Connoissez-moy mieux,
et que mon sexe icy ne trompe point vos yeux.
Ne me regardez point comme une ame commune,
qu' étonne le peril, qu' un secret importune :
mais comme la moitié d' un heros, d' un romain,
comme un fidele amy receu dans vôtre sein,
qui sceut depuis long-temps, par une heureuse étude,
de toutes vos vertus s' y faire une habitude,
d' un zele genereux, du mépris de la mort,
d' une foy toûjours ferme en l' un et l' autre sort.
Mon coeur peut desormais tout ce que peut le vôtre ;
et de quoy que le ciel menace l' un et l' autre,
pour vous je puis sans peine en braver tous les coups,
ou bien les partager, s' il le faut, avec vous.
Servilius.
Ah ! Vos bontez pour moy n' ont que trop sceu paroître,
et mon sang est trop peu, pour les bien reconnoître.
Mais avec tant d' ardeur, pourquoi me demander
ce que ma gloire icy ne vous peut accorder ?
Souffrez que mon devoir borne vôtre puissance.
Les secrets, que je cache à vôtre connoissance,
sont tels... mais où se vont égarer mes esprits ?
Adieu.
Valerie.
Vous me fuiez en vain. J' ay tout compris.
Nôtre départ remis, vôtre fureur secrete,
dont cet air sombre et fier m' est un seur interprete,
vôtre ardeur à me fuir, contre vous tout fait foy.
Vous voulez vous vanger de mon pere.
Servilius.
Qui ? Moy ?
Valerie.
Vous même. Vainement vous me le voulez taire.
Mon amour inquiet de trop prés vous éclaire.
Rutile et Manlius, pour qui vous me fuiez,
par leurs communs chagrins avec vous sont liez.
De là ces entretiens, où l' on craint ma presence ;
et s' il faut m' expliquer sur tout ce que je pense,
de tant d' armes, seigneur, l' amas prodigieux,
qu' avec soin Manlius fait cacher dans ces lieux,
aprés ce qu' on a dit de ses projets sur Rome,
marquent d' autres desseins, que la perte d' un homme,
de ses affrons recens, encor tout furieux,
sur le senat sans doute il va faire...
Servilius.
Grands dieux !
Qu' osez-vous penetrer ? Sçavez-vous, Valerie,
quel peril desormais menace vôtre vie ?
Que vôtre seureté dépend à l' avenir,
d' effacer ce discours de vôtre souvenir ?
Par le moindre soupçon pour peu qu' on en aprenne,
c' est fait de vôtre vie, ensemble et de la mienne.
Vous êtes en ces lieux l' ôtage de ma foy.
Je le suis de la vôtre.
Valerie.
Ah ! Je fremis d' effroy.
Moy l' ôtage odieux d' une aveugle furie,
par qui doivent perir mon pere et ma patrie ?
Servilius.
Ah ! Retenez vos cris. Est-ce là ce grand coeur ?
Valerie.
Ouy, c' est luy, qui pour vous peut braver le malheur,
mais qui frémit pour vous d' une action si noire.
Vous, à vôtre vangeance immoler vôtre gloire ?
Contre vôtre païs former de tels desseins ?
Vous au sang de mon pere oser tremper vos mains ?
En ce jour, il est vrai, son courroux redoutable
vient de combler les maux dont le poids nous accable.
Mais c' est mon pere, enfin, seigneur. Pouvez-vous bien
verser vous-même un sang, où j' ay puisé le mien ?
à qui même est uni le sang qui vous fit naître ?
Quoy, sans craindre les noms de meurtrier, de traître,
ce coeur jusqu' à ce jour si grand, si genereux,
médite avec plaisir tant de meurtres affreux ?
Quelques charmes d' abord que la vangeance étale,
songez qu' à ses auteurs elle est toûjours fatale,
et qu' en proye au remords qui suit ses noirs effets,
souvent les mieux vangez sont les moins satisfaits.
Servilius.
Vous jugez mal de moy. Je cherche, Valerie,
moins à vanger mes maux, qu' à sauver ma patrie.
Ce n' est point, pour la perdre, un sanglant attentat,
je verse un mauvais sang, pour en purger l' etat.
Valerie.
Et de quel sang plus pur pouvez-vous bien pretendre
de remplacer celuy que vous voulez répandre ?
De qui prétendez-vous sauver vôtre païs ?
Du senat, des consuls, par le peuple haïs ?
Ah ! D' un peuple insensé suivez-vous les caprices ?
Et quoyque le senat ait pour vous d' injustices,
quoyque puisse à nos coeurs inspirer le courroux,
n' est-il pas et plus juste, et plus digne de nous,
de souffrir seuls les maux qui troublent nôtre vie,
que de voir dans les pleurs toute nôtre patrie ?
Ne croyez pas pourtant qu' aprés un tel discours
je trahisse un secret, d' où dépendent vos jours.
Ces jours sont pour mon coeur d' un prix, que rien n' égale.
Mais, si, pour desarmer vôtre fureur fatale,
mon pere dans mes pleurs ne trouve point d' appuy,
j' en atteste les dieux, je peris avec luy.
Je vous laisse y penser.