IX
On a dit quelque part qu'il n'est homme sur terre
Dont le coeur en secret ne recherche et n'espère
Un certain idéal qu'il a toujours rêvé.
Je crois que la plupart meurt sans l'avoir trouvé.
Au fond d'un petit bourg de la vieille Limagne
Vivaient, loin des regards, au pied d'une montagne,
Deux Esprits, faits pour l'ordre et pour la pauvreté,
Deux époux, deux amants heureux, pleins de beauté,
Riches de ces trésors que n'a pas la richesse,
D'un amour sans nuage et d'un coeur sans vieillesse.
Ce n'est pas que jamais ils eussent pris les soins
D'un avare bonheur qui veut fuir les témoins.
Mais l'amour leur faisait chercher la solitude,
Peut-être aussi le lieu, peut-être l'habitude,
Car l'habitude est tout au pauvre coeur humain.
Un soir que tous les deux reprenaient le chemin
De leur toit, un cheval accourut hors d'haleine,
Et, faisant sous les pieds disparaître la plaine,
Rudement, tout à coup, s'abattit à leurs yeux.
Sur quoi, le cavalier, s'excusant de son mieux
Et contre les frimas demandant un asile,
Tous les trois de concert regagnèrent la ville.
On arrive, on s'assoit; voilà le souper prêt.
L'étranger cependant à tout reste muet:
"Sainte Vierge! mon Dieu! lui dit la jeune femme,
Qu'avez-vous? Est-ce donc que notre pauvreté
Vous fait répudier notre hospitalité?"
L'étranger répondit. "Dieu m'en garde, madame.
Lorsque j'étais heureux, je n'avais point encore
De nos illusions dissipé le trésor,
Avant que mon errante et fugitive étoile
Si loin de ma patrie eut emporté ma voile,
(Je vous l'avoue, hélas! ce n'est point un secret)
J'eus le malheur d'aimer une femme assez belle
Pour qu'on puisse rassurer qu'elle vous ressemblait.
Elle est morte! Oui, madame, et d'une mort cruelle,
Et si d'abord ici vous m'avez vu rêver,
C'est que, malgré moi-même...". Il ne put achever.