CHAPITRE XI.
QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
L'ÉCHO.
Tandis que le caquet des bijoux occupait l'académie, il devint dans les
cercles la nouvelle du jour, et la matière du lendemain et de plusieurs
autres jours: c'était un texte inépuisable. Aux faits véritables on en
ajoutait de faux; tout passait: le prodige avait rendu tout croyable. On
vécut dans les conversations plus de six mois là-dessus.
Le sultan n'avait éprouvé que trois fois son anneau; cependant on débita
dans un cercle de dames qui avaient le tabouret chez la Manimonbanda, le
discours du bijou d'une présidente puis celui d'une marquise: ensuite on
révéla les pieux secrets d'une dévote; enfin ceux de bien des femmes qui
n'étaient pas là; et Dieu sait les propos qu'on fit tenir à leurs
bijoux: les gravelures n'y furent pas épargnées; des faits on en vint
aux réflexions.
«Il faut avouer, dit une des dames, que ce sortilége (car c'en est un
jeté sur les bijoux) nous tient dans un état cruel. Comment! être
toujours en appréhension d'entendre sortir de soi une voix impertinente!
-Mais, madame, lui répondit une autre, cette frayeur nous étonne de
votre part: quand un bijou n'a rien de ridicule à dire, qu'importe qu'il
se taise ou qu'il parle?
-Il importe tant, reprit la première, que je donnerais sans regret la
moitié de mes pierreries pour être assurée que le mien se taira.
-En vérité, lui répliqua la seconde, il faut avoir de bonnes raisons de
ménager les gens, pour acheter si cher leur discrétion.
-Je n'en ai pas de meilleures qu'une autre, repartit Céphise; cependant
je ne m'en dédis pas. Vingt mille écus pour être tranquille, ce n'est
pas trop; car je vous dirai franchement que je ne suis pas plus sûre de
mon bijou que de ma bouche: or il m'est échappé bien des sottises en ma
vie. J'entends tous les jours tant d'aventures incroyables dévoilées,
attestées, détaillées par des bijoux, qu'en en retranchant les trois
quarts, le reste suffirait pour déshonorer. Si le mien était seulement
la moitié aussi menteur que tous ceux-là, je serais perdue. N'était-ce
donc pas assez que notre conduite fût en la puissance de nos bijoux,
sans que notre réputation dépendît encore de leurs discours?
-Quant à moi, répondit vivement Ismène, sans m'embarquer dans des
raisonnements sans fin, je laisse aller les choses leur train. Si c'est
Brama qui fait parler les bijoux, comme mon bramine me l'a prouvé, il ne
souffrira point qu'ils mentent: il y aurait de l'impiété à assurer le
contraire. Mon bijou peut donc parler quand et tant qu'il voudra: que
dira-t-il, après tout?»
On entendit alors une voix sourde qui semblait sortir de dessous terre,
et qui répondit comme par écho: «Bien des choses.» Ismène ne s'imaginant
point d'où venait la réponse, s'emporta, apostropha ses voisines, et fit
durer l'amusement du cercle. Le sultan, ravi de ce qu'elle prenait le
change, quitta son ministre, avec qui il conférait à l'écart, s'approcha
d'elle, et lui dit: «Prenez garde, madame, que vous n'ayez admis
autrefois dans votre confidence quelqu'une de ces dames, et que leurs
bijoux n'aient la malice de rappeler des histoires dont le vôtre aurait
perdu le souvenir.»
En même temps, tournant et retournant sa bague à propos, Mangogul
établit entre la dame et son bijou, un dialogue assez singulier. Ismène,
qui avait toujours assez bien mené ses petites affaires, et qui n'avait
jamais eu de confidentes, répondit au sultan que tout l'art des
médisants serait ici superflu.
«Peut-être, répondit la voix inconnue.
-Comment! peut-être? reprit Ismène piquée de ce doute injurieux.
Qu'aurais-je à craindre d'eux?...
-Tout, s'ils en savaient autant que moi.
-Et que savez-vous?
-Bien des choses, vous dis-je.
-Bien des choses, cela annonce beaucoup, et ne signifie rien.
Pourriez-vous en détailler quelques-unes?
-Sans doute.
-Et dans quel genre encore? Ai-je eu des affaires de coeur?
-Non.
-Des intrigues? des aventures?
-Tout justement.
-Et avec qui, s'il vous plaît? avec des petits-maîtres, des militaires,
des sénateurs?
-Non.
-Des comédiens?
-Non.
-Vous verrez que ce sera avec mes pages, mes laquais, mon directeur, ou
l'aumônier de mon mari.
-Non.
-Monsieur l'imposteur, vous voilà donc à bout?
-Pas tout à fait.
-Cependant, je ne vois plus personne avec qui l'on puisse avoir des
aventures. Est-ce avant, est-ce après mon mariage? répondez donc,
impertinent.
-Ah! madame, trêve d'invectives, s'il vous plaît; ne forcez point le
meilleur de vos amis à quelques mauvais procédés.
-Parlez, mon cher; dites, dites tout; j'estime aussi peu vos services,
que je crains peu votre indiscrétion: expliquez-vous, je vous le
permets; je vous en somme.
-A quoi me réduisez-vous, Ismène? ajouta le bijou, en poussant un
profond soupir.
-A rendre justice à la vertu.
-Eh bien, vertueuse Ismène, ne vous souvient-il plus du jeune Osmin, du
sangiac(28) Zégris, de votre maître de danse Alaziel, de votre maître de
musique Almoura?
(28: Nom générique des provinces et des gouverneurs de ces
provinces en Turquie.)
-Ah, quelle horreur! s'écria Ismène; j'avais une mère trop vigilante,
pour m'exposer à de pareils désordres; et mon mari, s'il était ici,
attesterait qu'il m'a trouvée telle qu'il me désirait.
-Eh oui, reprit le bijou, grâce au secret d'Alcine(29), votre intime.
(29: Voir plus haut, p. 151.)
-Cela est d'un ridicule si extravagant et si grossier, répondit Ismène,
qu'on est dispensée de le repousser. Je ne sais, continua-t-elle, quel
est le bijou de ces dames qui se prétend si bien instruit de mes
affaires, mais il vient de raconter des choses dont le mien ignore
jusqu'au premier mot.
-Madame, lui répondit Céphise, je puis vous assurer que le mien s'est
contenté d'écouter.»
Les autres femmes en dirent autant, et l'on se mit au jeu, sans
connaître précisément l'interlocuteur de la conversation que je viens de
rapporter.