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 Alfred de Vigny (1797-1863) LE DÉLUGE MYSTÈRE. I

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Alfred de Vigny (1797-1863) LE DÉLUGE  MYSTÈRE.  I Empty
MessageSujet: Alfred de Vigny (1797-1863) LE DÉLUGE MYSTÈRE. I   Alfred de Vigny (1797-1863) LE DÉLUGE  MYSTÈRE.  I Icon_minitimeJeu 1 Nov - 15:47

LE DÉLUGE
MYSTÈRE.

" Serait-il dit que vous fassiez mourir le juste avec le méchant ? "
Genèse.

I

La Terre était riante et dans sa fleur première;
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du Ciel embelli couronna les hauteurs
Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs.
5 Rien n'avait dans sa forme altéré la nature,
Et des monts réguliers l'immense architecture
S'élevait jusqu'aux Cieux par ses degrés égaux,
Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux.
La forêt, plus féconde, ombrageait, sous ses dômes,
10 Des plaines et des fleurs les gracieux royaumes,
Et des fleuves aux mers le cours était réglé
Dans un ordre parfait qui n'était pas troublé.
Jamais un voyageur n'aurait, sous le feuillage,
Rencontré, loin des flots, l'émail du coquillage,
15 Et la perle habitait son palais de cristal :
Chaque trésor restait dans l'élément natal,
Sans enfreindre jamais la céleste défense;
Et la beauté du monde attestait son enfance;
Tout suivait sa loi douce et son premier penchant,
20 Tout était pur encor. Mais l'homme était méchant.

Les peuples déjà vieux, les races déjà mûres,
Avaient vu jusqu'au fond des sciences obscures;
Les mortels savaient tout, et tout les affligeait;
Le prince était sans joie ainsi que le sujet,
25 Trente religions avaient eu leurs prophètes,
Leurs martyrs, leurs combats, leurs gloires, leurs défaites,
Leur temps d'indifférence et leur siècle d'oubli;
Chaque peuple, à son tour dans l'ombre enseveli,
Chantait languissamment ses grandeurs effacées.
30 La mort régnait déjà dans les âmes glacées;
Même plus haut que l'homme atteignaient ses malheurs.
D'autres êtres cherchaient ses plaisirs et ses pleurs.
Souvent, fruit inconnu d'un orgueilleux mélange,
Au sein d'une mortelle on vit le fils d'un ange.
[" Les enfants de Dieu, voyant que les filles des
hommes étaient belles, prirent pour femmes celles qui
leur avaient plu. " (Gen., chap. VI, V. 2.)]
35 Le crime universel s'élevait jusqu'aux cieux.
Dieu s'attrista lui-même et détourna les yeux.

Et cependant, un jour, au sommet solitaire
Du mont sacré d'Arar, le plus haut de la Terre,
Apparut une vierge et près d'elle un pasteur :
40 Tous deux nés dans les champs, loin d'un peuple imposteur,
Leur langage était doux, leurs mains étaient unies
Comme au jour fortuné des unions bénies;
Ils semblaient, en passant sur ces monts inconnus,
Retourner vers le Ciel dont ils étaient venus;
45 Et, sans l'air de douleur, signe que Dieu nous laisse,
Rien n'eût de leur nature indiqué la faiblesse,
Tant les traits primitifs et leur simple beauté
Avaient sur leur visage empreint de majesté.

Quand du mont orageux ils touchèrent la cime,
50 La campagne à leurs pieds s'ouvrit comme un abîme.
C'était l'heure où la nuit laisse le Ciel au jour :
Les constellations pâlissaient tour à tour;
Et, jetant à la Terre un regard triste encore,
Couraient vers l'Orient se perdre dans l'aurore,
55 Comme si pour toujours elles quittaient les yeux
Qui lisaient leur destin sur elles dans les Cieux.
Le Soleil, dévoilant sa figure agrandie,
S'éleva sur les bois comme un vaste incendie;
Et la Terre aussitôt, s'agitant longuement,
60 Salua son retour par un gémissement.
Réunis sur les monts, d'immobiles nuages
Semblaient y préparer l'arsenal des orages;
Et sur leurs fronts noircis qui partageaient les Cieux
Luisait incessamment l'éclair silencieux.
65 Tous les oiseaux, poussés par quelque instinct funeste,
S'unissaient dans leur vol en un cercle céleste;
Comme des exilés qui se plaignent entre eux,
Ils poussaient dans les airs de longs cris douloureux.

La Terre cependant montrait ses lignes sombres
70 Au jour pâle et sanglant qui faisait fuir les ombres;
Mais, si l'homme y passait, on ne pouvait le voir :
Chaque cité semblait comme un point vague et noir,
Tant le mont s'élevait à des hauteurs immenses
Et des fleuves lointains les faibles apparences
75 Ressemblaient au dessin par le vent effacé
Que le doigt d'un enfant sur le sable a tracé.

Ce fut là que deux voix, dans le désert perdues,
Dans les hauteurs de l'air avec peine entendues,
Osèrent un moment prononcer tour à tour
80 Ce dernier entretien d'innocence et d'amour :

-- " Comme la Terre est belle en sa rondeur immense!
La vois-tu qui s'étend jusqu'où le Ciel commence?
La vois-tu s'embellir de toutes ses couleurs?
Respire un jour encor le parfum de ses fleurs,
85 Que le vent matinal apporte à nos montagnes.
On dirait aujourd'hui que les vastes campagnes
Élèvent leur encens, étalent leur beauté,
Pour toucher, s'il se peut, le Seigneur irrité.
Mais les vapeurs du ciel, comme de noirs fantômes,
90 Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes
Qui devaient, sans manquer au moment attendu,
Annoncer l'agonie à l'univers perdu.
Viens, tandis que l'horreur partout nous environne,
Et qu'une vaste nuit lentement nous couronne,
95 Viens, ô ma bien-aimée! et, fermant tes beaux yeux,
Qu'épouvante l'aspect du désordre des cieux,
Sur mon sein, sous mes bras repose encor ta tête,
Comme l'oiseau qui dort au sein de la tempête;
Je te dirai l'instant où le ciel sourira,
100 Et durant le péril ma voix te parlera. "

La vierge sur son coeur pencha sa tête blonde;
Un bruit régnait au loin, pareil au bruit de l'onde,
Mais tout était paisible et tout dormait dans l'air;
Rien ne semblait vivant, rien, excepté l'éclair.
105 Le pasteur poursuivit d'une voix solennelle :
" Adieu, monde sans borne, ô terre maternelle!
Formes de l'horizon, ombrages des forêts,
Antres de la montagne, embaumés et secrets;
Gazons verts, belles fleurs de l'Oasis chérie,
110 Arbres, rochers connus, aspects de la patrie!
Adieu! tout va finir, tout doit être effacé,
Le temps qu'a reçu l'homme est aujourd'hui passé;
Demain rien ne sera. Ce n'est point par l'épée,
Postérité d'Adam, que tu seras frappée,
115 Ni par les maux du corps ou les chagrins du coeur;
Non, c'est un élément qui sera ton vainqueur.
La Terre va mourir sous des eaux éternelles,
Et l'Ange en la cherchant fatiguera ses ailes.
Toujours succédera, dans l'Univers sans bruits,
120 Au silence des jours le silence des nuits.
L'inutile Soleil, si le matin l'amène,
N'entendra plus la voix et la parole humaine;
Et quand sur un flot mort sa flamme aura relui,
Le stérile rayon remontera vers lui.
125 Oh! pourquoi de mes yeux a-t-on levé les voiles?
Comment ai-je connu le secret des étoiles?
Science du désert, annales des pasteurs!
Cette nuit, parcourant vos divines hauteurs
Dont l'Égypte et Dieu seul connaissent le mystère,
130 Je cherchais dans le Ciel l'avenir de la terre;
Ma houlette savante, orgueil de nos bergers,
Traçait l'ordre éternel sur les sables légers,
Comparant, pour fixer l'heure où l'étoile passe,
Les cailloux de la plaine aux lueurs de l'espace.

135 " Mais un ange a paru dans la nuit sans sommeil;
Il avait de son front quitté l'éclat vermeil,
Il pleurait, et disait dans sa douleur amère :
" Que n'ai-je pu mourir lorsque mourut ta mère!
" J'ai failli, je l'aimais. Dieu punit cet amour,
140 " Elle fut enlevée en te laissant au jour.
" Le nom d'Emmanuel que la terre te donne,
" C'est mon nom. J'ai prié pour que Dieu te pardonne;
" Va seul au mont Arar, prends ses rocs pour autels,
" Prie, et seul, sans songer au destin des mortels,
145 " Tiens toujours tes regards plus hauts que sur la Terre;
" La mort de l'Innocence est pour l'homme un mystère;
" Ne t'en étonne pas, n'y porte pas tes yeux;
" La pitié du mortel n'est point celle des Cieux.
" Dieu ne fait point de pacte avec la race humaine;
150 " Qui créa sans amour fera périr sans haine.
" Sois seul, si Dieu m'entend, je viens. " Il m'a quitté;
Avec combien de pleurs, hélas! l'ai-je écouté!
J'ai monté sur l'Arar, mais avec une femme. "
Sara lui dit : " Ton âme est semblable à mon âme,
155 Car un mortel m'a dit : " Venez sur Gelboé,
" Je me nomme Japhet, et mon père est Noé.
" Devenez mon épouse, et vous serez sa fille;
" Tout va périr demain, si ce n'est ma famille. "
Et moi je l'ai quitté sans avoir répondu,
160 De peur qu'Emmanuel n'eût longtemps attendu. "
Puis tous deux embrassés, ils se dirent ensemble :
" Ah! louons l'Éternel, il punit, mais rassemble! "
Le tonnerre grondait; et tous deux à genoux
S'écrièrent alors : " Ô Seigneur, jugez-nous! "
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