PLUME DE POÉSIES
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 Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS

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MessageSujet: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:37

LIVRE PREMIER


SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE


Ave, Cæsar, morituri te salutant.




Livre Premier




CHAPITRE PREMIER

POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS


S'il est vrai, selon le poète catholique, qu'il n'y ait pas de plus
grande peine que de se rappeler un temps heureux, dans la misère, il est
aussi vrai que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, dans un
moment de calme et de liberté, les temps de peine ou d'esclavage. Cette
mélancolique émotion me fait jeter en arrière un triste regard sur
quelques années de ma vie, quoique ces années soient bien proches de
celle-ci, et que cette vie ne soit pas bien longue encore.

Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souffrances peu connues
et courageusement portées par une race d'hommes toujours dédaignée ou
honorée outre mesure, selon que les nations la trouvent utile ou
nécessaire.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:37

Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à cet écrit, et j'espère
qu'il pourra servir à montrer quelquefois, par des détails de moeurs
observés de mes yeux, ce qu'il nous reste encore d'arriéré et de barbare
dans l'organisation toute moderne de nos Armées permanentes, où l'homme
de guerre est isolé du citoyen, où il est malheureux et féroce, parce
qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. Il est triste que tout se
modifie au milieu de nous, et que la destinée des Armées soit la seule
immobile. La loi chrétienne a changé une fois les usages farouches de la
guerre; mais les conséquences des nouvelles moeurs qu'elle introduisit
n'ont pas été poussées assez loin sur ce point. Avant elle, le vaincu
était massacré ou esclave pour la vie, les villes prises, saccagées, les
habitants chassés et dispersés; aussi chaque État épouvanté se tenait-il
constamment prêt à des mesures désespérées, et la défense était aussi
atroce que l'attaque. À présent, les villes conquises n'ont rien à
craindre que de payer des contributions. Ainsi la guerre s'est
civilisée, mais non les Armées; car non seulement la routine de nos
coutumes leur a conservé tout ce qu'il y avait de mauvais en elles; mais
l'ambition ou les terreurs des gouvernements ont accru le mal, en les
séparant chaque jour du pays et en leur faisant une Servitude plus
oisive et plus grossière que jamais. Je crois peu aux bienfaits des
subites organisations; mais je conçois ceux des améliorations
successives. Quand l'attention générale est attirée sur une blessure, la
guérison tarde peu. Cette guérison, sans doute, est un problème
difficile à résoudre pour le législateur, mais il n'en était que plus
nécessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque n'est pas
destinée à en avoir la solution, du moins ce voeu aura reçu de moi sa
forme et les difficultés en seront peut-être diminuées. On ne peut trop
hâter l'époque où les Armées seront identifiées à la Nation, si elle
doit acheminer au temps où les Armées et la guerre ne seront plus, et où
le globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses formes
sociales; événement qui, depuis longtemps, devrait être accompli.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:37

Je n'ai nul dessein d'intéresser à moi-même, et ces souvenirs seront
plutôt les Mémoires des autres que les miens; mais j'ai été assez
vivement et assez longtemps blessé des étrangetés de la vie des Armées
pour en pouvoir parler. Ce n'est que pour constater ce triste droit que
je dis quelques mots sur moi.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38

J'appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de
bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue,
et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le
fourreau des Bourbons. Aussi, dans ce modeste tableau d'une partie
obscure de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur
plus qu'acteur, à mon grand regret. Les événements que je cherchais ne
vinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu. Qu'y faire?--on n'est
pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et l'habit ne nous
vient pas toujours au temps où nous le porterions le mieux. Au moment où
j'écris[1], un homme de vingt ans de service n'a pas vu une bataille
rangée. J'ai peu d'aventures à vous raconter, mais j'en ai entendu
beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand
je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y suis toujours senti
quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment
de me mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins puis-je attester
qu'en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure
muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce de la plume
des paons; toute belle qu'elle est, je crois que chacun doit lui
préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, je l'avoue,
pour croire gagner beaucoup en prenant quelque chose de l'allure d'un
autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie, et
péniblement conservée aux dépens des bonnes inclinations naturelles et
d'un penchant inné que nous avons tous vers la vérité. Je ne sais si de
nos jours il ne s'est pas fait quelque abus de cette littéraire
singerie; et il me semble que la moue de Bonaparte et celle de Byron ont
fait grimacer bien des figures innocentes.
[Note 1: En 1835.]
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38


La vie est trop courte pour que nous en perdions une part précieuse à
nous contrefaire. Encore si l'on avait affaire à un peuple grossier et
facile à duper! mais le nôtre a l'oeil si prompt et si fin, qu'il
reconnaît sur-le-champ à quel modèle vous empruntez ce mot ou ce geste,
cette parole ou cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure ou
tel habit. Il souffle tout d'abord sur la barbe de votre masque et prend
en mépris votre vrai visage, dont, sans cela, il eût peut-être pris en
amitié les traits naturels
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38


Je ferai donc peu le guerrier, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit
de parler des mâles coutumes de l'Armée, où les fatigues et les ennuis
ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience
à toute épreuve, en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement
solitaire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il y a
d'attachant dans la vie sauvage des armes, toute pénible qu'elle est, y
étant demeuré si longtemps entre l'écho et le rêve des batailles. C'eût
été là assurément quatorze ans de perdus, si je n'y eusse exercé une
observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout
pour l'avenir. Je dois même à la vie de l'armée des vues de la nature
humaine que jamais je n'eusse pu rechercher autrement que sous l'habit
militaire. Il y a des scènes que l'on ne trouve qu'au milieu de dégoûts
qui seraient vraiment intolérables, si l'on n'était pas forcé par
l'honneur de les tolérer.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38


J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout enfant, je pris de
bonne heure ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me
nourrit d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je
trouvai la guerre assise à côté de moi; il me montra la guerre dans ses
blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la
guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans
un vieux château. Je vis dans la Noblesse une grande famille de soldats
héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un
soldat.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38


Mon père racontait ses longues guerres avec l'observation profonde d'un
philosophe et la grâce d'un homme de cour. Par lui, je connais
intimement Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais pas que je
n'aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant
de récits de la guerre de Sept ans.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:38

Mon père avait pour Frédéric II cette admiration éclairée qui voit les
hautes facultés sans s'en étonner outre mesure. Il me frappa tout
d'abord l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop
d'enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers
de son temps; qu'ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric
s'avançait grandi par l'exaltation française; que les divisions
successives des trois puissances entre elles et des généraux français
entre eux l'avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes; mais
que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement,
d'apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de
faire, avec la modestie d'un sage, les honneurs de sa victoire. Il
paraissait quelquefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon père
avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ de bataille, où son
frère, l'aîné de mes sept oncles, avait été emporté d'un boulet de
canon; il avait été reçu souvent par le Roi sous la tente prussienne,
avec une grâce et une politesse toutes françaises, et l'avait entendu
parler de Voltaire et jouer de la flûte après une bataille gagnée. Je
m'étends ici presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme
dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d'après nature, et
parce que mon admiration pour lui fut le premier symptôme de mon inutile
amour des armes, la cause première d'une des plus complètes déceptions
de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus
vives couleurs, et le portrait physique autant que l'autre. Son chapeau
avancé sur un front poudré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa
bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide faite en béquille, rien
ne m'était étranger; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu'avec
humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et gestes pareils; il me
parut d'abord plagiaire: et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne
le fut pas quelque peu? qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans
tout homme public toujours en vue? Frédéric II n'était-il pas le premier
type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et
organisateur? C'étaient là les premières idées qui s'agitaient dans mon
esprit, et j'assistais à d'autres temps racontés avec une vérité toute
remplie de saines leçons. J'entends encore mon père tout irrité des
divisions du prince de Soubise et de M. de Clermont; j'entends encore
ses grandes indignations contre les intrigues de l'OEil-de-Boeuf, qui
faisaient que les généraux français s'abandonnaient tour à tour sur le
champ de bataille, préférant la défaite de l'armée au triomphe d'un
rival; je l'entends tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert
et pour M. d'Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les
yeux qui les avaient vus mirent leur image dans les miens, et aussi
celle de bien des personnages célèbres morts longtemps avant ma
naissance. Les récits de famille ont cela de bon, qu'ils se gravent plus
fortement dans la mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants
comme le conteur vénéré, et ils allongent notre vie en arrière, comme
l'imagination qui devine peut l'allonger en avant dans l'avenir.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER   POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS  Icon_minitimeDim 11 Nov - 23:39

Je ne sais si un jour j'écrirai pour moi-même tous les détails intimes
de ma vie; mais je ne veux parler ici que d'une des préoccupations de
mon âme. Quelquefois, l'esprit tourmenté du passé et attendant peu de
chose de l'avenir, on cède trop aisément à la tentation d'amuser
quelques désoeuvrés des secrets de sa famille et des mystères de son
coeur. Je conçois que quelques écrivains se soient plu à faire pénétrer
tous les regards dans l'intérieur de leur vie et même de leur
conscience, l'ouvrant et le laissant surprendre par la lumière, tout en
désordre et comme encombré de familiers souvenirs et des fautes les plus
chéries. Il y a des oeuvres telles parmi les plus beaux livres de notre
langue, et qui nous resteront comme ces beaux portraits de lui-même que
Raphaël ne cessait de faire. Mais ceux qui se sont représentés ainsi,
soit avec un voile, soit à visage découvert, en ont eu le droit, et je
ne pense pas que l'on puisse faire ses confessions à voix haute, avant
d'être assez vieux, assez illustre ou assez repentant pour intéresser
toute une nation à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre qu'à
lui être utile par ses idées ou par ses actions.
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