V
Soleil du jardin chaste! Eve aux longs cheveux d'or!
Toi qui fus le péché, toi qui feras la gloire!
Toi, l'éternel soupir que nous poussons encor!
Ineffable calice où la douleur vient boire!
O femme! Qui sachant porter un ciel en toi,
A celui qui perdait l'autre ciel, en échange
Offris tout, ta splendeur, ta tendresse et ta foi,
Plus belle sous le geste enflammé de l'archange!
O mère aux flancs féconds! Par quelle brusque horreur,
Endormeuse sans voix, étais-tu possédée?
Quel si livide éclair t'en fut le précurseur?
A quoi songeais-tu donc, la paupière inondée?
Ah! Dans le poing crispé de Caïn endormi
Lisais-tu la réponse à ton rêve sublime?
Devinais-tu déjà le farouche ennemi
Sur Abel faible et nu s'essayant à son crime?
Du fond de l'avenir, Azraël, menaçant,
Te montrait-il ce fils, ayant fait l'oeuvre humaine,
Qui s'enfuyait sinistre et marqué par le sang,
Un soir, loin d'un cadavre étendu dans la plaine?
Le voyais-tu mourir longuement dans Enoch,
Rempart poussé d'un jet sous le puissant blasphème
Des maudits qui gravaient leur défi sur le roc,
Et dont la race immense est maudite elle-même?
Ah! Voyais-tu l'envie armant les désaccords,
Et se glissant partout comme un chacal qui rôde?
Le fer s'ouvrant sans cesse un chemin dans les corps,
Le sol toujours fumant sous une pourpre chaude?
Et les peuples Caïns sur les peuples Abels
Se ruant sans pitié, les déchirant sans trêves;
Les sanglots éclatant de toutes les Babels,
Les râles étouffés par la clameur des grèves?
Sous l'insoluble brume où l'homme en vils troupeaux
S'amoncelle, effrayé de son propre héritage,
Entendais-tu monter dans les airs, sans repos,
Le hurlement jaloux des foules, d'âge en âge?
Compris-tu que le mal était né? Qu'il serait
Immortel? Que l'instinct terrestre, c'est la haine
Qui, dévouant tes fils à Satan toujours prêt,
Lui fera sans relâche agrandir la géhenne?
Compris-tu que la vie était le don cruel?
Que l'amour périrait avec l'aïeule blonde?
Et qu'un fleuve infini de larmes et de fiel
Né du premier sourire abreuverait le monde?