Paillasse sur l'horizon
La nature, fatiguée du froid, cède à la moiteur du dégel;
du sein de la terre en rumeur bruit l'espoir des enfantements
prochains. Un rideau de fils pluvieux oscille,
imperceptiblement, sur le fronton des églises et des maisons
et laisse, par intervalles irréguliers, tomber une larme qui se
perd dans les gouffres.
La nature est toute drapée de rose. C'est une nuit
élyséenne, humide sous les couleurs, la majesté souffrante de
ces bras nus des arbres qui semblent prier pour la douleur
terrestre, les tragédies solaires de l'homme en marche vers
les résurrections.
Des bouillonnements confus; une purification des débris
de l'univers glacé; quelques vols infléchis d'oiseaux, gagnés
par leur course aventureuse et qui se jouent dans la fausse
douceur d'un printemps revenu; des rires; une figure
tourmentée; des hommes affairés d'argent ou de plaisir; la
cohue s'élançant aux fêtes de la nuit et qui disparaît, refaite
sans cesse par un autre flot qui s'en vient, pareil à l'autre,
emportant dans ses replis marionnettes et dieux.
Il y a dans l'air une indécision, de l'angoisse, un parfum
de germination printanière, l'élan encore ébauché des vies
pleines. L'espace a l'air de souffrir comme s'il allait présider,
impuissant, à des trépas fameux, à la chute dans le néant
d'une jeunesse, d'une génération, d'un sol, d'une race. Les
ailes du Désir battent sur cette angoisse multipliée et vaine, et
le Désespoir garde les portes de la ville.
Le firmament, éternel avec tous ses dieux, ses mirages et
ses souveraines clartés, élargit ses coupoles d'infini où erre,
insaisi, le visage du Mystère.
Du bord de l'horizon tout à coup surgit la tête de
Paillasse. Les ondes stellaires promènent en tout sens cette
figure dont la pâleur s'avive de deux yeux écarlates,
ruisselants de pleurs. Paillasse vibre, s'élance, étreint la terre,
les astres. Il commande aux heures de la nuit; il s'identifie
aux choses et aux êtres. Il n'a pas laissé le moindre coin du
ciel à la sérénité nocturne, à la beauté des éléments qui se
refont, dans l'espace, une constante jeunesse.
La nuit est opprimée de sa tyrannie douloureuse et
larmoyante. Il la soumet à son empire; il lui impose une
manière d'être; et elle souffre, la nuit, car elle a épousé son
âme. Elle se plaint dans le murmure du vent, par le cri de
l'oiseau, les mille petites voix assourdies, balbutiantes
d'aveux.
Ici, une moiteur s'élève et s'affaisse, si semblable à un
évanouissement d'âmes; là, aussi loin qu'on peut l'imaginer,
un concert de clameurs mourantes qui blasphèment le
bonheur rêvé.
Paillasse emplit l'horizon; sa figure gagne, déborde,
s'immensifie, occupe l'espace total. Son front est un océan de
rides; une blessure pourpre, qui semble illimitée, lui sert de
bouche ardente, amère. Ses cheveux, qui croissent, encadrent
ce visage d'humanité réduite, révulsée, et secouent l'odeur
des pâmoisons exaucées.
Au bas, dans la plaine, sous le sarcasme de cette nuit
d'opéra rose, la tragédie des gens et des choses se mêle et va
se confondre. Des hommes s'agitent et s'énervent. Ils sont
inattentifs au miracle des images et à cette apparition
douloureuse qui magnifie l'atmosphère.
Le paysage varie et se précise; il s'anime sourdement et il
apparaît opprimé sous la chape de mystères habillant
l'horizon de formes capricieuses, précaires, qui, néanmoins,
l'oppressent. Un arc de pétales rosés ogive le fluide éther, et
la terre, gisante, à moitié endormie, à peine gelée, se laisse
travailler par le silence et le manège subtil des fécondations.
On pourrait ordonner ce paysage, le façonner pour
quelque fête terminée par la mort des éléments et des êtres.
Soudain la féerie éclate: c'est un enchantement!
Ô nuit rose épandue sur la ville!
Si tu les connaissais, Paillasse, ces nuits sans pareille du
printemps, des nuits d'opéra, des nuits où toutes les choses se
masquent, ont l'air de s'en aller, souriantes, enivrées, vers je
ne sais quelle fête éternelle.
Mais, je me trompe.
Tu es présent à ce mirage d'une nature enorgueillie de sa
beauté, et qui, spasmodique, se dresse dans un fourmillement
musical: roi taciturne qui, dans ses mains, porte un roseau
d'épines! Ta robe, ce sont les soupirs assemblés qui drapent
ton corps exsangue d'un tissu dérisoire.
Tu es là!
J'aperçois ton image suspendue entre les branches
dépouillées qui dessinent leur appel dans le rose de la nuit,
dans l'artifice de la nuit printanière. J'aperçois ta figure aux
lèvres sanglantes qui, encore, s'inquiète du destin des
hommes et de sa propre souffrance. Et dans cette nuit sans
pareille, je sens que ta bouche se détend, se desserre et
pousse un cri de détresse dans cette nuit rose, trompeuse
comme les autres.
Phoebé te regarde en souriant; elle a l'air d'une soeur qui
s'apitoie et si tu voulais te reconnaître en montant jusqu'à
elle, vos deux pâleurs sororales se pourraient consoler de leur
parenté fraternelle.
Mais non! Tu dédaignes la pitié, tu te concentres dans une
amertume qui est toute la douleur, et dans cette nuit rose
d'opéra, si trompeuse, j'entends ton rire qui descend sur ces
branches dénudées, mais toujours avides, mais toujours
tendues.
Paillasse! Paillasse! Paillasse! l'illusion est la reine du
monde et des ténèbres; qu'est-ce que ton rire, fût-il plus vrai
que tout, auprès de cette royauté qui rend la nuit propice à la
joie, à la tendresse, à l'amour?
Mais je te révère, ô Paillasse, image excessive et torturée,
suspendue au zénith, confondue avec ce temps qui, certains
jours, semble s'éteindre; je te salue, ô Paillasse, qui ris à
cause des passés morts, de ce qui ne sera que la tromperie des
sens et les symboles d'un bonheur qui se dérobe. Je célèbre
ton ironie qui a élu, pour ta vengeance, cette arme si pauvre,
la grimace!
Ris donc toujours, Paillasse, dans la nuit d'opéra rose où
les êtres se masquent, ont l'air de s'en aller, enivrés et
souriants, vers je ne sais quelle fête périssable.