Ivresse
Elle me tient penché sur les gouffres. Mais je chasse ses
invitations au suicide. En ma tristesse persiste encore le goût
de la vie. Sous une couronne de pensées désespérantes, la
volonté sait encore me lier à la conscience, me jeter à la
contemplation de moi-même. Je vis!
Ce n'est pas là une chimère dont je me réveillerai après la
nuit qui va me prendre, croiser mes deux mains inertes,
éteindre mon coeur, gisant sur des désirs qui, pareils à des
diamants, déchirent sa nuit secrètement gémissante, - et mon
front où se tiennent, prisonnières, des illusions qui battront en
vain de l'aile.
Je vis! après tant de morts dont je fus le ressuscité.
Je m'abandonne au rêve qui m'arrache à ce lieu de plaisir;
je n'y suis que d'une présence corporelle. Mon esprit est
ailleurs. Amusé d'analogies et de contrastes, il dépasse ainsi
sa peine, il l'adorne d'un bouquet, l'embellit de
comparaisons, la flatte en lui découvrant des ressemblances.
Je souris à l'évocation de Faust. Tout homme porte en soi
un Faust, qui, avec l'âge, ne demande qu'à s'éveiller.
Tentation vaniteuse, en effet, pour qui se plaît au songe!
Faust, c'est l'histoire du coeur humain, du désir qui demeure
au delà de toute passion, du champ entamé de l'expérience
amoureuse.
Faust, tu m'apparais dans ce soir qui me dépouille trop de
mes manèges, de ma puérile agitation.
Faust, tes cornues ne sont-elles pas là qui t'appellent, te
pressent d'invitations? Tes cornues! C'est la déclamation,
c'est le rire d'une vérité concrète, une formule géométrique,
la note du pharmacien qui, vraiment, exagère.
Faust, retourne à ton chenil plein de pailles et de miettes
de gâteau. Et pourtant, ce soir, tu te sens royal et voudrais
arrêter la nuit que tu proclames ton esclave. En vérité, tu la
pares: l'ivresse chante; la tête chavire; le front frémit et
s'amuse, et tes bras soulèvent des sirènes et des dieux.
L'ivresse gagne et tu marches dans une rumeur de sons,
de parfums et de mots d'amour étouffés. Qui dira la fantaisie,
la somptuosité des fêtes construites et défaites en songe! Tu
es le roi d'un palais qui s'écroule, le créateur d'une forme qui
ne parvient pas à naître, d'une nymphe qui, se concentrant
sur elle-même, se réduit, à la tombée des étoiles, à une ligne
abstraite et méprisable. Tu crées des bijoux qui se résolvent
comme les buées flottantes sur l'horizon, dérobant le
réalisme de l'univers.
Des coupes circulent sous tes lèvres un instant radieuses
et tu détournes la tête, déjà lassé. Un décor où volettent des
désirs cependant qu'un orchestre intérieur de voix fines et
plaintives t'obsède. Tu es ivre de toi-même, des êtres et des
formes qui dansent, et cependant tu te maîtrises.
J'entends une voix - c'est la tienne! - qui laisse échapper
des mots sans suite:
« Je suis descendu au fond des géhennes de la souffrance.
Et j'assiste, ivre et lucide, à une sorte de mort de moi-
même. »
Pleurant,
Et ceci:
« OA mère! priez pour le Jésus de Jérusalem.
« Priez pour les crucifiés qui dorment, au fond du temps
et de l'avenir, pour ceux qui n'ont pas cru aux soirs de
pardon, à l'aube donneuse de lumière.
« Priez pour les hommes étouffés dans le meurtre et le
sang, dans cette agonie des guerres où sombrent les
troupeaux des assassinés.
« Priez pour les malheureux, proie de l'ombre, de la faim
et de la misère.
« Priez pour ces hommes qui vont mourir sur les champs
de bataille, et qui, ne voulant plus vivre, ont regardé la mort
comme un soleil de délivrance.
« Priez pour ces femmes qui caressèrent l'agonie des
pauvres, des faibles et des malheureux, et pour ces forts aussi
qui ont abusé des faibles.
« Et, afin que personne ne soit oublié dans cette prière
totale, priez pour les damnés de la honte et du désespoir.
« O mère, priez pour moi qui voudrais prier avec vous
pour ces victimes du passé et de l'avenir, et pour tous ceux
qui sont morts déjà d'avoir voulu mourir. »
Ta plainte montait plus attendrie:
« Jamais une aube plus pâle et plus douce n'avait blanchi
des mains aussi désespérées, et tu sentais les idoles chanceler
dans ton coeur. Quelle nuit! Celle où la réalité devient une
statue composée de toutes les douleurs de l'être, du mirage
des sens, de la certitude que crée l'angoisse de l'esprit, du
silence où gémissent les oiseaux du matin et où se perdent les
mourantes volées des cloches.
« Et tu sentais les idoles chanceler dans ton coeur.
« En vain avais-tu tenté de protéger l'image qui fleurissait
en toi-même. Elle croulait; elle s'évanouissait pendant que
l'aube montait à l'horizon. La nature allait tressaillir de
lumière; en toi la nuit s'installait, commandait aux gestes,
aux paroles, aux désirs.
« Et tu sentais les idoles chanceler dans ton coeur.
« Bientôt, dans le bruit des labeurs, tu te mêlerais aux
autres hommes, tu partagerais leurs travaux et leurs peines; tu
essaierais de connaître leurs misères, leurs ambitions de tout
comprendre et de tout résoudre; tu mangerais de ce même
pain et t'abreuverais à ces boissons, fades par l'habitude.
« Et, en toi, ce sont des idoles que tu porterais ensevelies.
« Quelle nuit que celle où tu as senti que toutes les idoles
périssaient dans ton coeur! »
Et poursuivant encore:
« J'adorais, Psyché, la fiction de ta mort. » Je me disais:
« Elle se réveillera d'entre les mortes, et ce ne sera pas
seulement du parfum des asphodèles que son coeur battra
encore à se rompre. Non, elle se remettra à respirer avec les
vivantes. On la verra, à côté de ses soeurs, cueillir les fruits
du jour et, le soir, à son balcon, rêver à d'autres séductions.
Elle sera à nouveau le désir, la joie, la démence. Sa bouche
altérée criera vers les sources de l'extase. Ses yeux
s'agrandiront dans la vision de l'amour. Ils s'appuieront avec
pitié sur des blessures; ils oublieront leur propre douleur pour
tâcher de guérir et de consoler. Elle dira, en sanglotant:
"J'avais eu faim, j'avais eu soif. Apportez-moi encore des
breuvages. Je veux boire et vivre. Exaucez rapidement cette
volonté d'aujourd'hui. Demain, je pourrais être morte." »
Comme des fardeaux légers, oubliant ceux du présent, les
passés viendront choir dans ses bras. Elle leur sera un refuge,
certains soirs où, ressuscitant de l'ombre, ils surgissent,
semblables à des mendiants affamés, demandant un sourire,
une larme, des pardons. Elle sera généreuse pour ces
dépouillés sortis de la poussière du néant.
Pour elle, parce qu'elle avait su vivre, j'imaginais une
résurrection où, sur une terre jonchée de feuilles, elle se serait
promenée, cheveux épars, tordant les mains, suppliant les
hommes et les dieux de lui donner des paroles comme des
aumônes, comme des baumes.
Je la voyais romantique, béante de blessures et de cris
ainsi qu'au sein des plus violentes passions de jadis.
Je me disais: « L'annonciateur apparaîtra qui, avec son
signal, ses cloches et ses bouquets d'épines, te déchirera
comme un cri, comme une lame de couteau. Tu seras alors
pareille à ces femmes crucifiées sur les chemins de la douleur
et du néant. »
La douleur est venue au seuil de ta porte; et tu es restée
calme, froide, cruelle, immobile comme une source où se
serait penchée la figure du désespoir.
Puis, moins désolée, tu dis à voix basse:
« Ma douceur m'est revenue, jaillie des mirages morts, et
elle m'a apporté ses dons de calme. Je ris après avoir pleuré.
Mes larmes, je n'aurai pas le fol orgueil de les renier: elles
étaient en moi depuis toujours, et quand elles vinrent au bord
de mes paupières, je les reconnus comme on reconnaît des
exilées. Mes larmes, vous étiez vraies comme moi-même;
vous étiez folles comme mon coeur; vous étiez douloureuses
comme mon imagination. Je sais bien qu'il en existe d'autres,
mais celles-ci sont miennes et personne ne me les enlèvera.
« Ma douceur de jadis, d'avant la tourmente, a frappé à
ma porte. Je lui ai ouvert et la voilà qui, pareille à une
maîtresse, met ses mains sur mon front, me berce ainsi que
l'on fait pour les petits enfants qui ont trop pleuré, et
m' endort, tranquillement, tranquillement. »
De plus en plus ivre, tu continuais, secouée de sanglots,
lorsque les premières lueurs du matin blanchirent l'horizon.
« Aube, créatrice de mille lumières, j'aime ton éploiement
de rayons et tes symboles de maternité amoureuse. C'est en
toi plus qu'ailleurs, plus qu'en des livres, des femmes mortes,
des polichinelles cassés, mes jouets revus, touchés, eux qui
dorment en une armoire! c'est en toi que je me retrouve. Je
pense, parfois, que j'ai ton éternelle naïveté et que le jour est
parti sans me vieillir, sans éteindre la chanson que j'avais
commencée. Je pense des jours à ça. Oui, je sais la lourdeur
des soirs quand j'ai bu quelque vérité amère, et j'ai pleuré
souvent parce que la nuit n'avait pas ton visage, aube que
j'aime tant, aube en frissons, faunesse dansante au miroir de
mon âme.
« Je t'ai désirée, à plus d'une reprise, pour être délivré de
la nuit, de la nuit interminable où s'éploie l'insomnie, mais
c'est là très ancienne histoire. Car je suis gai maintenant, très
gai. Et si je livre mon âme, c'est que la joie me persuade et
me soulève. Je retrace l'histoire que tu y as écrite, les étapes
douloureuses franchies: c'est de l'histoire ancienne!
« O Toi qui berças mon enfance, l'aube te ressemble et te
remplace; c'est elle qui baigne mon front, me prend dans ses
bras et me berce. Elle a ta bonté, le silence clair et doux de
ton visage et tes mains maternelles. Par elle, je me laisse
encore plaindre et aimer. Par elle, je suis encore enfant.
« Aube fuyante de l'innocence, du cerveau lucide qui se
refait de la jeunesse; aube du coeur lavé des effrayants
cauchemars de la nuit; viril élancement des corps vers les
merveilles de la volonté!
« Sur ma vitre, un tressaillement de chair merveilleuse,
faite de rose et d'or: c'est la vierge, c'est l'aube. Et j'ai crié
comme devant une annonciation de bonheur.
« Ainsi qu'un frémissement de notes qui, sur le passage
d'une déesse, s'échapperaient d'une fontaine, des paroles
fluides m'enveloppent de douceur: "Mon enfant! mon
enfant!" »
C'est un chant de tendresse qui ferme encore mes yeux et
m'abreuve au philtre des verbes.
J'abandonne autour de mon chevet, comme des feuilles
dédaignées - feuilles mortes, proses en lambeaux, forme d'un
rêve qui s'évanouit -, certain cauchemar, et mon sanglot,
celui qui est à moi et non aux autres, toute mon activité
d'esprit et d'âme, du regret dans le noir, un ciel qui sombre
avec ses étoiles pâlies.
Voici l'aube de salut qui va paraître, qui paraît: irruption
de clartés menues, pressées, vives et courtes ainsi qu'un
millier de têtes qui se renversent et boivent, en frénésie, les
perles de la lumière. Mon col nu va se dresser libre des
chapelets de la nuit et de la caresse des ombres.
« Vont-elles me sauver, ô berceuse de jadis, ces têtes du
génie des hommes, belles de pensées et reines par le vouloir?
Je me précipite vers elles dans le jour qui monte et où
s'accroît la rumeur de la ville. Leur sagesse va s'échapper des
livres qui vivent et qui chantent. Vont-elles me sauver
comme toi, jadis, quand tu me protégeais, dans tes bras
étroitement serrés, des fantômes de la nuit?
« Ma peur s'est augmentée du crime de tous les mondes;
ma peur s'est agrandie de tout moi-même. Dans mes doigts
vieillis, ce n'est plus la chaînette d'or au bout de laquelle je
baisais un Jésus sauveur: ce sont les effigies de l'enivrant et
mortel amour.
« Et, pour mon banquet spirituel, des fruits de cendre, les
fables grossières de la vérité des hommes.
« Aube, reprends-moi, arrache-moi à la vision de la réalité
et de moi-même. Couronne mon front du ruban des sources
fraîches, et dans ce coeur bruissant de musiques, crée une
chanson fraternelle où s'uniront la connaissance et la douleur
des hommes.
« Aube commisérante, jette-moi transi de désir, aveuglé
de rayons, sur les chemins de la joie. Comme toi, je veux être
gai, faisant sonner des chansons, des grelots, des rires pleins
et vibrants. »
Soudain tu fis silence, et, les bras levés, tu tendais les
mains vers la lumière qui, une fois de plus, foudroyait les
puissances des ténèbres.
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