PLUME DE POÉSIES
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 Anatole France (1844-1924) Le Livre De Mon Ami. LE LIVRE DE PIERRE. PREMIERES CONQUETES V LA GRAPPE DE RAISIN

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MessageSujet: Anatole France (1844-1924) Le Livre De Mon Ami. LE LIVRE DE PIERRE. PREMIERES CONQUETES V LA GRAPPE DE RAISIN   Anatole France (1844-1924) Le Livre De Mon Ami. LE LIVRE DE PIERRE. PREMIERES CONQUETES V  LA GRAPPE DE RAISIN Icon_minitimeDim 3 Fév - 17:36

V

LA GRAPPE DE RAISIN

J'étais heureux, j'étais très heureux. Je me représentais mon père, ma mère et ma
bonne, comme des géants très doux, témoins des premiers jours du monde,
immuables, éternels, uniques dans leur espèce. J'avais la certitude qu'ils sauraient me
garder de tout mal et j'éprouvais près d'eux une entière sécurité. La confiance que
m'inspirait ma mère était quelque chose d'infini : quand je me rappelle cette divine, cette
adorable confiance, je suis tenté d'envoyer des baisers au petit bonhomme que j'étais,
et ceux qui savent combien il est difficile en ce monde de garder un sentiment dans sa
plénitude comprendront un tel élan vers de tels souvenirs.
J'étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon
imagination, mille choses qui n'étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de
ma vie. Elle était toute petite, ma vie ; mais c'était une vie, c'est-à-dire le centre des
choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n'y souriez que par
amitié et songez-y ; quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieu des choses.
J'étais heureux de voir et d'entendre. Ma mère n'entrouvrait pas son armoire à glace
sans me faire éprouver une curiosité fine et pleine de poésie. Qu'y avait-il donc, dans
cette armoire? Mon Dieu! ce qu'il pouvait y avoir: du linge, des sachets d'odeur, des
cartons, des boîtes. Je soupçonne aujourd'hui ma pauvre mère d'un faible pour les
boîtes. Elle en avait de toute sorte et en prodigieuse quantité. Et ces boîtes, qu'il m'était
interdit de toucher, m'inspiraient de profondes méditations. Mes jouets aussi faisaient
travailler ma petite tête; du moins, les jouets qu'on me promettait, et que j'attendais ; car
ceux que je possédais n'avaient pour moi plus de mystère, portant plus de charme. Mais
qu'ils étaient beaux, les joujoux de mes rêves ! Un autre miracle, c'était la quantité de
traits et de figures qu'on peut tirer d'un crayon ou d'une plume. Je dessinais des soldats
; je faisais une tête ovale et je mettais un shako au-dessus. Ce n'est qu'après de
nombreuses observations que je fis entrer la tête dans le shako jusqu'aux sourcils.
J'étais sensible aux fleurs, aux parfums, au luxe de la table, aux beaux vêtements. Ma
toque à plumes et mes bas chinés me donnaient quelque orgueil.
Mais ce que j'aimais plus que chaque chose en particulier, c'était l'ensemble des
choses : la maison, l'air, la lumière, que sais-je ? la vie enfin! Une grande douceur
m'enveloppait. Jamais petit oiseau ne se frotta plus délicieusement au duvet de son nid.
J'étais heureux, j'étais très heureux. Pourtant, j'enviais un autre enfant. Il se nommait
Alphonse. Je ne lui connaissais pas d'autre nom, et il est fort possible qu'il n'eût que
celui-là. Sa mère était blanchisseuse et travaillait en ville.
Alphonse vaguait tout le long de la journée dans la cour ou sur le quai, et j'observais de
ma fenêtre son visage barbouillé, sa tignasse jaune, sa culotte sans fond et ses savates,
qu'il traînait dans les ruisseaux. J'aurais bien voulu, moi aussi, marcher en liberté dans
les ruisseaux.
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Alphonse hantait les cuisinières et gagnait près d'elles force gifles et quelques vieilles
croûtes de pâté. Parfois les palefreniers l'envoyaient puiser à la pompe un seau d'eau
qu'il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et la langue hors de la bouche. Et je
l'enviais. Il n'avait pas comme moi des fables de La Fontaine à apprendre; il ne craignait
pas d'être grondé pour une tache à sa blouse, lui !
Il n'était pas tenu de dire bonjour, monsieur. bonjour, madame. à des personnes dont les
jours et les soirs, bons ou mauvais, ne l'intéressaient pas du tout; et, s'il n'avait pas
comme moi une arche de Noé et un cheval à mécanique, il jouait à sa fantaisie avec les
moineaux qu'il attrapait, les chiens errants comme lui, et même les chevaux de l'écurie,
jusqu'à ce que le cocher l'envoyât dehors au bout d'un balai. Il était libre et hardi. De la
cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre comme on regarde un oiseau en cage.
Cette cour était gaie à cause des bêtes de toute espèce et des gens de service qui la
fréquentaient. Elle était grande ; le corps de logis qui la fermait au midi était tapissé
d'une vieille vigne noueuse et maigre, au-dessus de laquelle était un cadran solaire dont
le soleil et la pluie avaient effacé les chiffres, et cette aiguille d'ombre qui coulait
insensiblement sur la pierre m'étonnait. De tous les fantômes que j'évoque, celui de
cette vieille cour est un des plus étranges pour les Parisiens d'aujourd'hui. Leurs cours
ont quatre mètres carrés; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme un mouchoir,
par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C'est là un progrès, mais il est
malsain.
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Il advint un jour que cette cour si gaie, où les ménagères venaient le matin emplir leur
cruche à la pompe et où les cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans un
panier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers, il advint que cette
cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver; mais, comme il avait plu
pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre
dans son bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec
une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir.
J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n'avais pas de pavés à
remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte.
Je descendis dans la cour.
« Me voilà, dis-je à Alphonse.
- Porte ce pavé », me dit-il.
Il avait l'air sauvage et la voix rauque; j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des
mains et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle
me lava au savon de Marseille et me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un
vaurien.
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« Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé ; ce n'est pas sa faute, c'est son
malheur ; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas.
» J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère
et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me
faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse
changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de
pitié.
« Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur. » Cette parole de ma mère me troublait pour
lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi ; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge
le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne ; c'était à moi à la
garder présente dans la suite de ma vie.
Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit.
Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je
contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel.
C'est le bonheur, hélas ! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un
témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser ; mais son visage farouche
me parut peu propre à le recevoir et mon coeur se refusa à ce don. Je cherchai
longtemps ce que je pourrais bien donner; mon embarras était grand.
Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni
crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on
marque sa pitié ? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être ? Il y
avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais
qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à
manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains : j'avais trouvé !
Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je
montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui
remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté et
l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche ; pourtant je n'y goûtai
pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était
interdit d'y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil,
et, me penchant sur la barre de la fenêtre, j'appelai Alphonse et fis descendre lentement
la grappe dans la cour. Pour la mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les
mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec
le fil ; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la
grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à
ces façons. J'en fus d'abord très irrité.
Mais une considération me calma. « J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni
un baiser. » Ma rancune s'évanouit à cette pensée, tant il est vrai que, quand l'amour-
propre est satisfait, le reste importe peu.
Toutefois, à l'idée qu'il faudrait confesser mon aventure à ma mère, je tombai dans un
grand abattement. J'avais tort ; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté : je le vis à
ses yeux qui riaient.
« Il faut donner son bien, et non celui des autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.
- C'est le secret du bonheur, et peu le savent », ajouta mon père.
Il le savait, lui !
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