La nuit
Imité de l'anglais de Mme M H. Gates
Je suis la Nuit! Non pas la nuit des temps présents :
Mais l'Obscurité morne, insondable et livide,
Qui, bien avant les jours, et bien avant les ans,
Planait sur le grand Tout, et remplissait le vide.
Mon règne n'apparaît sur aucuns parchemins;
Nul vestige, enfoui sous les monts ou la plaine,
N'a jamais révélé, pour les regards humains,
Les ténébreux secrets dont ma mémoire est pleine!
Je suis la noire Nuit, dont le point de départ
Se perd dans les dessous de l'énigme première,
Je fus, dès le principe, un mythe, un être à part,
Qui n'existait que par l'absence de lumière.
J'habitai du Chaos le gouffre originel;
J'ai vu s'accumuler atomes sur atomes;
Jusqu'au moment où l'Ordre, en accord fraternel,
Fit des Lois à venir s'embrasser les fantômes.
Je suis la pâle Nuit, dont l'âme vit toujours,
Bien qu'on m'ait pris moitié de mon empire sombre;
Car une heure apparut où, sous l'éclat des jours,
Le noir rideau du ciel dut replier son ombre.
Au dessus, au dessous, autour de moi, partout,
Glissèrent des rayons et des lueurs dorées;
Puis la tempête vint qui, bouleversant tout,
Dispersa par lambeaux les brumes effarées.
Je suis la Nuit profonde! et l'oeil qui veut compter,
Au fond de l'Infini, le troupeau des étoiles,
Doit attendre qu'il ait vu mon vol remonter
Vers les splendeurs d'en-haut pour en ouvrir les voiles.
Dans l'espace muet et vaste des éthers,
Quand je ne suis plus là, dites-moi ce qui reste!
L'astre du jour nous montre et la terne et les mers,
Moi, j'ouvre aux yeux de tous l'immensité céleste.
Je suis l'obscure Nuit! Tout droit je vais marchant,
Sans que l'aube jamais ne devance mon heure;
Et jamais le soleil, dans les ors du Couchant,
N'attendit un instant au seuil de sa demeure.
Les ombres sont à moi; toutes sont mes témoins;
J'étends mes droits sur toute existence charnelle;
Et la peine et la joie, et le plus ou le moins,
Dans la paix du sommeil ne font qu'un sous mon aile.
Je suis la Nuit!... À moi tous les torrents sans freins
Dont les flots, sous le sol, tourbillonnent sans trève!
A moi les antres sourds et les lacs souterrains
À l'horizon desquels nul matin ne se lève!
Je règne sous les rocs primitifs où le Temps
Ne m'atteint plus; et, dans ma tragique indolence,
Comme la Parque, au fond des cavernes, j'attends
- Trio sinistre - avec la Mort et le Silence.
Je suis la Nuit! Sans cesse au service de Dieu,
Je vais traînant partout ma robe de ténèbre,
Par son ordre, c'est moi, quand vient le triste adieu,
Qui veille sur ses morts dans leur repos funèbre.
Quel sort m'attend?... Un jour me faudra-t-il périr
Dans l'éternel néant à jamais balayée?...
Suis-je enfin destinée à sombrer et mourir
Sous des flots de clarté fulgurante noyée?