ACTE 2 SCENE 9
Théotime, Euphémie.
Euphémie paroît troublée; elle est encore
éloignée de Théotime, et a toujours son
voile baissé.
Théotime.
Approchez-vous, ma soeur; qui pourroit vous troubler?...
Mon devoir, mon penchant est de vous consoler,
De guérir vos erreurs, en partageant vos peines.
Hélas! Qui n'a connu les passions humaines?
Qui n'a senti leurs maux, tous les chagrins cruels,
Suite des faux plaisirs, qui trompent les mortels?
Euphémie faisant quelques pas, et portant son
Mouchoir à ses yeux.
Ah! Mon père!
Théotime.
Ma soeur, que ces troubles s'appaisent.
Confiez à mon coeur les ennuis qui vous pèsent.
Plus d'une épouse sainte a comme vous gémi;
Épanchez vos douleurs dans le sein d'un ami.
Asseyez-vous.
Euphémie reste un moment, et s'assied ensuite,
ainsi que Théotime; leurs siéges sont à une
certaine distance l'un de l'autre. Euphémie jette
un profond soupir, et demeure quelques instans
sans parler.
Hélas! Par où commencerai-je?...
Vous me voyez, d'un dieu l'épouse sacrilège,
Tour à tour embrassant, repoussant son autel,
Opposant à sa chaîne un lien criminel,
Échauffant mes transports, contre moi révoltée,
Du crime au répentir tour à tour emportée,
Ne pouvant étouffer un sentiment vainqueur,
Le voile sur le front, et l'amour dans le coeur...
Elle dit ces derniers mots d'une voix basse.
Théotime troublé.
L'amour...
(Il se rassure.)
il faut le vaincre...
Euphémie.
Eh! Donnez-m'en la force.
Théotime continuant.
Avec soi s'imposer un éternel divorce;
Il faut que vers Dieu seul le coeur soit emporté.
Éloignons, un moment, la sainte vérité,
Et n'empruntons ici que la foible lumière
Qu'à nos regards présente une raison grossière;
De cette passion, si féconde en malheurs,
Qui mène au précipice, en le couvrant de fleurs,
De l'amour si trompeur, examinons la suite;
Quel avenir attend l'ame qu'il a séduite?
L'intérêt, le parjure, un caprice odieux
Nous enlevent l'objet, qui fixoit tous nos voeux;
(Sa voix ici est troublée.)
Ou brûle-t-il pour nous d'une ardeur mutuelle;
Quel revers accablant! La mort la mort cruelle
Nous ravit cet objet, que nous pleurons en vain;
À nos gémissemens sourd insensible enfin...
Après une longue pause et avec précipitation.
C'est Dieu qu'il faut aimer, croyez-en Théotime.
Euphémie.
La sagesse du ciel, mon père, vous anime;
Mais vous ne pouvez pas savoir ce que l'amour...
Théotime vivement.
Je sais...
Il se remet de son trouble, et changeant de ton.
parlez, ma soeur; depuis quand ce séjour,
D'un trait si dangereux voit-il votre ame atteinte?
L'amitié vous écoute; expliquez-vous sans crainte.
Euphémie, d'une voix traînante.
Mon triste coeur nourrit ce feu depuis dix ans.
Théotime avec un soupir.
Depuis dix ans!
Euphémie.
Ma flamme augmente avec le tems.
Envain pour me dompter j'unis toutes les armes;
Envain je crie à Dieu; je mouille de mes larmes
Son temple, ses autels, cet affreux lit de mort,
D'où se lève avec moi le crime, le remord,
Je porte cet amour jusques au sanctuaire!
En ce moment encore, à vos genoux, mon père,
Plus que jamais, son trouble égare ma raison;
Tous mes sens sont remplis de ce fatal poison.
Quatre lustres à peine avoient marqué mon âge;
J'aimois, j'étois aimée; et qui m'offroit l'hommage
De son coeur, de sa main, du sort le plus flatteur,
De l'amour le plus tendre et le plus enchanteur?
Un mortel des humains le plus parfait peut-être;
Avec tous ses présens, le ciel l'avoit fait naître;
Aimable, vertueux, digne d'être adoré...
Théotime, vivement.
Que dites-vous, ma soeur? Par l'amour égaré,
Votre coeur...
Euphémie.
Est toujours rempli de cette image;
Je voudrois ô mon dieu, malgré moi je t'outrage...
De l'hymenée enfin les flambeaux s'allumoient;
Déjà ses chastes noeuds aux autels se formoient;
Ils alloient nous unir; une main qui m'est chère,
Rompt ces noeuds, nous sépare et comble ma misère,
Me traîne dans le cloître, y cache mon destin;
De ce tombeau je sors, et j'y rentre soudain;
J'y rentre, pour jamais n'être au monde rendue,
Pour nourrir les douleurs d'une amante éperdue,
Pour expirer en proie à de sombres fureurs.
On m'avoit dit, hélas! Que l'objet de mes pleurs,
Que tout ce que j'aimois n'étoit plus il respire,
Voit ce jour, qui bientôt va cesser de me luire,
Mon père, et je devrois je devrois moins souffrir...
Mes tourmens c'en est fait je ne puis que mourir.
Non, je ne puis me vaincre, effacer de mon ame
Cette image gravée avec des traits de flamme;
Non, je ne puis haïr, détester mes forfaits,
Ô mon pere...
En pleurant.
je l'aime encor plus que jamais.
Euphémie a la tête baissée sur ses deux mains
jointes.
Théotime.
Que je ressens vos maux, ô chère infortunée!
Ah! Je dois compatir à votre destinée;
Si vous saviez moi-même ainsi que vous troublé...
Dans mon coeur dans mon coeur vos larmes ont coulé.
Oui, je pleure avec vous; j'appris trop à vous plaindre.
Triste ressouvenir, c'est à moi de vous craindre!
Je m'égare, ma soeur il nous faut surmonter
Cette compassion qui pourroit vous flatter;
La voix de mon devoir à regret vous découvre
Le précipice affreux, qui sous vos pas s'entr'ouvre;
Rejetez cet amour, source de tant d'erreurs,
Dont les plus doux transports sont même des fureurs;
Il est crime souvent, presque toujours faiblesse;
Il est pour vous l'excès d'une coupable ivresse.
Ma soeur, je vous l'ai dit; Dieu seul doit entraîner
Nos penchans, nos esprits, lui seul nous dominer,
Nous détromper enfin des mensonges du monde;
Sur Dieu seul, le bonheur, le pur amour se fonde,
Et vous, vous son épouse, au pied de ces autels,
Vous traînez le parjure et des liens mortels!
Il lui montre l'autel.
Ce tabernacle saint, où Dieu même repose,
Ce voile, ce bandeau, tout contre vous dépose;
Ces murs, ces murs témoins du trouble où je vous vois,
Tout, pour vous accuser, semble élever la voix;
Tout va porter aux cieux, vos larmes, votre honte;
Ce dieu, ce dieu jaloux, il vous demande compte;
Il lève sa balance, y pèse ses bontés,
Vos chûtes, vos refus, vos infidélités;
Que lui répondrez-vous?
Euphémie troublée.
Arrêtez, ô mon père,
Pour appaiser le ciel, dites, que faut-il faire?
Je me soumets à tout.
Théotime avec attendrissement.
Oublier cet objet...
Euphémie.
L'oublier!
Théotime.
Effacer jusques au moindre trait
D'une image trop chère à votre ame attendrie,
Éloigner, en un mot, à Dieu seul asservie,
Tout ce qui peut flatter un penchant dangereux,
Et trahit vos efforts dans ce combat douteux.
Euphémie.
Quoi! Du monde et des sens pour jamais séparée,
Sur les bords du tombeau, de mes pleurs enivrée,
Je ne pourrois garder, sans offenser les cieux,
De faibles monumens d'un amour malheureux!...
Théotime d'un ton touchant.
Le moindre souvenir est un crime, sans doute.
Euphémie, avec noblesse et chaleur.
Je ne veux point tromper ce dieu qui nous écoute.
Eh bien! Cruel... mon père, arrachez-moi le coeur.
Elle met la main dans son sein.
Voici ces monumens de la plus vive ardeur,
Des lettres chaque jour de mes pleurs arrosées,
Dans mon sein... dans mon ame en secret déposées,
Elle tire de son sein un paquet de lettres qu'elle
Tient à la main.
D'un trop fatal amour cher et seul aliment...
Il faut donc tout m'ôter, tout, combler mon tourment.
Donnant les lettres.
Les voici; c'est envain que je les sacrifie;
Ecrites dans mon coeur ah! J'en perdrai la vie.
N'importe. Mon trépas, ciel, va te désarmer!
Lisez, voyez, jugez si je devois aimer...
Pendant ces derniers vers, Théotime jette la vue
Sur les lettres et tombe sans connoissance.
Vous ne répondez point parlez mon ame émue...
Elle léve son voile.
Mon père Dieu! La mort sur son front répandue...
Dieu, le puniriez-vous de sentir mes malheurs?
Elle court à lui.
Secourons-le...
Dans ce moment, Théotime a la tête entièrement
Hors de son habillement.
Sinval! Je ne puis je me meurs.
Elle va tomber à son tour évanouie sur sa chaise.
Théotime revenant à lui par degrés, ouvre enfin
Les yeux, les tourne sur Euphémie, et court se
Jeter avec précipitation à ses pieds, en lui
Prenant la main qu'il arrose de ses larmes.
Constance m'est rendue! ô ma chère Constance!
Je suis à tes genoux!
(avec fureur.)
que le ciel s'en offense;
Tous mes sermens, mes voeux, mes liens sont rompus,
Ô ma religion je ne la connais plus...
Euphémie reprenant ses sens.
Sinval! C'est vous, Sinval!
Elle retombe dans son accablement.
Théotime toujours à ses genoux.
Oui, c'est moi qui t'adore,
Que l'amour, la douleur, depuis dix ans dévore;
C'est moi, qui n'ai cessé d'aimer, de te pleurer;
C'est moi qui veux du moins à tes pieds expirer.
Euphémie.
En jetant les yeux de tous côtés.
Ah! Sinval! Dans quels lieux le destin nous rassemble.
Ne pouvant être à nous ah! Nous mourrons ensemble!
Théotime.
Non, tu ne mourras point tu vivras tu vivras
Pour me voir adorer tes vertus, tes appas...
Euphémie.
Que dis-tu, malheureux? Quelle erreur nous égare?
Regarde, tremble, et vois tout ce qui nous sépare.
Théotime se relevant avec précipitation.
Nous serons réunis...
(rapidement.)
sans pouvoir t'oublier,
Au ministère saint j'ai couru me lier.
Sur la foi d'un récit infidèle et funeste,
J'ai pu former des voeux des voeux que je déteste;
Mais mon premier serment, mon voeu le plus sacré
Ont été de t'aimer et je les remplirai.
Euphémie se levant.
Nous! Aimer! Nous! Brûler d'un feu si condamnable!
Eh! Quel est ton dessein?
Théotime avec toute la fureur de la passion.
D'être encor plus coupable,
De rompre tous ces fers, dont je suis enchaîné,
De rapporter un coeur vers toi seule entraîné,
D'exciter ton courage à briser tes entraves,
À laisser dans ces murs gémir tes soeurs esclaves,
De t'arracher d'ici, de traverser les mers,
De voler, s'il le faut, au bout de l'univers,
De chercher, de trouver quelque lointain rivage,
Un rocher escarpé, l'antre le plus sauvage;
Où loin de ces humains, dégradés par leurs lois,
De l'homme naturel reprenant tous les droits,
Content de t'adorer, de consacrer ma vie
À ce pur sentiment dont mon ame est remplie;
Je puisse, maître enfin de mon sort, de mes goûts,
À la face du ciel m'avouer ton époux.
Vivement.
Oui, nous serons unis par la vérité même;
L'hymen, n'en doute point, est une loi suprême,
Eh! Pourroit-il déplaire aux yeux de l'éternel?
C'est un traité sacré; c'est l'ouvrage du ciel,
Le seul qui soit vainqueur de l'humaine imposture,
Et c'est le premier voeu qu'ait formé la nature.
Elle nous prêtera ses bienfaisans secours.
Nous n'aurons pas besoin, pour soutenir nos jours,
D'aller solliciter la pitié languissante;
Laissons à ces coeurs durs leur richesse insultante;
Nous vivrons sans rougir; nous vivrons sans remords;
J'aime; de mon courage attends tous les efforts.
Il n'est point d'état vil pour le mortel qui pense;
C'est dans le crime seul qu'est l'abjecte existence.
Sous mes mains sous mes pleurs la terre s'ouvrira;
En ta faveur la terre à mes soins répondra.
Dieu, qui verra nos ans couler sous ses auspices,
De nos simples travaux recevra les prémices.
Plus tendres, plus heureux, plus zélés chaque jour,
Nous bénirons ce dieu dans notre chaste amour;
Nos enfans rediront notre hommage sincère;
Ils apprendront de nous à l'aimer comme un père;
Nous ne l'offensons point ce maître de nos coeurs,
Qui sans doute a nourri d'innocentes ardeurs.
Avant que l'hymenée eut fait briller sa flamme,
Un penchant mutuel t'avoit soumis mon ame.
Après un instant de silence.
Dieu, j'ose à cet autel attester ta grandeur;
Voilà, j'en fais serment,
Il met une de ses mains sur l'autel, et de
L'autre, prend celle d'Euphémie.
l'épouse de mon coeur,
Celle à qui pour jamais, l'honneur, le ciel m'engage.
À Euphémie.
Suis-moi.
Euphémie s'arrêtant.
De Théotime est-ce là le langage?
Théotime.
C'est celui de Sinval d'un amour furieux.
Euphémie.
Que me proposes-tu?
Théotime.
Le bonheur de tous deux.
Euphémie.
Notre honte. Est-ce à moi, qui meurs de ma tendresse,
De sauver ta vertu d'une indigne faiblesse,
De rappeler tes pas dans le crime engagés,
D'offrir à tes regards nos devoirs outragés?
Sors de ces lieux.
Elle fait quelques pas pour se retirer.
Théotime la suivant.
Ecoute...
Euphémie.
Ah! Fuis loin de ma vue.
Théotime la suivant.
Tu m'entendras...
Euphémie.
Va, pars, fuis mon ame éperdue...
Pourrois-tu m'exciter à briser mes liens?
Non, que tes yeux jamais ne s'ouvrent sur les miens;
Que de tes pas ici disparaisse la trace!
Que de mon souvenir ton nom même s'efface!
Cher amant qu'ai-je dit? Il faut nous séparer;
Fuis, laisse-moi mourir, et vis pour me pleurer.
Elle fait quelques pas, s'arrête.
Laisse-moi sois d'un dieu le ministre suprême.
Théotime.
Dussé-je être frappé du céleste anathême!
Euphémie s'avance vers le fond du théâtre.
Je ne te quitte point.
Il va à elle avec fureur.
Euphémie.
Quel aveugle transport!
Que veux-tu, malheureux?
Théotime la suivant toujours.
Ou Constance, ou la mort.
La toile tombe.