Seconde veillée
Comme sur la prairie au matin arrosée
Étincelle et s'épand une fraîche rosée,
Qui bientôt en vapeurs remonte vers les cieux ;
Ainsi ma jeune sœur a brillé sous mes yeux.
Toi que j'appelle en vain, durant la nuit obscure,
Emma, toi de mon cœur éternelle blessure,
Hélas ! Où retrouver ton sourire charmant,
Ton entretien si doux, ton folâtre enjoûment ?
Qui me rendra ces jours de paix et d'innocence,
Où l'un et l'autre, à peine en notre adolescence,
Par les mêmes penchans nos cœurs prompts à s'unir,
Des roses du bonheur couronnaient l'avenir ?
Dans ce monde désert, mon oeil te cherche encore.
Comme un lis virginal qui passe avec l'aurore,
Belle et le front couvert des ombres de la mort,
Ta défaillante voix me dit avec effort :
« Je n'ai vu qu'un matin. Le vent de la tempête
Autour de moi se lève, et fait ployer ma tête.
Demain, ce beau soleil, ô regrets superflus !
Brillera pour un monde où je ne serai plus :
Il nous faut séparer ; et déjà ma paupière.....
Ô d'un si chaste amour qui t'aimera, mon frère ? »
Depuis ce jour fatal je pleure son trépas,
Et ne vois point la tombe ouverte sous mes pas.
Oui, telle est ici-bas notre démence extrême ;
L'homme dans l'esclavage, ou ceint du diadême,
Jouet des passions, du monde et de son cœur,
Flotte de peine en peine, et d'erreur en erreur :
Et pourtant je ne sais quel instinct déplorable
L'invite à prolonger le tourment qui l'accable.
Tel qu'on voit d'Ispahan le ver laborieux
Tresser d'un réseau d'or le fil industrieux ;
Tel l'homme s'environne, au déclin de la vie,
De ses voiles brillants, tissus par la folie.
Un pied dans le cercueil, n'ose-t-il pas encor
Donner à ses désirs un chimérique essor ;
Et soi-même excusant cette lâche faiblesse,
Pour l'avenir douteux réserver la sagesse ?
Quand un sang généreux fait palpiter son sein ;
Séduite par l'éclat d'un jour pur et serein,
La jeunesse s'embarque, et follement ravie,
Brave, dans ses écueils, le détroit de la vie.
Dans sa fougueuse ardeur tout lui semble permis.
Les astres, les saisons et les vents sont amis ;
Mais l'ouragan se lève et l'éclair étincelle.
La tempête poursuit l'imprudente nacelle,
Et, trompant les efforts des jeunes matelots,
Les précipite, en foule, au sein des vastes flots.
Qui put leur inspirer un tel excès d'audace ?
Devaient-ils de la mort oublier la menace ?
Eh ! Comment oublier qu'il nous faut tour-à-tour
Passer les sombres bords qu'on passe sans retour ?
Par quel enchantement, quelle erreur criminelle,
L'homme ne voit-il pas, hideuse sentinelle,
À sa porte veiller l'inexorable mort ?
Elle crie... il l'entend, s'éveille, et... se rendort !
De maux et de périls cette terre semée
En un champ de bataille est en vain transformée :
En vain aux yeux de l'homme, et jusqu'à ses côtés,
Mille braves soldats tombent ensanglantés ;
En vain du trait fatal il est atteint lui-même ;
Pâle et déjà touchant à son heure suprême,
Prêt à s'offrir sans voile aux yeux de l'éternel,
Environné de morts, il se croit immortel.
Ô fol aveuglement ! Qu'un vieillard de notre âge,
Chancelant et courbé, s'offre à notre passage ;
Notre oeil sur ce terrible et fidèle miroir
S'arrête indifférent, et ne sait rien y voir.
Ce front chauve, ces traits que les rides sillonnent,
Tous ces pas que la mort et la tombe environnent,
Nous les voyons sans trouble ; et, gais comme à vingt ans,
Ce vieillard, disons-nous, ne vivra pas long-temps.
Accablés, comme lui, de tourments et d'années,
Nous espérons encor de longues destinées ;
Nous croyons (et tel est notre malheureux sort)
Que l'homme à force d'ans triomphe de la mort.
Mais lorsqu'autour d'un lit où veillent les alarmes,
Le cœur gros de soupirs et l'oeil noyé de larmes,
Debout près d'un ami qui lutte vainement
Contre toute l'horreur de son dernier moment,
Nous soutenons en pleurs sa tête qui succombe,
S'échappe de nos bras et penche vers la tombe,
Alors le charme cesse ; alors, autour de nous,
La terreur épaissit un nuage jaloux ;
Nous perdons des plaisirs la trace fugitive,
Et d'un monde riant la douce perspective.
Avertis du néant de nos illusions,
Dans notre sein glacé meurent les passions ;
Mais le cercueil à peine a dévoré sa proie,
Un ascendant fatal nous ramène à la joie.
Dans nos yeux obscurcis roulent encor des pleurs,
Et déjà l'allégresse habite dans nos cœurs.
Nous devenons bientôt pour l'ami le plus tendre
Aussi froids que le marbre où repose sa cendre,
Plus étrangers à lui que ces troupeaux errants
Qui sur son lit de mort paissent indifférents.
Où va ce jeune amant, troublé, hors de lui-même ?
Hélas ! Le malheureux a perdu ce qu'il aime.
Les parfums du matin et l'or de ses rayons
Se jouant sur la plaine et la cime des monts,
La paix des champs, les soins de l'amitié fidèle,
Rien ne distrait son âme et sa langueur mortelle ;
Pour lui tout est muet, triste dans l'univers.
Les cieux d'un voile sombre à peine sont couverts ;
Il dirige ses pas vers l'enceinte sacrée
Où dort de nos aïeux la cendre révérée.
Sous la voûte des pins et des cyprès en deuil,
Tel qu'un spectre échappé des ombres du cercueil,
Il s'avance : nul bruit ne trouble son passage ;
Mais non : un rossignol, transfuge du bocage,
Des arbres de la mort habite les rameaux,
Et de ses chants d'amour console les tombeaux.
L'infortuné frémit : la pierre sépulcrale,
Qui presse de son poids la beauté virginale,
Vient frapper ses regards !..., et lui, pâle, sans pleurs,
En mots désordonnés exhale ses douleurs :
« Une tombe ! Voilà ce qui me reste d'elle !
M'abandonner,.... mourir et si jeune et si belle !
Tout repose ; il fait nuit... nous sommes seuls... c'est moi ;
Tu m'as quitté, cruelle ! Et cependant pour toi
Chaque aurore, de fleurs la tête couronnée,
Se levait, dans le ciel, riante et fortunée,
De mes jours importuns que faire désormais ?
Non, tu n'as pu connaître à quel point je t'aimais.
Oh ! Quel voile funèbre enveloppe tes charmes !
Et ces hommes cruels me reprochent mes larmes !
Contre mon désespoir je les vois tous s'unir ;
Tous veulent de mon cœur chasser ton souvenir.
Moi, t'oublier... jamais... » Il dit : serment frivole !
Avec rapidité le temps fuit et s'envole.
Cet amant consolé des maux qu'il a soufferts,
Parjure envers sa foi, brigue de nouveaux fers,
Et craignant de la mort la leçon salutaire,
Il ne visite plus la tombe solitaire.
Plus fidèle que lui, sitôt que le printemps
Fait ondoyer des bois les panaches flottants,
Le même rossignol vient, dans la même enceinte,
Soupirer, près des morts, sa douleur et sa plainte.
Si l'homme seul du moins subissait le trépas !
Mais tous ses monuments ne lui survivront pas ;
Une seconde fois il meurt dans sa statue,
Et sous la faux du temps son ombre est abattue.
Homme, empire, tout meurt : où retrouver encor
Babylone, Corinthe, et la cité d'Hector ?
Elles ont disparu. Reine pâle et terrible !
Ô mort ! Ouvre à mes yeux la profondeur horrible
Du gouffre où, dans la nuit, flottent tes étendards.
Que de glaives rompus ! Que de spectres épars !
Mon souffle seul perdu dans cet espace immense,
D'un écho de la mort réveille le silence ;
Et le ver du sépulcre, effrayé par ma voix,
Ronge plus sourdement la dépouille des rois.
Mais qu'ai-je dit ? Au fond d'un vaste mausolée,
Sur la pierre funèbre, et de mousse voilée,
L'homme a-t-il donc besoin, pour deviner son sort,
D'attacher ses regards et de lire la mort ?
C'est en vain qu'il la fuit ; il la trouve à toute heure ;
L'artiste la suspend au sein de sa demeure.
Ces bronzes animés, ces portraits glorieux
Où son oeil voit revivre une foule d'aïeux,
Décorent ses lambris, relèvent leur richesse,
Et, comme des flatteurs, chatouillent sa faiblesse.
Hélas ! Il ne voit pas, de son néant charmé,
Qu'il respire au milieu d'un peuple inanimé.
Le monarque superbe, à qui tout rend hommage,
Voudrait fuir, à son tour, cette importune image :
En vain, pour s'étourdir sur ses derniers instants,
Il s'entoure de jeux, de hochets éclatants :
En vain dans ses banquets tout son faste s'étale.
Le spectre affreux s'assied à la table royale ;
Et, convive sanglant, d'un oeil plein de courroux,
Il désigne la place où tomberont ses coups.
Qu'est ce monde lui-même ? Un tombeau sans mesure.
La terre des vivants, rebelle à la culture,
Ingrate et s'endormant dans son oisiveté,
À la destruction doit la fécondité.
La substance des morts dans ses veines fermente.
Quelle poussière, ô ciel ! N'a pas été vivante ?
La bêche et la charrue, en nos jardins fleuris,
De nos aïeux en poudre exhument les débris.
Avec l'or des moissons ils flottent et s'unissent
Au pain réparateur dont leurs fils se nourrissent.
Quand l'âme, rappelée au trône de son dieu,
Monte et vole vers lui sur des ailes de feu,
Le soleil de nos corps boit la flamme éthérée,
La terre en ressaisit la dépouille altérée,
Et tous les éléments se disputent entr'eux
D'un souverain détruit les restes malheureux
Ma vue, à cet aspect, d'épouvante glacée....
Ciel ! La mort est partout, hors dans notre pensée.