Cinquième veillée
A-t-on vu, dans les nuits de l'été dévorant,
Se détacher du ciel un météore errant,
Qui s'éteint au milieu de sa chute enflammée ?
Tel est notre destin. L'or et la renommée,
Le trône, les plaisirs, tous ces fantômes vains
Qu'adorent, à genoux, les vulgaires humains,
Rien ne peut à nos lois, par un charme suprême,
Assujettir le souffle émané de Dieu même.
Oui, ces réseaux mouvants, ces fils inaperçus,
Que, sous les toits déserts, l'araignée a tissus,
Sont plus forts que les nœuds dont l'étreinte nous lie
Un moment au bonheur, un moment à la vie.
Ô douleur ! Que de fois un père en cheveux blancs
Pleura sur le tombeau de ses jeunes enfants !
Hélas ! Il se flattait qu'un jour leur main si chère
Au soleil des vivants fermerait sa paupière ;
Il les voyait sourire, et son cœur enchanté
Les dotait, en espoir, de l'immortalité.
Mais qu'un amant sur-tout à tromper est facile !
Comme il prête au plaisir une oreille docile !
En voyant de ce front l'incarnat vif et pur,
L'albâtre d'un beau sein que nuance l'azur,
Et de ces longs cheveux les ondes caressantes,
Et de ce corps de lis les formes ravissantes,
Le malheureux s'abuse, et sa crédulité
Lui fait d'une mortelle une divinité.
L'éclair brille soudain.... la foudre vengeresse
Gronde, et brise, à ses pieds, l'autel et la déesse.
Dans un vallon tranquille, aux campagnes d'Enna,
Que de ses flots brûlants fertilise l'Etna,
S'élevait, entouré de parfums et d'ombrages,
Un château, monument des antiques pélages ;
Pure comme un beau jour de ces climats riants,
Sous les yeux paternels, Amélie, à seize ans,
De tous les dons du ciel fleurissait embellie ;
Pourtant on ignorait quelle mélancolie
Lui faisait des destins pressentir le courroux,
Et versait dans son cœur un charme triste et doux.
On ne la voyait point sur l'émail des prairies,
Au printemps, égarer ses molles rêveries,
Ni, dans les bois prochains devançant le soleil,
Des oiseaux et des fleurs épier le réveil.
Elle aimait à gravir la roche solitaire ;
À voir l'astre des nuits sortir, avec mystère,
Des flancs noirs du nuage, et de pâles rayons
Blanchir l'azur des flots et la cime des monts.
Bien jeune, elle pleurait une mère adorée.
Par les soins d'un époux, en marbre figurée,
Cette mère si tendre, à ses pieds, chaque jour
Voyait couler des pleurs de regret et d'amour.
Debout, sous le parvis de l'antique édifice,
Presque vivante à l'oeil, comme un ange propice
Qui diffère, un moment, son retour vers les cieux,
Elle semblait veiller à la paix de ces lieux.
Sa fille en deuil, sa fille, à cette auguste image,
Venait, silencieuse, adresser son hommage.
Quelquefois, à travers les pleurs et les sanglots,
Elle disait : « Du sein de l'éternel repos
Arrête encor sur moi tes vœux et ta pensée :
Cette terre d'exil où tu m'as délaissée
N'est qu'une solitude ouverte à mon ennui,
Et du monde, avec toi, mon bonheur s'est enfui. »
Elle disait. Pourtant une modeste flamme,
En faveur d'Orsano, faisait brûler son âme.
Par sa mère, autrefois, avaient été bénis
Ces nœuds dont, aux autels, ils doivent être unis.
Un père enfin l'ordonne, et leur hymne s'apprête ;
L'airain religieux en proclame la fête.
Vers le temple voisin, le couple fortuné
D'un cortége nombreux s'avance environné.
Ils entrent.... quel moment ! Une pompe rustique
A rajeuni, pour eux, la vieille basilique ;
Des vierges du hameau les groupes innocents
Font monter vers le ciel la prière et l'encens.
On croirait que, témoin de l'auguste hyménée,
Dieu même, avec plaisir, en bénit la journée.
L'Etna, dont le soleil, abandonnant les flots,
De ses premiers rayons éclairait le repos ;
Les sons du rossignol, que l'écho solitaire
Renvoyait affaiblis aux murs du sanctuaire ;
Les vallons embaumés du souffle matinal ;
La rose au sein pudique et le lis virginal,
Et les vertes forêts que la pourpre colore....
Tout semblait saluer et l'hymen et l'aurore.
Mais les jeunes amants sont au pied des autels ;
Le pontif a reçu leurs serments immortels ;
Tout-à-coup Orsano, jetant sur Amélie
Un regard plein d'amour, la voit pâle, affaiblie....
Elle tremble, et des pleurs s'échappent de ses yeux :
Enfin ils sont époux. Bientôt, loin de ces lieux,
Ensemble ils ont revu le toit héréditaire.
« D'où naît, dit Orsano, ce trouble involontaire ?
Pourquoi donc, en tes yeux et sur ton front charmant,
Ne vois-je pas l'excès de mon ravissement ?
De quel muet effroi tu sembles poursuivie !
Te repens-tu déjà du bonheur de ma vie ? »
« — Orsano, lui répond la sensible beauté,
Va, mon cœur est heureux de ta félicité ;
Mais, quand à l'éternel j'adressais ma prière,
J'ai cru voir.... non, j'ai vu le spectre de ma mère
S'approcher de l'autel, éteindre les flambeaux,
Et de loin me montrer la route des tombeaux.
La fantôme a paru tristement me sourire....
— Ah ! Tu m'as fait frémir. — Sa voix semblait me dire :
C'est en vain qu'Orsano veut régner sur ton cœur ;
Dieu ne te permet pas de faire son bonheur ;
Dieu te rejoint à moi ; du monde il te sépare :
Ton banquet nuptial dans les cieux se prépare.
À ces mots, elle a fui mon regard alarmé....
Cependant, Orsano, je t'aurais tant aimé !...
— Peux-tu croire, un moment, que ta mère chérie,
Abandonnant le ciel, sa nouvelle patrie,
Brise des nœuds par elle approuvés autrefois ?
Non, je suis ton époux, et l'époux de son choix. »
Il se tait ; et pourtant, près de l'objet qu'il aime,
D'une vague terreur il est frappé lui-même.
Mais, pour mieux célébrer ces instants solennels,
Retentissent les sons des joyeux ménestrels.
On dresse les banquets ; les antiques bannières
Flottent sur le sommet des tours hospitalières :
Les filles des vassaux, d'une moisson de fleurs,
Pour l'hymen d'Amélie, ont tressé les couleurs ;
« Comme un songe riant leur éclat s'évapore,
Dit-elle ;.... ce matin, elles vivaient encore. »
Le festin se termine, et déjà, moins ardent,
Le disque du soleil penche vers l'occident.
Dans la vieille forêt la fête est transportée.
La cime des hauts pins, doucement agitée,
Balance ses parfums aux derniers feux du jour ;
Tout rit dans la nature : Amélie, à son tour,
D'un avenir plus doux ose entrevoir l'aurore ;
Son beau teint, par degrés, s'anime, se colore ;
Ses yeux remplis d'amour, de charme, de langueur,
Déjà vers son époux.... tout-à-coup, ô douleur !
Un bruit lugubre et sourd fait frémir le feuillage ;
L'éclair serpente et luit sous un ciel sans nuage ;
Nul souffle dans les airs : l'Etna sort du sommeil.
Quel sinistre murmure annonce son réveil !
Un épais tourbillon de cendre et de fumée
S'échappe, au même instant, de sa bouche enflammée ;
Il rugit, et du fond de ses noirs soupiraux
Mille rochers ardents, mille foudres rivaux
Se heurtent en fureur ; et la nuit ténébreuse
S'éclaire, devant eux, d'une lumière affreuse.
Aux lueurs de l'éclair et du mont courroucé,
Loin des jeunes époux tout a fui dispersé ;
Ils restent seuls, perdus dans la forêt immense.
Ô Dieu, sur Orsano jette un oeil de clémence !
De sa tremblante épouse il raffermit les pas :
« Eh bien ! Dit-elle, eh bien ! Tu ne m'en croyais pas !
Défends-moi maintenant de l'horrible tempête,
De ce ciel irrité qui menace ma tête.
Cher époux ! Ton amour ne peut me secourir ;
Ne songe qu'à toi-même, et laisse-moi mourir. »
Ses genoux, à l'instant, se dérobent sous elle :
Mais Orsano, qu'anime une force nouvelle,
L'enlève dans ses bras, et pâle, échevelé,
L'emporte au bruit du ciel par l'orage ébranlé.
Plus d'un sentier confus l'égare dans la route :
L'ange de l'infortune en eut pitié sans doute.
Le déplorable amant, après mille détours,
Du château d'Amélie a reconnu les tours.
Sous le parvis désert aussitôt il s'élance.
Cependant Amélie, en un morne silence,
Demeure encor plongée, et son époux en pleurs
S'efforce d'apaiser de trop justes frayeurs :
« Toi que me disputait la fortune jalouse,
Il n'est plus de péril.... ô ma charmante épouse,
Renais sous mes baisers, ouvre enfin tes beaux yeux ! »
Il dit. Un long éclair pénètre dans ces lieux,
Et, d'un bleuâtre éclat entourant la statue,
La dévoile aux regards d'Amélie abattue.
« Ma mère ! » A ce nom seul, à ce plaintif accent,
L'écho de ces vieux murs répond en gémissant.
L'orage alors redouble : au fracas du tonnerre,
Au choc des éléments, tremble et s'ouvre la terre ;
De ses flancs déchirés mille feux ont jailli ;
D'épouvante Orsano lui-même a tressailli.
Sur le sol chancelant, Amélie incertaine
Aux pieds de la statue avec effort se traîne,
Et les presse en criant.... ma mère, me voici !
La foudre éclate alors dans le ciel obscurci :
Tout tremble ; la statue, à sa base arrachée,
Sur la triste Amélie, à l'instant, s'est penchée,
Semble étendre les bras, tombe enfin ; et son poids
La renverse sanglante, et meurtrie, et sans voix.
Un moment de sa force elle a repris l'usage :
« Adieu, cher Orsano ; rappelle ton courage ;
Tu vois.... » Le lendemain, immobiles, glacés,
On les trouva tous deux se tenant embrassés.