À RAMON, DUC DE BENAV.
Par la bora de su herida. GUILLEN DE CASTRO.
Hélas ! j 'ai compris ton sourire,
Semblable au ris du condamné,
Quand le mot qui doit le proscrire
À son oreille a résonné !
En pressant ta main convulsive,
J'ai compris ta douleur pensive,
Et ton regard morne et profond,
Qui, pareil à l'éclair des nues,
Brille sur des mers inconnues,
Mais ne peut en montrer le fond.
" Pourquoi faut-il donc qu'on me plaigne,
M'as-tu dit, je n'ai pas gémi ?
Jamais de mes pleurs je ne baigne
La main d'un frère ou d'un ami !
Je n'en ai pas. Puisqu'à ma vie
La joie est pour toujours ravie,
Qu'on m'épargne au moins la pitié !
Je paye assez mon infortune
Pour que nulle voix importune
N'ose en réclamer la moitié !
" D'ailleurs, vaut-elle tant de larmes ?
Appelle-t-on cela malheur ? -
Oui ! ce qui pour l'homme a des charmes
Pour moi n'a qu'ennuis et douleur.
Sur mon passé rien ne surnage
Des vains rêves de mon jeune âge
Que le sort chaque jour dément ;
L'amour éteint pour moi sa flamme ;
Et jamais la voix d'une femme
Ne dira mon nom doucement !
"Jamais d'enfants ! jamais d'épouse !
Nul coeur près du mien n'a battu ;
Jamais une bouche jalouse
Ne m'a demandé : D'où viens-tu ?
Point d'espérance qui me reste !
Mon avenir sombre et funeste
Ne m'offre que des jours mauvais ;
Dans cet horizon de ténèbres
Ont passé vingt spectres funèbres,
Jamais l'ombre que je rêvais !
" Ma tête ne s'est point courbée ;
Mais la main du sort ennemi
Est plus lourdement retombée
Sur mon front toujours raffermi.
À la jeunesse qui s'envole,
À la gloire, au plaisir frivole,
J'ai dit l'adieu fier de Caton
Toutes fleurs pour moi sont fanées ;
Mais c'est l'ordre des destinées ;
Et si je souffre, qu'en sait-on ?
" Esclaves d'une loi fatale,
Sachons taire les maux soufferts.
Pourquoi veux-tu donc que j 'étale
La meurtrissure de mes fers ?
Aux yeux que la misère effraie,
Qu'importe ma secrète plaie ?
Passez, je dois vivre isolé ;
Vos voix ne sont qu'un bruit sonore ;
Passez tous ! j 'aime mieux encore
Souffrir que d'être consolé !
" Je n'appartiens plus à la vie.
Qu'importe si parfois mes yeux,
Soit qu'on me plaigne ou qu'on m'envie,
Lancent un feu sombre ou joyeux !
Qu'importe, quand la coupe est vide,
Que ses bords, sur la lèvre avide,
Laissent encore un goût amer !
A-t-il vaincu le flot qui gronde,
Le vaisseau qui, perdu sous l'onde,
Lève encor son mât sur la mer ?
" Qu'importe mon deuil solitaire ?
D'autres coulent des jours meilleurs.
Qu'est-ce que le bruit de la terre ?
Un concert de ris et de pleurs.
Je veux, comme tous les fils d'Ève,
Sans qu'une autre main le soulève,
Porter mon fardeau jusqu'au soir ;
À la foule qui passe et tombe,
Qu'importe au seuil de quelle tombe
Mon ombre un jour ira s'asseoir ! "
Ainsi, quand tout bas tu soupires,
De ton coeur partent des sanglots,
Comme un son s'échappe des lyres,
Comme un murmure sort des flots !
Va, ton infortune est ta gloire !
Les fronts marqués par la victoire
Ne se couronnent pas de fleurs.
De ton sein la joie est bannie ;
Mais tu sais bien que le génie
Prélude à ses chants par des pleurs.
Comme un soc de fer, dès l'aurore,
Fouille le sol de son tranchant,
Et l'ouvre, et le sillonne encore,
Aux derniers rayons du couchant ;
Sur chaque heure qui t'est donnée
Revient l'infortune acharnée,
Infatigable à t'obséder ;
Mais si de son glaive de flamme
Le malheur déchire ton âme,
Ami, c'est pour la féconder !