CE QUE LES GÉANTS SONT DEVENUS
Il songe au fier passé des puissants terrigènes,
Maintenant dispersés dans vingt charniers divers,
Vastes membres d'un monstre auguste, l'univers ;
Toute la terre était dans ces hommes énormes ;
À cette heure, mêlés aux montagnes sans formes,
Ils gisent, accablés par le destin hideux,
Plus morts que le sarment qu'un pâtre casse en deux.
Où sont-ils ? sous des rocs abjects, cariatides
Des Ténares ardents, des Cocytes fétides ;
Encelade a sur lui l'infâme Etna fumant ;
C'est son bagne ; et l'on voit de l'âpre entassement
Sortir son pied qui semble un morceau de montagne ;
Thor est sous l'écueil noir qui sera la Bretagne ;
Sur Anax, le géant de Tyrinthe, Arachné
File sa toile, tant il est bien enchaîné ;
Pluton, après avoir mis Kothos dans l'érèbe,
A cloué ses cent mains aux cent portes de Thèbe ;
Mopse est évanoui sous l'Athos, c'est Hermès
Qui l'enferme ; on ne peut espérer que jamais
Dans ces caves du monde aucun souffle ranime
Rhoetus, Porphyrion, Mégatlas, Evonyme ;
Couché de tout son long sous le haut mont Liban,
Titlis souffre, et, saisi par Notus, vil forban,
Scrops flotte sous Délos, l'île errante et funeste ;
Dronte est muré sous Delphe et Mimas sous Proeneste ;
Coebès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion,
Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion,
Tous ces êtres plus grands que des monts, sont esclaves,
Les uns sous des glaciers, les autres sous des laves,
Dans on ne sait quel lâche enfer fastidieux ;
Et Prométhée ! Hélas ! quels bandits que ces dieux !
Personne au fond ne sait le crime de Tantale ;
Pour avoir entrevu la baigneuse fatale,
Actéon fuit dans l'ombre ; et qu'a fait Adonis ?
Que de héros brisés ! Que d'innocents punis !
Phtos repasse en son coeur l'affreux sort de ses frères ;
Star dans Lesbos subit l'affront des stercoraires ;
Cerbère garde Ephlops, par mille éclairs frappé,
Sur qui rampe en enfer la chenille Campé ;
C'est sur Mégarios que le mont Ida pèse ;
Darse endure le choc des flots que rien n'apaise ;
Rham est si bien captif du Styx fuligineux
Qu'il n'en a pas encor pu desserrer les noeuds ;
Atlas porte le monde, et l'on entend le pôle
Craquer quand le géant lassé change d'épaule ;
Lié sous le volcan Liparis, noir récif,
Typhée est au milieu de la flamme, pensif.
Tous ces titans, Stellos, Talémon, Ecmonide,
Gès dont l'oeil bleu faisait reculer l'euménide,
Ont succombé, percés des flèches de l'éther,
Sous le guet-apens brusque et vil de Jupiter.
Les géants qui gardaient l'âge d'or, dont la taille
Rassurait la nature, ont perdu la bataille,
Et les colosses sont remplacés par les dieux.
La terre n'a plus d'âme et le ciel n'a plus d'yeux ;
Tout est mort. Seuls ces rois épouvantables vivent.
Les stupides saisons comme des chiens les suivent,
L'ordre éternel les semble approuver en marchant ;
Dans l'Olympe, où le cri du monde arrive chant,
Où l'étourdissement conseille l'inclémence,
On rit. Tant de victoire a droit à la démence.
Et ces dieux ont raison. Phtos écume. - Oui, dit-il,
Ils ont raison. Eau, flamme, éléments, air subtil,
Vous ne vous êtes pas défendus. Votre orage
N'a pas eu dans la lutte affreuse assez de rage ;
Vous vous êtes laissés museler lâchement.
Le mal triomphe ! - Et Phtos frémit. Écroulement !
Tous les géants sont pris et garrottés. Que faire ?
Il songe.