Ce sont de braves coeurs que les gens de la plaine ;
Ils chantent dans les blés un chant bizarre et fou ;
Et quant à leurs habits faits de cuir et de laine,
Boire les use au coude et prier, au genou.
Étant fils du sang basque, ils ont cet avantage
Sur les froids Espagnols murés dans leurs maisons,
Qu'ils préfèrent à l'eau, fût-elle prise au Tage,
Le vin mystérieux d'où sortent les chansons.
Ils sont hospitaliers, prodigues, bons dans l'âme ;
L'homme dit aux passants ; Entrez, les bienvenus !
Pour un petit enfant qu'elle allaite, la femme
Montre superbement deux seins de marbre nus.
Lorsque l'homme est aux champs, la femme reste seule ;
N'importe, entrez ! passants, le lard est sur l'étal,
Mangez ! Et l'enfant joue, et dans un coin l'aïeule
Raccommode un vieux cistre aux cordes de métal.
Quelques-uns sont bergers dans les grands terrains vagues,
Champs que les bataillons ont légués aux troupeaux,
Mer de plaines ayant les collines pour vagues,
Où César a laissé l'ombre de ses drapeaux.
Là passent des boeufs roux qui sonnent de la cloche,
Avertissant l'oiseau de leur captivité ;
L'homme y féconde un sol plus âpre que la roche,
Et de cette misère extrait de la fierté.
L'égyptienne y rôde, et suspend en guirlandes
Sur sa robe en lambeaux les bleuets du sillon ;
La fleur s'offre aux gypsis errantes dans ces landes,
Car, fille du fumier, elle est soeur du haillon.
Là, tout est rude ; août flamboie et janvier gèle ;
Le zingaro regarde, en venant boire aux puits,
Les ronds mouillés que font les seaux sur la margelle,
Tout cercle étant la forme effrayante des nuits.
Là, dans les grès hideux, l'ermite fait sa grotte.
Lieux tristes ! Le boucher y vient trois fois par an ;
Le grelot des moutons y semble la marotte
Dont l'animal, fou sombre, amuse Dieu tyran.
Peu d'herbe ; les brebis paissent exténuées ;
Le pâtre a tout l'hiver sur son toit de roseaux
Le bouleversement farouche des nuées
Quand les hydres de pluie ouvrent leurs noirs naseaux.
Ces hommes sont vaillants. Âmes de candeur pleines,
Leur regard est souvent fauve, jamais moqueur ;
Rien ne gêne le souffle immense dans les plaines ;
La liberté du vent leur passe dans le coeur.
Leurs filles qui s'en vont laver aux cressonnières,
Plongent leur jambe rose au courant des ruisseaux ;
On ne sait, en entrant dans leurs maisons tanières,
Si l'on voit des enfants ou bien des lionceaux.
Voisins du bon proscrit, ils labourent, ils sèment,
À l'ombre de la tour du preux Campéador ;
Contents de leur ciel bleu, pauvres, libres, ils aiment
Le Cid plus que le roi, le soleil plus que l'or.
Ils récoltent au bas des monts, comme en Provence,
Du vin qu'ils font vieillir dans des outres de peau ;
Le fisc, quand il leur fait payer leur redevance,
Leur fait l'effet du roi qui leur tend son chapeau.
Les rayons du grand Cid sur leurs toits se répandent ;
Il est l'auguste ami du chaume et du grabat ;
Car avec les héros les laboureurs s'entendent ;
L'épée a sa moisson, le soc a son combat.
La charrue est de fer comme les pertuisanes ;
Les victoires, sortant du champ et du hallier,
Parlent aux campagnards étant des paysannes,
Et font le peuple avec la gloire familier.
Ils content que parfois ce grand Cid les arrête,
Les fait entrer chez lui, les nomme par leur nom,
Et que, lorsqu'à l'étable ils attachent leur bête,
Babieça n'est pas hautaine pour l'ânon.
Le barbier du hameau le plus proche raconte
Que parfois chez lui vient le Cid paisible et franc,
Et, vrai ! qu'il s'assied là sur l'escabeau, ce comte
Et ce preux qui serait, pour un trône, trop grand.
Le barbier rase bien le héros, quoiqu'il tremble ;
Puis, une loque est là pour tous ceux qui viendront ;
Le Cid prend ce haillon, torchon du peuple, et semble
Essuyer le regard des princes sur son front.
Comment serait-il fier puisqu'il a tant de gloire ?
Les filles dans leur coeur aiment cet Amadis ;
La main blanche souvent jalouse la main noire
Qui serre ce poing fort, plein de foudres jadis.
Ils se disent, causant, quand les nuits sont tombées,
Que cet homme si doux, dans des temps plus hardis,
Fut terrible, et, géant, faisait des enjambées
Des tours de Pampelune aux clochers de Cadix.
Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit prêt à suivre
Partout ce Ruy Diaz comme un céleste esprit,
En mer, sur terre, au bruit des trompettes de cuivre,
Malgré le groupe blond des enfants qui sourit.
Tels sont ces laboureurs. Pour défendre l'Espagne,
Ces rustres au besoin font plus que des infants ;
Ils ont des chariots criant dans la campagne,
Et sont trop dédaigneux pour être triomphants.
Ils cultivent les blés où chantent les cigales ;
Pélage à lui jadis les voyait accourir,
Et jamais ne trouva leurs âmes inégales
Au danger, quel qu'il fût, quand il fallait mourir.