Les Chutes
Fleuves et poètes
Le grand Niagara s’écoule, le Rhin tombe ;
L’abîme monstrueux tâche d’être une tombe,
Il hait le géant fleuve, et dit : j’engloutirai.
Et le fleuve, pareil au lion attiré
Dans l’antre inattendu d’une hydre aux mille têtes,
Lutte avec tous ses cris et toutes ses tempêtes.
Quoi ! la nature immense est donc un lieu peu sûr ?
Il se cabre, il résiste au précipice obscur,
Bave et bouillonne, et, blanc et noir comme le marbre,
Se cramponne aux rochers, se retient aux troncs d’arbre,
Penche, et, comme frappé de malédiction,
Roule, ainsi que tournait l’éternel Ixion.
Tordu, brisé, vaincu, Dieu même étant complice,
Le fleuve échevelé subit son dur supplice.
Le gouffre veut sa mort ; mais l’effort des fléaux
Pour faire le néant, ne fait que le chaos ;
L’affreux puits de l’enfer ouvre ses flancs funèbres,
Et rugit. Quel travail pour créer les ténèbres !
Il est l’envie, il est la rage, il est la nuit ;
Et la destruction, voilà ce qu’il construit.
Pareil à la fumée au faîte du Vésuve,
Un nuage sinistre est sur l’énorme cuve,
Et cache le tourment du grand fleuve trahi.
Lui, le fécondateur, d’où vient qu’il est haï ?
Qu’est-ce donc qu’il a fait au bois, au mont sublime,
Aux prés verts, pour que tous le livrent à l’abîme ?
Sa force, sa splendeur, sa beauté, sa bonté,
Croulent. Quel guet-apens et quelle lâcheté !
L’eau s’enfle comme l’outre où grondent les Borées,
Et l’horreur se disperse en voix désespérées ;
Tout est chute, naufrage, engloutissement, nuit,
Et l’on dirait qu’un rire infâme est dans ce bruit ;
Rien n’est épargné, rien ne vit, rien ne surnage ;
Le fleuve se débat dans l’atroce engrenage,
Tombe, agonise, et jette au lointain firmament
Une longue rumeur d’évanouissement.
Tout à coup, au-dessus de ce chaos qui souffre,
Apparaît, composé de tout ce que le gouffre
A de hideux, d’hostile et de torrentiel,
Un éblouissement auguste, l’arc-en-ciel ;
Le piège est vil, la roche est traître, l’onde est noire,
Et tu sors de cette ombre épouvantable, ô gloire !