À UN POËTE
Ô rêveur, ne va pas sur les cimes, j'en viens;
C'est terrible. Les sourds autans diluviens
Sont là qui passent et repassent;
Là, flotte et disparaît tout ce que nous songions;
Là, dans ces grands tombeaux nommés Religions,
Des corbeaux inconnus croassent.
Crains les hauts lieux hantés par les spectres; les jeux
De l'abîme ne sont jamais plus orageux
Que sur les sommets formidables;
Là, le réel avec l'ignoré se confond,
Et les échelons noirs des visions sans fond
Sont lugubrement abordables.
Là, rayonne un soleil que la brume élargit;
Là, sont les fauves dieux, Néméos qui rugit,
Python qui siffle, Apis qui beugle
Sombre éblouissement dont ces. grands ingénus,
Les sages, sortent fous, et d'où sont revenus
Tasse insensé, Milton aveugle.
Ne va pas dans les bois sacrés, ni sur' lés monts
Où Pythagore a vu la face des démons,
Où sont toutes ces formes blanches
Dont les mages profonds ne savent que penser,
Et qu'ils guettent, n'osant rien de plus que passer
Leurs têtes à travers les branches.
Crains l'inspiration farouche du désert;
Le désert est tin lieu d'effroi dont Dieu se sert,
Et n'est point fait pour tes études:
Les gouffres ont parfois dévoré les plongeurs;
Ne baigne pas ton front aux immenses rougeurs
Du couchant dans les solitudes.
Crains de rencontrer là ce qu'il ne faut pas voir.
Crains les ascensions vers le haut sommet noir.
Les ombres n'ont rien à te dire.
Cueille ta poésie aux champs parmi les fleurs,
Et ne va pas chercher de l'épouvante ailleurs
Puisque mai consent à sourire.
Crains les rudes coups d'aile et les becs flamboyants.
Crains ces halliers où sont dés êtres effrayants
Qui méditent sans lois ni règles.
Si tu cherchais à prendre au vol dans. ces forêts
Quelque strophe. sauvage et sombre, tu courrais
Des périls de dénicheur d'aigles.
23 août 1874.