CHRIST VOIT CE QUI ARRIVERA
Il alla de nouveau prier au fond du bois.
Il songeait, et sa voix disait :
- Mon âme est triste
Jusqu'à la mort; et l'homme en moi tremble et résiste;
Je frémis comme Job, je crains comme Judith.
Puis il parla si bas que Dieu seul entendit.
Soudain il s'écria, pâle comme un prophète :
- Deuil, lamentation et douleur sur ta tête,
O Balaath qu'emplit un peuple querelleur!
Malheur, Corozaïm! Bethsaïde, malheur!
Parce que vous avez dédaigné mes oracles,
Parce que si j'avais fait les mêmes miracles,
Crié le même appel et le même pardon
Dans Ninive aux cent tours, dans Tyr et dans Sidon,
On aurait vu pleurer Ninive, et Tyr descendre
De son trône, et Sidon vêtir le sac de cendre!
C'est fini. Je vous vois désertes. Vous voilà
Muettes comme un lac dont toute l'eau coula.
Vos jardins ont l'odeur des charniers insalubres.
Tout croule. Vos palais sont devenus lugubres
Sous le passage obscur des châtiments divins;
Ce sont des pans de mur inutiles et vains;
Les mâchoires des morts ne sont pas plus terribles.
Malheur! on ne voit plus le grain sortir des cribles;
Plus de fille de joie assise sur son lit;
On n'entend plus cracher les passants; l'herbe emplit
Les sentiers que suivaient les mulets et les zèbres.
Le plein midi ne fait qu'augmenter vos ténèbres;
On a beau peindre en blanc le sépulcre, il est noir.
Le soleil est présent à votre désespoir;
Vos décombres sont pleins d'antres épouvantables.
O Moïse, ils ont fait une fêlure aux tables,
Ils ont brisé la loi; c'est bien, mourez. Assez!
Vous serez si tremblants, peuples, et si chassés
Que vous ferez sous terre une seconde ville.
Comme sous le pressoir on voit déborder l'huile,
Le sang en longs ruisseaux jaillit sous le talon
Des princes écrasant Ruben et Zabulon;
Isaachar et Lévi sont abolis. Partage
Et désert, comme après la chute de Carthage.
On vend un peuple ainsi qu'une bête au marché.
Malheur, Jérusalem! ô maison du péché,
Malheur; tu seras morte entre les cités mortes;
Les rois feront sculpter un pourceau sur tes portes;
Tu seras une ville infâme et sans témoin,
Qu'il sera défendu de regarder de loin.
La femme pleurera d'être grosse ou nourrice.
Qui te verra croira qu'il voit la cicatrice
Des tonnerres au front du monde châtié;
Et tu seras l'endroit où finit la pitié.
Quand il eut ainsi fait des reproches aux villes,
Il s'approcha des siens et dit :
- Soyez tranquilles;
Ce n'est pas à présent votre jour, c'est le mien.
Tout est bon si ma mort enseigne, tout est bien
Si dans la vérité l'homme se désaltère.
Or je m'élèverai de dessus cette terre
Et j'attirerai tout à moi du haut du ciel.
Christ finit le combat commencé par Michel.
Son oeil devint étrange et semblait voir des choses
Au fond de son esprit confusément écloses.
- Les trois femmes en deuil dans la tombe entreront,
Marchant l'une après l'autre, humbles, courbant le front
A cause du lieu bas et de l'entrée étroite,
Et verront un jeune homme assis dans l'angle à droite
Qui leur dira, serein comme un soleil levant :
« Pourquoi donc chez les morts cherchez-vous le vivant?
La vision d'un être inouï qui se lève
Dans un sépulcre avec la lumière du rêve,
Fera fuir les soldats pleins d'un effroi sacré.
Trois jours après ma mort je ressusciterai;
Mais quand j'apparaîtrai blanc près de la fontaine,
Vous me verrez ainsi qu'une forme incertaine;
Madeleine croira que c'est le jardinier;
Thomas commencera par douter et nier,
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire;
Et quand il aura mis dans ma blessure noire
Son doigt qu'il ôtera tiède et mouillé de sang,
Il s'en ira songer dans l'ombre en frémissant.
Priez. Ne livrez point ma doctrine aux querelles.
Est-ce que les épis sont pour les sauterelles?
Quand je serai parti, vous répandrez ma loi.
Beaucoup se tromperont, l'erreur naîtra de moi.
L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes.
Quand je ne serai plus vous verrez de grands signes.
Les ténèbres croîtront sur le front d'Israël;
On entendra parler une voix dans le ciel,
Et tous regarderont l'ombre extraordinaire :
Luc dira : c'est un ange; et Jean, c'est le tonnerre.
Je porterai les coeurs ainsi que des fardeaux;
Des laboureurs feront des sillons sur mon dos;
Ces laboureurs, c'est vous; et votre oeuvre est austère.
L'homme n'a rien, ni sac plein d'or, ni coin de terre,
Qu'il puisse regarder ici-bas comme sien.
Allez sans hésiter dire au pharisien :
« Prends garde à cette fange immonde où tu te vautres! »
Soyez doux. Aimez-vous toujours les uns les autres.
En cet instant Jésus tressaillit, se parla
A lui-même, et, fermant les yeux, dit : le voilà.
Judas parut suivi d'hommes armés d'épées.