LIVRE 2 ELEGIE 9
à m le chevalier de P.
Je perds la moitié de moi-même,
et tu me défends de pleurer !
Ami, qui pourrait endurer
mon infortune et ma douleur extrême ?
Un autre, ô ciel ! De plaisir éperdu,
contre son coeur pressera l' infidèle !
Un autre dormira près d' elle,
jusqu' au milieu du jour, à ma place étendu !
Et moi, pour prix de mes ardeurs sincères,
trahi, quitté dans l' âge des amours,
hélas ! Je verrai pour toujours,
comme des ombres mensongères,
s' évanouir mes heures les plus chères,
les plaisirs séduisans, les voluptés légères,
sans verser des larmes amères,
et sans tourner les yeux vers mes premiers beaux
jours !
Non ; de ce courage suprême
mon coeur est bien loin de s' armer.
Quiconque, en perdant ce qu' il aime,
peut se résoudre à vivre, est indigne d' aimer.
Ne me reproche plus ma honteuse faiblesse :
Tibulle a tant pleuré sa chère Nééra !
Nous savons tous par coeur ces vers pleins de
mollesse,
que loin de ses amours Pétrarque soupira.
Toi-même enfin, quand ta belle maîtresse,
celle que tu chéris cent fois plus que tes yeux,
premier objet de ta vive tendresse,
t' exila sans pitié de son lit amoureux,
souillé d' une indigne poussière,
tremblant, égaré, furieux,
de tes deux mains arrachant tes cheveux,
je t' ai vu dans mes bras abhorrer la lumière,
et te plaindre à la fois des mortels et des dieux.
Eh ! Qui dans l' univers ignore tes alarmes ?
Quel coeur à tes chagrins n' a point donné de larmes ?
Du Pinde et de Paphos tous les antres émus
ont retenti cent fois du nom d' éléonore :
dans les vallons d' Hybla, sur le sommet d' Hémus,
les rochers attendris le répètent encore.