LIVRE 7
Pendant ce temps Agnes, dans sa barque, rentrée,
Et non moins de courroux que de douleur outrée,
Vouloit soudain quitter ce rivage odieux,
Quand l'espoir reprima son vouloir furieux.
Elle espere tousjours, et son ame hautaine,
Jusques dans le mespris, de confiance est pleine;
Elle est vaine, et se flatte, et, d'instant en instant,
À ses pieds orgueilleux son infidelle attend.
Mais la clarté s'esteint, et l'ombre passe toute,
Sans que du bel esquif Charles prenne la route;
La lumiere renaist; il laisse enfin ces lieux,
Et vers elle, en parlant, ne tourne pas les yeux.
Reconnoissant alors sa fortune cruelle,
Sa mortelle fureur devient plus que mortelle;
Elle s'en prend aux cieux, elle s'en prend au roy,
Et se plaint d'Amaury, de Roger, et de soy.
Son transport est sans borne, et sa rage est extreme;
Son vif ressentiment la met hors d'elle-mesme,
Elle parle, elle eclate, et, dans ses cris perçans,
À mots entrecouppés, fait oüir ces accens.
Quel sanglant deshonneur, quelle injure, dit-elle,
Vient de faire à mon nom cet esclave rebelle?
Son desdain pouvoit-il estre plus solennel?
Son oubly pouvoit-il estre plus criminel?
Il m'a veüe à ses pieds humblement abbaissée,
De ses pieds il m'a veüe indignement chassée,
Et par qui malheureuse? ô mes foibles attraits!
La voix d'une bergere a vos charmes desfaits.
Sa revolte est publique, et son ame legere
A passé de mon joug au joug d'une bergere;
À sa honte, à ma honte, il a pû me laisser;
Il a pû de son coeur mon image effacer.
L'injuste, l'inhumain, pour couronner l'outrage,
Sans me rien faire dire, a quitté ce rivage,
Sans chercher de pretexte à son manque de foy,
Et, ce qui passe tout, sans tourner l'oeil vers moy.
Vengeance, ma beauté, c'est à toy qu'est l'offense;
À toy d'un tel affront appartient la vengeance;
Arme tout l'univers contre cet inconstant.
Là, son aspre douleur l'arreste en sanglotant.
Ainsi lors que la terre, en ses cavernes creuses,
Sent la flamme s'esprendre à ses veines souffreuses,
Et qu'en un lieu contraint un grand embrasement
Lutte contre le poids du massif element;
Son sein mugit d'abord, et les peuples estonne;
Puis, en se souslevant, sous leurs pas tremble et tonne,
Et n'appaise son bruit, que quand les feux couverts
Enfin se sont fait jour, par les monts entr'ouverts.
À son aspre infortune Agnes songe et resonge;
Au milieu du courroux l'ambition la ronge;
Elle veut la vengeance, et ne veut pourtant pas
De son royal coupable avancer le trespas.
Mais je puis me venger, dit-elle un peu calmée,
Sans destruire l'ingrat, dont je veux estre aymée;
Je puis punir le crime, et par son chastiment
Ranger le criminel sous mon commandement.
S'il me creut, pour son bien, trop foible de courage,
Qu'il m'esprouve aujourd'huy forte pour son dommage,
Que mon inimitié le rengage à m'aymer,
Et que, par ses malheurs, il me sache estimer.
Faisons de sa Pucelle avorter l'entreprise;
Estouffons la valeur, qui fait qu'on nous mesprise;
Rendons vains ses efforts, rendons ses projets vains,
Et, sur leur grand debris, elevons nos desseins.
Il faut du bourguignon, enchanté par mes charmes,
Ressusciter l'ardeur, et commander les armes;
Pour moy seul il respire, et l'un de mes regards
Le portera, sans peine, aux plus mortels hazards.
Pour moy, deust-il choquer, et le ciel, et la terre,
Ce magnanime coeur à tous fera la guerre;
Mais, plus qu'à tous encore, à ce guerrier fatal,
Qui fit meurtrir son pere, et qui fut son rival.
Cette main, en tous lieux triomphante et maistresse,
Sera de mon affront l'illustre vengeresse,
Et, secondant mes yeux, servira d'instrument,
Pour remettre en mes fers mon fugitif amant.
Allons de ce heros implorer l'assistance,
Et recevoir, par luy, le sceptre de la France;
Ne m'en destourne point, importune raison,
Tes timides conseils ne sont plus de saison.
Le sort en est jetté; mourons, ou vivons reyne.
À l'instant elle part; l'ancre quitte l'arene,
Aux devoirs du vaisseau le marinier est pront,
Et le vent, à souhait, le pousse contremont.
Orleans au lever des premieres estoilles,
Voit couler, sous ses murs, les flamboyantes voiles,
Croit la barque un dragon, et, par son vol ardent,
Se juge menacé d'un sinistre accident.
À peine le soleil les ombres illumine,
Que sur la rive gauche, au pied d'une colline,
Agnes se fait descendre, et sa douce clarté
Illumine à-l'envy le bord inhabité.
Apres elle on descend, au moite sein de l'herbe,
Un char brillant, pompeux, magnifique et superbe,
Pour ses doux promenoirs autresfois fabriqué,
Maintenant pour la guerre à sa suitte embarqué.
Le corps en est de cedre, et sa noble structure
D'un grand et large throsne imite la figure,
Bas devant, haut derriere, avec art travaillé,
Et, par tout le dehors, en diamans, taillé.
En forme d'eschiquier, leurs pointes compassées,
Luysent, d'or et d'argent, par ordre, entrelacées,
Et, quand l'astre du jour de ses rayons les bat,
L'une à-l'envy de l'autre, accroissent leur eclat.
Le dedans est couvert d'une pourpre enflammée,
De fleurs d'or et d'argent, en eschiquier, semée,
Et son grand ciel de pourpre, en eschiquier encor,
Est semé, pres à pres, de fleurs d'argent et d'or.
Deux cavalles, de taille entre mille egalées,
Par tout, sur un fonds blanc, de jaune pommelées,
Tiennent le court timon, entre elles, arresté,
D'or et d'argent, par tout, à quarreaux marqueté.
De ces riches metaux, mais en legeres chaisnes,
Furent forgés leurs traits, leurs harnois et leurs resnes,
Et le mors escumeux, par leurs bouches rongé,
De ces mesmes metaux fut encore forgé.
La belle assise au char, prend les guides sonnantes;
À sa teste est Roger, sous des armes brillantes;
Ses femmes et sa suitte, autour d'elle à cheval,
Pour commencer leur course, attendent le signal.
Elle part, et soudain la trouppe favorite
S'avance vers le haut, et le rivage quitte;
Sous le char, en montant, s'adoucit le chemin,
Et l'air s'epure au feu d'un objet si divin.
Tel paroist le soleil, lors que, du sein de l'onde,
Il vient, sur un char d'or, rendre le jour au monde,
Et, vers le haut des cieux, met ses ardens chevaux
Dans la route, où d'Alcide eclatent les travaux.
Non loin, devant ses pas, va le phosphore, et brille;
Des heures, à ses flancs, court l'egale famille;
Les zephyrs, sous ses pieds, font naistre mille fleurs,
Et le ciel se repeint de ses vives couleurs.
Agnes en cette pompe, au travers de la France,
Chés le prince irrité va chercher sa vengeance;
Elle sçait quel sujet l'a fait perdre à l'anglois,
Elle sçait sa retraitte, et va droit à son bois.
Un si rare attirail, une beauté si rare,
Et surprend, et ravit le coeur le plus barbare;
Tous s'imaginent voir une divinité,
Et leur estonnement produit sa seureté.
Philippes, au plus creux d'une grotte sauvage,
Profondement, alors, resvoit à son outrage,
Et de l'altier anglois l'equitable malheur,
Avec quelque plaisir, consoloit sa douleur.
Orleans à tel point occupoit sa pensée,
Que la mort de son pere en sembloit effacée;
Et, pour rendre l'outrage à l'outrageux Betford,
Il avoit imploré l'autheur de cette mort.
Il l'imploroit encore, et de son assistance
Attendoit la promesse, avec impatience,
Lors qu'un son brüissant, d'hommes et de chevaux,
Retira son esprit du penser de ses maux.
Il sort du fond de l'antre, et sa veüe est surprise
À l'aspect de ces yeux dont l'eclat le maistrise;
Il demeure interdit en voyant la beauté,
Qui fait son infortune et sa felicité.
Cet objet merveilleux, et le charme, et l'estonne;
Il s'enflamme à le voir, à le voir il frissonne;
L'amour et le respect l'agitent tour à tour;
Le respect toutesfois cede enfin à l'amour.
Vers la belle il s'avance, et se prosterne en terre;
Elle sort du beau char, et des deux bras le serre;
Il veut baiser ses pieds; elle n'y consent pas;
Mais se plaist dans l'effet de ses puissans appas.
En relevant le prince; il est juste, dit-elle,
Que je sois bien-faisante à qui me fut fidelle,
Et que tant de devoirs, si noblement rendus,
Trouvent leur recompense, et ne soient pas perdus.
Je viens à ton besoin sacrifier ma vie,
Et servir de mon bras le bras qui m'a servie;
Je m'en viens, contre tous, prendre tes interests,
Et je viens de mes dards fortifier tes traits.
Maintenant qu'aux drappeaux de France et d'Angleterre
Ton magnanime coeur a declaré la guerre,
Qui t'ayme, sans feintise, et te garde sa foy,
Doit courir à ton ayde, et se ranger vers toy.
Ouy, j'ay pour toy, grand prince, un amour veritable;
Le tien m'oblige seul, et seul m'est agreable;
Je suis impitoyable à mes autres amans,
Et n'ay, que pour toy seul, de tendres sentimens.
Charles, ton grand rival, pour qui ta fantaisie
A le plus, entre tous, conceu de jalousie,
Ne fut chery de moy, que par ambition;
Et toy, tu ne le fus, que par affection.
Je n'estimay de luy, que sa seule couronne;
Je n'estimay de toy, que ta seule personne,
Tes respects, ta douceur, et ce feu violent
Que ton desespoir mesme a tousjours veu bruslant.
À ces mots, sans parler, le bourguignon souspire,
Et laisse dans ses yeux paroistre un feint sousrire;
Agnes juge qu'il doute, à voir cette action,
Et, d'un art plus adroit, suit son intention.
Tu balances, dit-elle, et tu n'es pas sans crainte,
Que, sous ce vray discours, ne se cache une feinte;
Ce discours toutesfois est sans deguisement,
Et ne tend point de piege à ton clair jugement.
Sur le bruit que l'anglois, par sa folle arrogance,
Avoit à son party fait perdre ta vaillance,
Je quittay mon repos, et courus vers ce roy,
Dans l'unique dessein de le rejoindre à toy.
J'essayay de l'induire à rechercher ton ayde,
Et faire de ton bras son glorieux remede;
Mais, loüant ta vertu, je choquay son esprit,
L'ingrat, me jugeant tienne, en conceut du depit.
De sa bergere, alors, j'esprouvay la manie,
Et fus du camp, par elle, indignement bannie;
Il le vit, le souffrit, et, d'un mot seulement,
Ne rendit pas plus doux un si dur traitement.
L'ingrat m'a mesprisée, et moy je le mesprise;
Il ne vaut pas qu'Agnes regne sur sa franchise;
Ses hommages, à tort, furent par moy soufferts;
Un esclave si lasche a fait honte à mes fers.
Je consens qu'il demeure à son enchanteresse,
Esclave digne en tout d'une telle maistresse,
Et me range vers toy, qui peux seul te vanter,
De m'avoir pour maistresse, et de me meriter.
Mon bras vient, contre tous, embrasser ta querelle,
Vient combattre Betford, Charles, et sa Pucelle,
Et, te vengeant de tous, m'aquiter envers toy,
De tout ce que je dois à ta constante foy.
Ce langage flatteur, cette beauté supreme,
Respandent en son ame une douceur extreme;
Tout entier à la belle il se laisse occuper,
Et, s'aveuglant luy-mesme, il l'ayde à le tromper.
Comme vers l'occident, sur la coste barbare,
Que l'immense Thetis de nos costes separe,
Quand le marchand desploye, aux nouveaux indiens,
Le different amas de ses fragiles biens;
Ces peuples, ebloüis de la clarté du verre,
Pour luy de vrays thresors appauvrissent leur terre,
Et, de ce faux tresor leurs sens preoccupés,
Eux mesmes, pour l'avoir, veulent estre trompés.
Sa raison vainement tasche à le mettre en doute;
Ce n'est plus sa raison, c'est Agnes qu'il escoute;
Du roy, de la guerriere, il s'estoit tout promis;
Mais, puis qu'Agnes l'ordonne, ils sont ses ennemis.
Il suffit que la belle, amante et favorable,
À son puissant rival le juge preferable,
Et pour donter ensemble, et Charles, et Betford,
Pourveu qu'elle l'assiste, il se croit assés fort.
Ô beauté, luy dit-il, unique, et sans exemple,
Terrestre deité, dont mon coeur est le temple,
Je fais de ton desir ma souveraine loy,
Je te revere seule, et n'ay d'yeux que pour toy.
Que Charles te desdaigne, ou que tu le haïsses,
Contre luy desormais je te dois mes services,
Et, quelque grand bonheur qu'il me pust apporter,
S'il est mal avec toy, je le dois rejetter.
Quoy que, deshonnoré par une indigne offense,
J'eusse mis en son bras l'espoir de ma vengeance,
Plustost qu'à sa valeur maintenant recourir,
J'ayme mieux voir encor ma vengeance perir.
J'ayme mieux qu'un affront ternisse ma memoire;
Je neglige l'honneur; je renonce à la gloire;
De toy, je fais ma gloire, et je fais mon honneur,
Et, sur toy seulement, j'establis mon bonheur.
Allons où tu voudras, je suis prest à te suyvre;
C'est vivre dans l'honneur, que dans ta grace vivre;
C'est estre bien vengé, que de la posseder;
À ce noble interest, tout autre doit ceder.
Si je suis animé de tes celestes charmes,
Je puis, par mon bras seul, faire craindre mes armes,
Je puis, par mon bras seul, et par mon seul effort,
De Charles me venger, me venger de Betford.
De son pouvoir supreme Agnes se glorifie,
Et desormais du sort la puissance desfie;
Son esclat qui s'accroist, par son contentement,
Du brasier de Philippe accroist l'embrasement.
Au throsne du beau char alors monte la belle,
Et contraint son amant d'y monter avec elle;
L'esclave icy triomphe, aupres de son vainqueur,
Et la joye en ses yeux regorge de son coeur.
Le char brillant arrive au palais solitaire,
Que desja l'ombre vaine occupoit l'hemisphere;
Agnes lance, par tout, des rayons et des feux,
Et son corps, parmy l'ombre, est un corps lumineux.
Marie, au premier bruit, vers la porte s'avance,
De ce char radieux voit la magnificence,
Reconnoist la beauté, qu'idolatre la cour,
Et ne sçait qui l'ameine, en ce triste sejour.
Elle, qui sur son front descouvre sa pensée,
Flatteusement l'aborde, et l'ayant embrassée;
En l'estat, luy dit-elle, où sont reduits mes jours,
Je viens de ce heros implorer le secours.
D'un monstre des enfers, plein d'orgueil et de rage,
À qui le foible roy rend un servile hommage,
Je fuis la violence, et cherche, en ce desert,
Un refuge assuré, qui m'en mette à couvert.
Charles, comme Dunois, adore la furie,
Qui regne dans son camp, et destruit sa patrie;
Et l'ingrat sans honneur, quand je viens l'assister,
À ses yeux, devant tous, m'en souffre mal-traiter.
Nous sommes aujourd'huy compagnes de misere,
Rebut de nos amans, joüet de leur megere;
Et ce mal, toutesfois, se convertit en bien,
Puis que le sort nous donne un si ferme soustien.
S'il nous falloit tomber en ces mains genereuses,
Ce fut nostre bonheur que d'estre malheureuses;
Ouy, pour guerir le mal qui nous met aux abois,
Philippes vaut mieux seul, que Charles, ni Dunois.
Le prince, par ces mots, sent son ame flattée;
La princesse en rougit, et s'en monstre irritée;
Elle baisse la veüe, et, changeant de propos,
Civilement l'invite à prendre du repos.
Puis, dans son logement sans suitte retirée,
Elle retourne aux soins, dont elle est devorée,
Elle retourne aux pleurs, que son cher inconstant
Luy fait, sur son beau sein, couler à chaque instant.
Mais ne pouvant haïr cet aymable infidelle,
Et sa haute valeur luy semblant tousjours belle,
Pour le trouver sans crime, elle veut s'abuser,
Ou, du moins, de son crime essaye à l'excuser.
Il paroist criminel, dit-elle en sa pensée;
Si toutesfois un sort a sa raison blessée,
À quoy que l'ait porté le trouble de ses sens,
Les maux qu'il a commis sont des maux innocens.
L'enchanteresse, à tous, fait manquer de parole;
Le malheur general mon desastre console;
Dunois, par sortilege a mes fers arraché,
Offense, sans offense, et peche, sans peché.
Que si, pour me l'oster, ses veritables charmes,
N'estoient rien que l'eclat de la gloire des armes;
Ainsi qu'elle, aujourd'huy revestant le harnois,
Puis-je pas, à mon tour, luy ravir mon Dunois.
Si le courage seul l'attache à la sorciere,
Il peut abandonner guerriere pour guerriere,
L'abandonner pour moy, quand un illustre sang
L'auroit mesme elevée à l'honneur de mon rang.
Endosse donc le fer, et t'en cours au volage;
Ton coeur, pour les combats, n'a que trop de courage,
Et si ton bras est foible, amour, qui ne l'est pas,
Le sçaura rendre propre à donner le trespas.
Ah! Folle qu'as-tu dit? Quelle indigne pensée
Inspire à ta vertu ta fureur insensée?
Oublier ton devoir, pour suyvre ton amour!
Changer, au bruit d'un camp, la paix de ce sejour!
Courir apres un homme, en homme deguisée!
Exposer ta conduitte à l'humaine risée!
Violer la pudeur! Non, non, plustost mourir,
Qu'à ce honteux remede, en tes maux, recourir.
Plustost ce fugitif demeure à l'inhumaine,
Qui, pour le captiver, l'a tiré de ta chaisne;
Pour toy, ce grand esclave est un bien sans egal;
Mais ne l'achete point, au prix d'un si grand mal.
Au fort de son ardeur, et dans sa resverie,
Ainsi parle, en pleurant, la pudique Marie;
Ainsi, vers son Dunois, son desir emporté,
En faveur de sa gloire, est par elle arresté.
Telle part, quelquesfois, une lionne ardente,
Pour sauver le lion, dont elle fut amante;
Quand, au piege tendu le negre l'ayant pris,
À l'infaillible mort le conduit, à grands cris;
Puis tournant sa pensée aux petits de son antre,
De leur danger emeüe, aussi-tost elle y rentre;
Ses tendres sentimens durent peu my-partis,
Une amour cede à l'autre, et l'amant aux petits.
Sur son lit, à la fin, se jette la princesse;
Elle est triste, et la nuit augmente sa tristesse;
Le sommeil vient, en suitte, assoupir ses douleurs;
Le sommeil, toutesfois, ne seche pas ses pleurs.
Mais à peine le front de l'aurore vermeille
Se degage des flots, et le monde resveille,
Que, par un souvenir plus qu'aucun douloureux,
Philippes sent troubler son estat bienheureux.
Son coeur sent revenir la fatale journée,
Où son pere acheva sa triste destinée;
Lors que, sous Montereau, le vengeur Du-Chastel,
Aux manes de Louys, l'offrit d'un coup mortel.
Ce jour, marqué d'un sang illustre et miserable,
Luy fut tousjours amer, et tousjours venerable,
Et tousjours, chaque année, en ce mur criminel,
Luy vit moüiller de pleurs le tombeau paternel.
Aussi, bien qu'en ce bois sa flamme le retienne,
Il ne peut negliger sa coustume ancienne;
Pour ce pieux office, il resout de partir,
Le propose à la belle, et l'y fait consentir.
Tout le jour, cependant, aupres d'elle il demeure,
Et le jour, quoy que long, luy dure moins qu'une heure;
Il passe la nuit mesme, en son cher entretien;
Puis la quitte, et s'appreste à ce devoir chrestien.
Il part enfin, mais tard, et non sans violence;
Avec le lent soleil, lentement il s'avance,
Voit Montereau de loin, et, marchant vers ses tours,
N'y borne qu'à la nuit la lenteur de son cours.
Il va, d'un pas douteux, à l'antique chapelle,
Qui garde du vieux duc la despoüille mortelle,
Passe en la noire cave, hostesse du cercüeil,
Et fremit à l'aspect de son lugubre deüil.
De vingt flambeaux noircis la fumeuse lumiere,
Sur vingt chandeliers noirs, environne la biere;
Un grand drap noir la cache, et, par tout abaissé,
A d'une blanche croix son milieu traversé.
Le marbre qui la porte est de couleur obscure,
Obscurs sont les piliers, qui forment sa closture,
Et les bras, qui, par tout, sortent du sombre mur,
Ainsi que les piliers, sont de metal obscur.
L'horreur, comme en son antre, en cette grotte habite,
Et les coeurs les plus gais à la tristesse invite;
Philippes, des le sueil, avant que d'y passer,
Sent, de la teste aux pieds, tous ses membres glacer.
Remply d'un plus grand trouble, il entre en la caverne,
Au terrible sepulchre, à l'abord, se prosterne,
Et par cent voeux ardens, pour les malheureux os,
Demande à l'eternel la paix et le repos.
Mais, ô surprise estrange! Au fort de sa priere,
Il voit fendre le drap, il voit fendre la biere,
Et, par un lent effort, de son pere meurtry,
Il voit lever tout droit le corps sec et flestry.
Du tranchant coutelas, qui le ravit au monde,
Il porte, et monstre encor la blessure profonde,
Et d'un livide sang, autour d'elle, caillé,
A le front spacieux affreusement soüillé.
Le prince plus emeu, plus tremblant et plus blesme,
Sent le poil, sur son chef, se dresser de luy-mesme,
Sent un nouveau glaçon, par ses veines, courir,
Et sent sa voix naissante, en sa gorge, mourir.
Le corps parle, et ces mots à Philippes addresse;
Ame à ton pere ingrate, à ta gloire traistresse,
De qui l'infame crime, à ma cendre odieux,
Pour te le reprocher, me rappelle en ces lieux;
Qu'est-ce que ton depit, à ta honte, projette?
Veux-tu donques laisser ma vengeance imparfaitte?
Veux-tu donc aujourd'huy laisser, sans chastiment,
L'inhumain, dont le fer m'a mis au monument?
Je dis peu; mon meurtrier, par ta propre assistance,
Se verra-t-il assis au throsne de la France?
Ce barbare ennemy des plus augustes loix,
Par ta propre valeur, dontera-t-il l'anglois?
Pour venger, sur Betford, une offense legere,
Prendras-tu le party du bourreau de ton pere?
Pour destruire Betford, qui, vengeant mon trespas,
A si bien saccagé ses florissants estats.
Mais non, à l'assassin tu n'es plus favorable;
Tu veux à ton Agnes immoler le coupable,
Et la voix d'une femme a seule eu ce pouvoir,
Que la voix de mon sang auroit deu seule avoir.
Toutesfois, pour haïr ce monstre sanguinaire,
Au genereux Betford tu n'es pas moins contraire;
Tu ne l'en hais pas moins, et ton aigre courroux
Se le propose encor, pour objet de ses coups.
Ton courroux, cependant, despourveu de prudence,
Rüine ton dessein, rüine ma vengeance,
Et t'empesche de voir, que, pour venger ma mort,
Ton bras est impuissant, sans le bras de Betford.
Tu ne sçaurois sans luy gaigner cette victoire;
Les destins à sa foudre en reservent la gloire;
Quel trouble frenetique, et quelle folle erreur,
Contre ton secours propre animent ta fureur?
Venge donques, par luy, nostre injure commune;
Ranime par ses faits ta mourante fortune;
Il ne te le faudra, ni chercher, ni flatter;
À tes pieds, de luy-mesme, il viendra se jetter.
Reçoy le, et condescends à son humble requeste;
Sinon, le juste ciel cent supplices t'appreste,
Et mon ombre irritée, avec plus d'un flambeau,
Sans cesse, te suyvra, jusques dans le tombeau.
Le chef de ces esprits, que le roy des tenebres
Fait errer à l'entour des demeures funebres,
Pour ramener Philippe au malheureux Betford,
Tira ce corps sanglant du pouvoir de la mort.
Ce fut luy qui fendit, et son drap et sa biere,
Luy qui força ses yeux à revoir la lumiere,
Luy qui, pour le dresser, lentement l'ebransla,
Et luy qui, par sa bouche, au bourguignon parla.
Au corps, en finissant, il referme la bouche,
Et, dans le noir cercüeil, lentement le recouche;
Le prince veut respondre, et se trouve sans voix,
Mais deslors, en son coeur, se rejoint à l'anglois;
Puis il sort, pasle et froid, de la grotte funeste,
Fait lire en ses regards sa terreur manifeste,
Et soit dans son silence, ou dans son action,
De ses sens agités monstre l'emotion.
La nuit, qui dure encor, l'entretient en ce trouble;
Il court, et sa frayeur, en courant, se redouble;
Il voit tousjours son pere un tison dans la main,
L'incitant à venger son trespas inhumain;
Il le voit, il l'entend, et haste son voyage,
Pressé par cet aspect, pressé par ce langage;
Au gré de son effroy son cheval paroist lent;
Des talons il le serre, et s'esloigne en volant.
Ainsi lors qu'une biche ardemment poursuyvie
Des mastins acharnés, contre sa foible vie,
Vers un bois, dont les forts ne peuvent se percer,
Court, et semble, en courant, les vents mesme passer;
Bien qu'aux chiens eschappée elle n'ait rien à craindre,
Elle les croit pourtant, tousjours prests à l'atteindre,
Pense tousjours les voir, les entendre tousjours,
Et tousjours, sans besoin, precipite son cours.
Au temps que le soleil commence à luire au monde,
Ce triste prince arrive à la forest profonde,
Et redoublant son vol, parmy l'ombrage frais,
Vers le milieu du jour, arrive au beau palais.
Sous le portail sublime, il voit, à la descente,
Betford qui, pasle et froid, devant luy se presente,
Qui devant luy s'incline, et desormais sousmis,
L'invoque à son secours, contre ses ennemis.
Philippes, luy dit-il, j'ay tort, et je l'avoüe;
Le sort m'a justement mis au bas de sa roüe;
Que peux-tu vouloir plus, voyant l'ingrat Betford,
Embrassant tes genoux, avoüer qu'il a tort?
Je ne m'excuse point, je reconnois ma faute;
Il falloit mieux traitter une vertu si haute;
Il falloist qu'Orleans devinst, au moins, le prix
Du bienfait, par qui seul je regne dans Paris.
Mais le sort t'a vengé de ma mesconnoissance,
M'apprenant que toy seul fais toute ma puissance;
J'ay commis une erreur digne de mille morts;
Mais mon coeur la repare, avec mille remors.
Pour elle, accepte encor tout ce que l'Angleterre
A conquis sur la France en cette longue guerre;
Le present glorieux que je te viens offrir,
Egale bien le tort que je t'ay fait souffrir.
Je te l'offre sans feinte, et l'offre est assés grande;
Dans la royale ville en ma place commande;
Je t'y veux obeir, j'y veux suyvre tes loix,
Pourveu que ton bras m'ayde à relever l'anglois.
Que si, par ton courroux, tu permets qu'on l'opprime,
Sa vertu portera la peine de mon crime,
Et, tombant sous le joug, par ton delaissement,
De ta captivité deviendra l'instrument.
La race, que ta soeur à ma couche a donnée,
Qu'à de si grands exploits les cieux ont destinée,
Qui doit monter au throsne, et regner en ces lieux,
Verra faillir, par toy, les promesses des cieux.
Enfin ce pere illustre, autheur de ta naissance,
Ton pere d'origine, et le mien d'alliance,
Verra son interest, par son fils, negligé,
Et, par son successeur, se verra mal vengé.
Sur ce dernier sujet, Betford alloit s'estendre,
Incertain du succes qu'il en devoit attendre;
Mais, sans luy donner temps de suyvre son propos,
Le prince l'interrompt, et luy parle en ces mots;
Je me rens, non à toy, mais à la voix secrette,
Qui me sonne dans l'ame, et vers toy me rejette;
À sauver les anglois, malgré moy, je consens,
Et veux bien oublier qu'ils sont mesconnoissans.
Rejoignons, je le veux, nos conseils et nos armes,
Que la France retourne à ses premieres larmes,
Que Charles de Betford ait assés triomphé,
Et qu'il voye, en naissant, son espoir estouffé.
Betford à ce discours, est transporté de joye;
Son orgueil humblement, sous Philippes, se ploye;
Il luy presse les mains, luy serre les genoux,
Et, par cent mots flateurs, ammolit son courroux.
Le bourguignon, pour luy, sent desarmer sa haine,
Et, desormais plus doux, en sa chambre le meine;
Ils s'y renferment seuls, et pensent meurement
Aux moyens de refaire un puissant armement.
Ils resoluent enfin d'aller, pour leurs levées,
L'un, aux terres du nort par la Seine abreuvées,
L'autre, aux humides champs, vers la mer, abbaissés,
Du Rhein et de l'Escaut enceints et traversés.
Betford part au moment, et court la Normandie,
Reschauffe en tous les coeurs la vertu refroidie;
Bataillons, escadrons, soudain de toutes parts,
Marchent sous ses drappeaux, et sous ses estandards.
Philippes veut partir, mais, charmé de la belle,
Sans un puissant effort, ne peut s'esloigner d'elle;
Il veut, en mesme temps, partir et demeurer,
Et se sent, vers deux lieux, en mesme temps, tirer.
Tel, entre deux aymans, d'une force pareille,
Le fer, comme animé, de son choix se conseille,
Et, par ce double attrait egalement tenté,
Ne sçauroit se resoudre, et demeure arresté.
Le prince enfin maistrise, et sa flamme, et sa peine;
Il quitte son sejour, et passe chés sa reyne,
Ne luy dit rien, d'abord, par son mal, interdit;
Puis, surmontant son mal, la regarde, et luy dit;
Soleil qui fais mes jours, je pars, et t'abandonne;
L'honneur me le prescrit, mon pere me l'ordonne,
Et je pretens t'y faire aisement consentir,
T'informant du sujet, qui me force à partir.
Contre ton inconstant, et contre sa guerriere,
La Flandre, par mes soins, va s'armer toute entiere;
Mon pere, et mon Agnes, vont connoistre ma foy;
Mon pere, et mon Agnes, se vont loüer de moy.
Mon amour seulement aura lieu de s'en plaindre;
Mais il faut, au besoin, apprendre à se contraindre;
Il faut sçavoir donter son propre sentiment,
Quand le devoir l'exige, et ton contentement.
Je ne te diray point, qu'à mon ame bruslante,
Ta celeste beauté sera tousjours presente,
Ni que, pour n'avoir plus le bonheur de te voir,
Je n'en seray pas moins sousmis à ton pouvoir.
Si j'ay pû tant de mois, mesme sans esperance,
Monstrer ma passion plus forte que l'absence;
Maintenant que j'espere, il n'est esloignement
Capable d'amortir mon vif embrasement.
Ton desir inquiët n'aura guere à m'attendre;
Dans une lune, au plus, vers toy je me veux rendre;
Mon amour à mon coeur impose cette loy;
Le terme est assés court, ou n'est long que pour moy.
Pusse-je, sans te perdre, engager ton courage,
Dans les divers perils d'un si rude voyage;
Jamais nul accident n'eust pû nous separer;
Mais il faut à mon bien ton salut preferer.
À la saison ardente, aux courses vagabondes,
Aux travaux de la terre, aux tempestes des ondes,
Si j'allois t'exposer, pour mon bien seulement,
Je serois ton meurtrier, et non pas ton amant.
Je pars; console toy, dans la ferme assurance
De voir de ton ingrat une haute vengeance,
Et, si mon bras vengeur ne te semble assés fort,
Sache qu'outre mon bras, j'ay celuy de Betford.
Betford le redouté, ce second adversaire,
Contre qui ma douleur excitoit ma colere,
Pour calmer ma colere, et flatter ma douleur,
Vient de m'offrir Paris, de m'offrir sa valeur.
Nous devons à-l'envy ton rebelle poursuyvre,
Tant qu'il perde le sceptre, et qu'il cesse de vivre;
Tes voeux, n'en doute point, vont estre satisfaits;
Il mourra, le crüel, sous l'effort de nos traits.
Cependant à Paris, nostre nouvel empire,
Va regner sur le throsne, où ton ingrat aspire;
Va trouver là ta gloire, avec ta seureté,
Ce lieu merite seul de garder ta beauté.
Il s'incline, à ces mots, la salüe, et la quitte;
Elle ne respond rien, et demeure interditte;
Ce depart la surprend, et ce complot fatal,
Au lieu de la guerir, envenime son mal.
Elle ne peut vouloir que son ingrat perisse;
Dans son plus grand courroux, elle luy fut propice,
Et son amere plainte eut pour unique objet,
De le revoir encore à ses ordres sujet.
Philippes connut mal sa veritable envie;
Bien loin de la servir, ses soins l'ont desservie;
Elle en est offensée, et, pleine de desdain,
Ne luy peut pardonner ce bienfait inhumain.
L'accident impreveu de l'angloise alliance
La fait de sa fortune entrer en desfiance;
Elle a crainte de tout, et, sur tout, craint de voir
Sa personne engagée, et hors de son pouvoir.
Elle veut en ses mains retenir sa franchise;
Mais au prince amoureux sa peur elle deguise,
Luy disant qu'elle espere, en ce charmant sejour,
Avec moins de douleur, attendre son retour.
L'amante de Dunois, dont la vertu severe
A d'Agnes un degoust, qui n'est pas sans colere,
Manquant d'autre couleur, dit, pour s'en separer,
Qu'on ne peut, sans peril, en ce lieu demeurer.
Le soin de sa pudeur la rend mesme incivile;
Il la force à rentrer dans l'odieuse ville,
A s'aller resousmettre à ses crüels parens,
Et rebaisser le col sous le joug des tyrans.
La belle, au beau desert seule ainsi demeurée,
Bruslante de courroux, de chagrin devorée,
Sans descouvrir de borne au cours de ses ennuis,
Passe dans le silence, et les jours, et les nuits.
Roger, son cher Roger, dans ses maux, la console;
Elle respond des yeux, et non de la parole,
Et ses mornes regards, arrestés fixement,
Tesmoignent la grandeur de son estonnement.
Elle ne parle point, et son profond silence
De ses sensibles maux accroist la violence;
Elle ne parle point, mais songe incessamment
Au tort qu'elle reçoit de l'un et l'autre amant.
Ses pleurs aux claires eaux de l'illustre fontaine,
Par leur cours eternel, communiquent sa peine;
Et, dans tout ce grand bois, le vent de ses souspirs
Fait gemir les echos, et plaindre les zephyrs.
En cet estat funeste, elle coule une lune,
Reprochant aux destins sa crüelle fortune,
Faisant, contre son mal, un inutile effort,
Et, pour sa guerison, ne voyant que la mort.
Sur l'onde qui serpente, au sein de la prairie,
Entretenant un jour sa triste resverie,
Roger vient l'avertir, que deux graves prelats,
Vers ce noble sejour, dressent leurs foibles pas.
D'un avis si fascheux, et surprise, et depite,
Elle impute à son sort l'importune visite,
Craint ces austeres fronts, qui preschent le devoir,
Et resout de partir, plustost que de les voir.
Mais, quittant ce palais, où sera sa retraitte?
Ce penser la retient, et la rend inquiëte;
À partir, à les voir, ne pouvant consentir,
Elle ne veut enfin, ni les voir, ni partir.
Elle se feint malade, et, trouvant son excuse,
Dans le secours aisé de cette pronte ruse,
Se cache dans sa chambre, et le courtois Roger
De l'accüeil des prelats offre de se charger.
Pour confondre l'erreur, et bannir la licence,
Qui du grossier Boheme alteroient l'innocence,
Cent et cent peres saints, d'un saint zele enflammés,
Estoient alors, dans Basle, unis et renfermés.
Mais les longues fureurs de France et d'Angleterre,
Nourrissant ce poison, en nourrissant la guerre,
Ils conclurent enfin, que, pour le reprimer,
Il falloit, par la paix, ces fureurs desarmer.
L'accord des roys chrestiens leur sembla necessaire,
S'ils vouloient aux enfers, ces aveugles soustraire,
Et, pour donner le calme à ces sanglans debats,
Ils eleurent, d'entre eux, les deux plus grands prelats.
Du Rhein, encore estroit, ils quittent le rivage,
Et font, parmy le trouble, un tranquille voyage;
Leur vertu les protege, et, sans estre escortés,
Ils sont des deux partis à-l'envy respectés.
Vers les bords escumeux de la profonde Seine,
Ils vont, à pas pressés, où le besoin les meine;
La conté, la duché, leur ouvrent leurs remparts,
Et, pour les reverer, on vient de toutes parts.
Par Dole, par Dijon, par Beaune, et par Auxerre,
Ils apportent la paix dans le champ de la guerre;
Ils passent Montargis, ils traversent Nemours,
Et Fontainebleau seul peut suspendre leur cours.
Fatigués d'un chemin si penible et si rude,
Ils veulent respirer, en cette solitude,
Et de leurs ordres saints avertir, cependant,
L'impetüeux anglois, et le françois ardent.
Roger, au devant d'eux, s'avance un long espace,
Et, comme avec respect, les reçoit avec grace,
Les conduit au palais, les loge richement,
Et leur fait, pour sa soeur, excuse et compliment.
La nuit couvre la terre, et le monde repose;
Mais, soudain que du jour la barriere est declose,
Roger court aux prelats, et, sans plus les laisser,
Par mille doux objets, songe à les delasser.
Il les conduit par tout, par tout il les promeine,
Leur fait voir la forest, leur fait voir la fontaine,
Leur fait voir l'edifice, et de tant de beautés
Rend leurs coeurs satisfaits, et leurs sens enchantés.
Sur toutes, leur paroist, en estendüe, unique,
En artifice, rare, en pompe, magnifique,
L'illustre galerie, où cent vastes tableaux
Du royaume françois representent les fleaux.
L'oracle de son art, et l'honneur de son âge,
Albert, le florentin, fut l'autheur de l'ouvrage,
Et le Duc Bourguignon, d'un projet inhumain,
Implora, pour le faire, une si noble main.
Il voulut employer l'estrangere industrie,
Pour saouler ses regards des maux de sa patrie,
Et, fils denaturé, dans ce crüel plaisir,
Aux despens de sa mere, assouvit son desir.
Les yeux pour verité, prennent cette peinture;
Jamais rien de si pres n'imita la nature;
Tout y vit, tout y parle, et le pinceau sçavant
Y donna l'ame à tout, y rendit tout mouvant.
Des succes figurés la merveille attrayante,
Charme les saints vieillards, et passe leur attente;
Ils cherchoient d'en sçavoir le cours prodigieux,
Et cette occasion le presente à leurs yeux.
L'officieux Roger, qui, dans la solitude,
Depuis plus d'une lune, en a fait son estude,
S'offre à leur expliquer ce que chaque tableau
En contient de funeste, ou de grand, ou de beau.
L'un et l'autre l'agrée, et son ame resveille,
Et tous deux, pour s'instruire, ouvrent l'oeil, et l'oreille;
Roger leve, et la canne, et la voix, à la fois;
L'oeil s'attache à la canne, et l'oreille à la voix.
Saints prelats, leur dit-il, qui, remplis de prudence,
Venés calmer les flots, où s'abysme la France,
Et qui pour terminer, ses maux et ses soucis,
Du cours de ses destins voulés estre eclaircis;
Je fremis d'espouvante à l'affreuse memoire,
D'une si lamentable et si tragique histoire,
Et crains de ne pouvoir, sans respandre des pleurs,
Vous faire le recit de tant d'aspres douleurs.
Nos crimes allumant la colere divine,
Furent de nos travaux la fatale origine,
Et, depuis cent hyvers, souffrant et languissant,
Nous n'avons pas esteint l'ire du tout-puissant.
Dans ce premier tableau, l'innombrable assemblée,
Qui paroist toute en deüil, de tristesse comblée,
Est celle des estats convoqués par les loix,
Pour donner un monarque à l'empire françois.
Sous la coustume, icy, succombe la nature;
Edoüard rejetté, plaint sa mes-aventure,
Et Philippes admis, doit le titre de roy
Au pouvoir eternel de la salique loy.
Edoüard, dans cet autre, environné de princes,
Vient rendre hommage aux lys, pour deux grandes provinces;
L'anglois, que le françois naguere eut pour rival,
Du françois maintenant se reconnoist vassal.
Philippes le reçoit en royal equipage,
Et trois roys sont presens à ce fameux hommage;
Amiens en est la scene, et par cette action
Pour jamais le confirme en sa possession.
Edoüard, toutesfois, refusant tout service,
Et mettant sous les pieds, foy, raison, et justice,
Contre son souverain aussi-tost revolté,
S'en revient envahir le royaume quitté.
Philippes se resveille, et rend à l'Angleterre,
Mesme jusqu'en ses ports, l'usure de sa guerre;
Portmuth, que vous voyés, et ses humides bords,
Esprouvent de son fer les terribles efforts.
Mais voicy d'Edoüard la facile revanche;
Le françois qui regnoit au milieu de la Manche,
Resserré dans l'escluse, et, pressé par l'anglois,
Est contraint de subir la rigueur de ses loix.
L'injuste, apres, en Flandre, en Guienne, en Bretagne,
Ayant fait, par ses chefs, ravager la campagne,
Enfin, à la faveur des celestes flambeaux,
Vient fondre en Normandie, avec mille vaisseaux.
Voilà qu'il y descend, et que, de tout un monde,
Il couvre son rivage, et sa campagne inonde;
Voilà qu'il la traverse, et que, de bout en bout,
Son formidable camp le rend maistre par tout.
Icy poussant d'ardeur son heureuse conqueste,
Au sac du grand Paris, il s'excite, et s'appreste;
Il paroist à sa veüe, et ses avant-coureurs,
Par cent embrasemens le comblent de terreurs.
Philippes sort des murs, le coeur gros de vengeance,
Provoque l'inhumain, et contre luy s'avance;
L'anglois saisi d'effroy, vers la Flandre, s'enfuit;
Le françois, à grands pas, ses brigades poursuit.
Avec un vaste corps d'infatigables bandes,
Philippes les poursuit, vers les terres flamandes;
Il les joint à la course, et, trahy par son coeur,
À vaincre et triompher violente leur peur.
Crecy rendu fameux, par nostre insigne perte,
De françois et d'anglois voit sa plaine couverte,
Et changée en theatre, où l'ardente fureur,
Par tout, offre aux regards des spectacles d'horreur.
Le foible sur le fort icy prend avantage;
Icy la lascheté surmonte le courage;
Le sort icy se joüe aux despens des humains,
Et rompt aux valeureux la palme entre les mains.
Remarqués dans le choq cette teste royale,
Ce vieux prince germain, qui sur tous se signale;
Il combat, quoy qu'aveugle, et ses coups foudroyans,
Passent, dans leurs effets, ceux des plus clair-voyans.
Mais enfin, sous l'anglois, d'une cheute commune,
Tombe et meurt, avec luy, la françoise fortune;
L'elite des grands coeurs l'accompagne au tombeau;
Edoüard, des lauriers, cueille icy le plus beau.
Devant luy desormais, tout fuit, tout se dissipe;
Le dernier qui luy cede est le brave Philippe;
Il se fait violence, et part desesperé;
Mais, dans son desespoir, n'est pas moins assuré.
Le vainqueur est surpris de sa propre victoire,
Et, bien qu'il en joüisse, il a peine à la croire;
Les rigoureux destins, en cet evenement,
Cherchoient moins sa grandeur que nostre abbaissement.
Il prend icy Calais, icy, dans l'Angleterre,
Il triomphe, et consent à suspendre la guerre;
Philippes de son sort, triste, mais non troublé,
Sous un faix si pesant, sent son corps accablé.
Dans les bras de la mort, l'ame toute guerriere,
Voilà, que de ses jours il fournit la carriere,
Ne faisant à ses fils autre commandement,
Que de garder leurs droits jusques au monument.
Jean succede aux vertus de son genereux pere,
Et comme à ses vertus succede à sa misere;
Il n'eut pas moins que luy le courage elevé,
Et l'honneur, en son sein, ne fut pas moins gravé.
Icy le navarrois, domestique furie,
Vient, la torche à la main, consumer sa patrie,
De l'anglois, du breton, resveille la langueur,
Et, d'un brasier nouveau, leur enflamme le coeur.
Là, dans la Picardie, icy, dans la Guienne,
L'anglois fait eclater sa fureur ancienne;
Par les deux Edoüards les deux camps sont conduits,
Les peuples consumés, et les remparts destruits.
Vers le pere d'abord, Jean va teste baissée;
Ces barbares degasts roulent dans sa pensée;
L'horreur qu'il en conçoit se descouvre en ses yeux;
Il court à la vengeance, et court en furieux.
Mais, la fuitte à sa foudre ayant ravy le pere,
Il tourne, vers le fils, sa vaillante colere;
Au travers de la France, il le cherche à grands pas,
Et, pour tonner sur luy, leve desja le bras.
Sur sa route guerriere, une adroitte pratique
Luy livre, dans Roüen, cette peste publique,
Ce mortel ennemy du royaume et des loix,
L'espoir de l'estranger, le crüel navarrois.
Le seul bruit de sa marche, et rapide, et hardie,
Range dans le devoir l'angloise Normandie;
Tout luy vient rendre hommage, et de tous les costés
Arborent ses drappeaux les rebelles cités.
Par Chartres, et par Tours, vers son fier adversaire,
Ainsi qu'un foudre il vole, esperant le desfaire,
Sous l'antique Poitiers le rencontre arresté,
Et le croit par les cieux dans ses chaisnes jetté.
Le jeune anglois reduit, par les forces royales,
À se commettre au sort, à forces inegales,
De sa temerité se repent desormais,
Tient sa perte certaine, et demande la paix.
Le françois, sans l'oüir, à l'attaque s'avance;
L'anglois triste, mais fier, s'appreste à la defense,
Et, dans son desespoir ramassant son effort,
Ne pense qu'à mourir, d'une immortelle mort.
Voyés, sages prelats, avec quel art de guerre,
Dans ce vignoble estroit, ses bandes il resserre,
De quels buissons touffus, de quels fossés profonds,
Il en couvre les flancs, il en arme les fronts.
Là mesme, remarqués, avec quelle furie,
Sur luy, de toutes parts, fond la cavallerie,
Et remarqués, encore, avec quelle valeur
Il fait sur l'assaillant retomber son malheur.
Voyés ceder, icy, la puissance à l'addresse;
Voyés par les archers renverser la noblesse;
Voyés de corps françois, l'un sur l'autre entassés,
Et couvrir les buissons, et combler les fossés.
Sur tout, voyés leur roy, dans son desavantage,
Ranimer sa vertu, redoubler son courage,
Et par mille actions, d'un heroïque effort,
Retarder quelque temps la rigueur de son sort.
Mais son sort malheureux, plus fort que sa vaillance,
Malgré tant de hauts faits, donte sa resistance;
Il tombe, et, dans sa cheute, il monstre tant de coeur,
Que le vaincu paroist plus grand que le vainqueur.
De son sang tout couvert, il perd force, et franchise;
Edoüard, qui le prend, tremble devant sa prise;
À Londres on le meine; il y vit sur sa foy,
Et là, bien que captif, semble en estre le roy.
Par un si violent et si terrible orage,
On peut dire qu'alors la France fit naufrage,
Et que ce qu'on vit d'elle, apres ce grand fracas,
Ne fut que le debris de ses puissans estats.
L'enfer s'ouvrit pour elle, et, du sein des abysmes,
Volerent dans son sein les fureurs et les crimes,
Sur ses champs s'espandit un torrent de douleurs,
Et parmy cent travaux acheva ses malheurs.
L'inhumain navarrois, eschappé de ses chaisnes,
À sa rage, pour elle, abandonna les resnes,
Courut impetüeux, les plaines et les monts,
Et seul, pour l'affliger, valut tous les demons.
Depuis, et fort long-temps, cette agreable terre
Fut l'image d'un bois ravagé du tonnerre,
D'un vaisseau tourmenté par de contraires flots,
D'un chaos plus confus que l'antique chaos.
On n'y vit desormais que desordres infames,
Qu'infidelles traittés, qu'abominables trames,
Qu'assassinats crüels, que revoltes sans fin;
Trop indigne matiere aux vertus du daufin.
Le peintre n'a point eu de couleur assés noire,
Pour representer bien cette effroyable histoire,
Et, n'en pouvant tracer qu'un imparfait tableau,
N'a fait, sur tant d'horreurs, que couler le pinceau.
Cependant Edoüard vient fondre dans la France;
Le voilà, qui la court, sans frein ni resistance;
Le voilà, qui conduit ses drappeaux aguerris,
Sous les tremblantes tours de l'immense Paris.
Et voilà, que les cieux, armés pour la justice,
Menacent sa fureur d'un rigoureux supplice,
Et par cent pronts eclairs, et cent foudres grondans,
Donnent de leur courroux cent signes evidens.
Cette peinture impose, et la voyant il semble
Que le firmament brusle, et que la terre tremble;
On croit oüir le bruit des tonnerres lancés,
On croit voir par leurs coups les drappeaux renversés.
De vent, de feu, de pluye, un terrible meslange
Des estranges horreurs produit la plus estrange,
Et d'une fausse nuit l'ombrage tenebreux,
Rend cet affreux orage encore plus affreux.
L'anglois espouvanté, dans ce trouble celeste,
Du monarque eternel voit l'ire manifeste;
Il craint son bras vengeur, et d'effroy converty
À Jean, pour sa rançon, fait un plus doux party.
Icy, le prisonnier obtient sa delivrance,
Et rend, par son retour, le repos à la France.
Icy, le grand Paris, dans ses murs, le reçoit,
Et d'un sort plus heureux l'esperance conçoit.
Icy, contre le turc, le bon prince se croise,
Et de zele enflammé revoit la cour angloise;
Sa pieté l'y meine, et son ardente voix
Sollicite Edoüard de prendre aussi la croix.
Mais, dans ce soin pieux, la magnanime vie,
Par l'esprit infernal au monarque est ravie;
Cette mort fait mourir tous les saints mouvemens,
Et du joug des chrestiens sauve les othomans.
Là, le jeune Roger, ne parlant plus qu'à peine,
Se taist quelques momens, et prend un peu d'haleine;
Et cet endroit, qui borne un si long promenoir,
Convie à respirer, aussi bien qu'à s'asseoir.
On s'assied, on respire, et soudain on se leve.
Ainsi, quand l'ocean s'ebransle, vers la greve,
Et par un flux reglé, sans le secours des vents,
Se roule tousjours plus, sur les sables mouvans;
Contremont, flot sur flot, l'onde vive elevée,
Aux bornes de son cours à peine est arrivée,
Que sa masse escumeuse, en se rengloutissant,
Dans le sein de l'abysme, aussi-tost redescend.
Sur ses pas on retourne, et Roger continüe;
Si du royaume enfin le malheur diminüe,
C'est que le roy des roys en suspend les travaux,
Pour le rendre plus propre à souffrir plus de maux.
Charles, que sa prudence a fait nommer le sage,
De l'estat desolé recüeille l'heritage,
Et le camp navarrois, sous ses ordres, desfait,
De son illustre regne est le premier effet.
Par l'angloise fureur, la Guienne opprimée,
Ayant du bras françois la faveur reclamée,
Rejette la discorde entre les deux partis,
Et rallume par tout les brasiers amortis.
Edoüard derechef aspire à la couronne,
Et couvre d'estandards la Seine et la Garonne;
Galles, Knolles, Chandos, par mille embrasemens,
Executent, icy, ses fiers commandemens.
Mais Guesclin, par sa foudre escartant leurs tempestes,
À leurs vaillantes mains arrache leurs conquestes;
Contre trois grands guerriers, bien que seul il suffit,
Et par luy Pontvallan voit Knolles desconfit.
Icy tombe Chandos, et cette fleche aigüe
Luy fait perdre la vie, aussi bien que la veüe;
Là, Galles se retire, et sent que son destin,
Quoy que vainqueur des roys, craint celuy de Guesclin.
Ce prince genereux, comme si sa retraitte
Eust esté de l'anglois la honte et la desfaitte,
De son astre malin accusant la rigueur,
Dans le sein paternel, va mourir en langueur.
Guesclin, dont les soldats entre eux content des princes,
Court, d'un pas triomphant, les rebelles provinces;
Sans attendre d'attaque, au bruit de ce torrent,
La Rochelle se donne, et le Poitou se rend.
Sous le rapide effort de cette mesme course,
Le breton trop hardy tombe, là, sans resource;
Lenclastre ardent et pront, pour luy prester la main,
Traverse le royaume, et le traverse en vain.
Le vieux Edoüard mesme accourt à sa defense;
Mais trop foible est son bras, contre tant de vaillance;
Ceux qui virent leurs champs, par son fer, saccagés,
Luy vont porter la mort, dans ses champs ravagés.
Charles, qui sçait respondre à la grace celeste,
De ses braves sujets leve ce qui luy reste,
En cinq lieux separés fait cinq grands armemens,
Et suit, d'un heur egal, ses beaux commencemens.
Icy le navarrois, que sa fureur inspire,
Contre Charles s'anime, et sa perte conspire;
Aux drappeaux de l'anglois il joint ses estandards,
Et s'appreste, en ses monts, à tenter les hazards.
Guesclin vole vers luy, dans ses murs le resserre,
Et traitte la Navarre, ainsi que l'Angleterre;
Il les terrace ensemble, et, pour son front guerrier,
De leur double malheur, ne cueille qu'un laurier.
Les seuls Calais, Cherbourg, Brest, Bordeaux et Bayonne,
Demeurent, dans la France, à l'angloise couronne;
Le surplus est françois, et, fors le long des flots,
On y joüit, par tout, d'un glorieux repos.
Là, Guesclin perd le jour, là, son roy magnanime
Du cruel navarrois est la sourde victime;
La France voit à peine abattre son grand bras,
Qu'elle voit aussi-tost son grand chef mis à bas.
Ce malheur, dans son sein, fit livrer cent batailles,
Et par son propre fer dechirer ses entrailles;
La justice des cieux, par ce grand chastiment,
Ayant voulu punir son endurcissement.
Icy le navarrois, ce serpent domestique,
Sent purger, par le feu, son venin tyrannique;
Il s'embrase luy-mesme, et, ministre du sort,
Borne ses jours affreux, par une affreuse mort.
Le ciel n'est pourtant pas plus doux que de coustume,
Si ce flambeau s'esteint, un autre se rallume,
Un autre plus ardent, plus fatal aux françois,
Qui les consume encore, et les met aux abois.
Trop long-temps, sous un homme, avoit gemy la France;
Il falloit qu'une femme en causast la souffrance,
Et, si l'un l'exerça, par cent rudes travaux,
L'autre l'ensevelit, dans un gouffre de maux.
Celle que vous voyés, l'inhumaine estrangere;
L'espouse du monarque, ou plustost sa megere,
Le monstre de son temps, l'allemande Isabeau,
De l'estat miserable est le second flambeau.
Aux yeux du nouveau roy, Clisson jetté par terre,
À l'assassin breton fait declarer la guerre;
Voyés, là, qu'au plus chaud du flamboyant esté,
En haste, contre luy, va le prince irrité.
Mais voyés le, en son cours, dans ce boscage sombre,
Fierement arresté par une infernale ombre,
Qui, d'un magique sort luy soufflant le poison,
Aussi bien que son sang, infecte sa raison.
Et, de tous nos malheurs, ce malheur fut le pire;
Il servit, plus qu'aucun, à perdre cet empire,
Et rengagea, le plus, les fureurs de l'enfer,
À faire, de ce siecle, un vray siecle de fer.
Charles aydé du jeusne, aydé de la priere,
Recouvroit sa raison, et sa santé premiere,
Lors qu'en ce lieu de joye un funeste accident
Rendit son sens plus foible, et son mal plus ardent.
Entre ces malheureux et contrefaits sauvages,
Sur qui ce feu volant fait de si grands ravages,
Voyez le roy luy-mesme, et, dans ses troubles yeux,
Voyés renouveler son transport furieux.
Philippes et Louys, de Charles oncle et frere,
D'âge, ainsi que d'humeur, l'un à l'autre contraire,
Disputent le timon, et, d'affreux mouvemens,
Jettent par leur debat de tristes fondemens.
Philippes mort enfin, Jean, cette ame hautaine,
Comme de ses estats, herite de sa haine,
Et, pour la renvier, roule, en son traistre sein,
Contre son adversaire, un atroce dessein.
Il en resout le meurtre, et soudain l'execute;
Ne fremissés-vous pas, à sa tragique cheute,
Et, dans ses yeux mourans, ne remarqués-vous pas,
Qu'il recommande aux siens, de venger son trespas?
On tient qu'en cet endroit le peintre inimitable
Eut ordre d'oublier cet acte detestable,
Ou de le faire, au moins, en petit seulement,
De couleur effacée, et dans l'esloignement.
Mais l'esprit de l'ouvrier, amy de la justice,
Laissa, contre cet ordre, agir son beau caprice,
S'attacha, plus qu'à tout, à cette indigne mort,
Et de son art, pour elle, employa tout l'effort.
Voyés, là, du meurtrier, et le trouble, et la fuitte;
Voyés, là, des enfans, la plainte, et la poursuitte;
Voyés, là, de la femme, en un si grand malheur,
La fureur pitoyable, et l'horrible douleur.
Le foible roy pourtant, est obligé de faire
Une paix odieuse aux manes de son frere;
La femme, hors d'espoir de venger son trespas,
En charge ses trois fils, et meurt entre leurs bras.
Jean, du prince egorgé trop tardive victime,
Abuse des destins, et joüit de son crime;
Rien ne s'offre à ses yeux, qui ne luy soit sousmis,
Et par tout, sous ses pieds, tombent ses ennemis.
Les seuls enfans du mort, malgré leur impuissance,
Contre le bourguignon, courent à la vengeance;
Paris les voit combattre, ardens et valeureux,
Et, contre leur vertu, le voit encore heureux.
Mais, dans son haut bonheur, telle est son insolence,
Que mesme le daufin, son gendre et sa defence,
D'un genereux courroux s'animant contre luy,
De son bras, desormais, luy refuse l'appuy.
Le tyran craint, s'esloigne, et dans sa propre terre,
À son tour, est pressé des flammes de la guerre;
Par son esloignement, ses rivaux de retour
Relevent leur fortune, et regnent à la cour.
Alors, pour son salut, loin de toute apparence,
Le françois de l'anglois rejette l'alliance,
Et l'anglois orgueilleux, sensible à cet affront,
Sur le françois troublé, comme un tonnerre, fond.
Voyés-le, icy, d'Harfleur soudain rendu le maistre,
Voyés-le, sur la Somme, en triomphe parestre;
Puis voyés-le, qui cede, et plein d'humilité
Nous demande la paix, et n'est point escouté.
Le ciel, encore icy, le jugement nous oste;
Pour la troisiesme fois, nous faisons mesme faute,
Dans son abbaissement, nous mesprisons l'anglois,
Et le forçons à vaincre une troisiesme fois.
Par l'heureuse Angleterre, Azincourt et Peronne
Virent, presque, à la France, enlever la couronne;
Jamais autre combat ne fit tant de captifs,
Ne conta plus de morts, n'eut moins de fugitifs.
Les deux, que vous voyés, si couverts de blessures,
Si fiers dans leur malheur, sous des chaisnes si dures,
Sont du brave Louys les enfans genereux,
Soustiens du foible estat, mais soustiens malheureux.
Qui peut voir, sans fremir de douleur et de rage,
D'un desastre si grand l'espouvantable image?
Qui, sans verser des pleurs, et pousser des sanglots,
Peut, d'un si noble sang, voir rouler tant de flots?
Le vainqueur se retire, et n'en a que la gloire;
Le crüel bourguignon seul gaigne à la victoire;
Vers Paris il s'avance, et cherche à se venger;
François, pour son pays, moins doux que l'estranger.
Charles, à qui son mal laisse un bon intervalle,
Pour sauver du tyran sa personne royale,
À la sage valeur des chefs orleannois,
Commet l'authorité des armes et des loix.
Jean, pour venir au but, où son orgueil aspire,
Invite l'Angleterre au sac de cet empire;
Il l'engage à s'armer, et, d'un commun effort,
Tous deux portent aux lys la terreur et la mort.
Le superbe à l'anglois joint encore Isabelle,
Du lieu de son exil, à la guerre l'appelle,
Et, ce nouveau secours, pour ses fins, menageant,
Oppose mere à fils, et regente à regent.
Le pere des chrestiens, animé d'un saint zele,
Enfin, des deux partis compose la querelle;
Orleans et Bourgogne, ensemble desormais,
Des interests publics doivent porter le faix.
Mais, par le bourguignon, d'un projet detestable,
Est violé, bien-tost, l'accord inviolable;
Et Charles voit bien-tost, sous la foy du traitté,
Paris traistreusement, et surpris, et donté.
Jean, ne respirant plus, que meurtre, et que carnage,
Là, sur l'orleannois fait eclater sa rage;
N'espargne la vertu, ni l'âge, ni le rang,
Et fait nager les morts, dans un lac de leur sang.
Tanneguy seul des chefs, suyvi d'un petit nombre,
Sauve le jeune prince, à la faveur de l'ombre;
Et l'imbecille roy demeure entre les mains
De ses sujets ingrats, insolens, inhumains.
Cependant l'estranger, se riant de nos larmes,
Couvre nos tristes champs d'impitoyables armes,
Sans peine, fait, à tout, subir le joug anglois,
Et, jusques dans Roüen, reconnoistre ses loix.
Le tyran souffre tout, sa fureur insensée
Au seul meurtre du prince attachant sa pensée;
Et, pour l'attirer mieux au piege preparé,
Il se plaint de l'anglois, et s'en tient separé.
Sousmis, une entreveüe au françois il demande;
Le piege est trop subtil, et l'addresse trop grande;
Le daufin s'y dispose; il s'y rend, et, d'abord,
Par le fer ennemy, se voit porter la mort.
Tanneguy, d'une ardeur plus heureuse et plus forte,
Previent le coup du lasche, et la mort luy reporte;
Par ce foudre, que lance un amour si zelé,
Aux manes de Louys le traistre est immolé.
Sa cheute, qui l'eust dit? Combla nostre misere;
Son venin, vif et mort, fut tousjours de vipere;
Les glaces du cercüeil ne l'esteignirent pas,
Et sa force s'accreut, mesme par le trespas.
Philippes luy succede, et son coeur intraittable
Agité d'un transport, qui paroist equitable,
Aux maux de son pays refuse guerison,
Et fait à la nature obeir la raison.
Le sang d'un pere crie, et demande vengeance;
Il promet de la faire aux despens de la France,
Et, se portant, deslors, à toute extremité,
Livre au monarque anglois la royale cité.
Il met entre ses mains la royale personne,
Du timon envahy la conduitte il luy donne,
Et, pour derniere offrande, il immole à ses feux
La princesse royale, et l'objet de ses voeux.
Il declare au daufin une guerre immortelle;
Au daufin à-l'envy la declare Isabelle;
L'infortuné daufin, de tous persecuté,
Cede à leur violence, à leur prosperité.
Son sage coeur, sur luy, laisse courir l'orage,
Et soustient tous les traits, dont le charge leur rage;
Mais, apres cent travaux, il voit, du trait fatal,
La mort percer son pere, et percer son rival.
Il est roy, mais helas! Roy sans sceptre, et sans terre,
Avec le bourguignon, avec l'anglois en guerre,
Egalement, par tout, signalant sa valeur,
Par tout, egalement suyvi de son malheur.
Il faut, s'il veut regner, que, par sa seule espée,
Il arrache à l'anglois la couronne usurpée;
Par trois fois il le tente, et voit l'heur de l'anglois,
Sur sa haute vertu, l'emporter par trois fois.
Crevant, Verneüil, Rouvroy, trois funestes batailles,
De son regne expiré furent les funerailles;
En ces trois grands tableaux, vous les voyés de rang,
Et le peintre eut horreur de peindre tant de sang.
Charles, tombé trois fois, dans sa royale course,
À la troisiesme, enfin, se jugea sans resource;
Et, dans son desespoir, creut que le grand Dunois,
À defendre Orleans, perdoit tous ses exploits.
Mais la fille celeste, au fort de sa souffrance,
De ses fiers ennemis combatant la puissance,
D'un effort plus qu'humain, a donté son malheur,
Et du brave Dunois couronné la valeur.
Une si merveilleuse, et si haute aventure,
Comme nouvelle encor, manque à cette peinture;
Le monde toutesfois en est assés instruit,
Et, pour estre ignorée, elle a trop fait de bruit.
Roger borne, à ce mot, sa douloureuse histoire;
L'un et l'autre prelat la grave en sa memoire,
Et, dans un si long cours d'affreux evenemens,
Revere du Seigneur les profonds jugemens.
Cet anglois inhumain, cette implacable mere,
Ce bourguignon heureux, dans sa vengeance amere,
La couronne des lys sousmise à leur pouvoir,
Ne laissoient pas au prince un seul rayon d'espoir.
Mais du vaillant Dunois l'heroïque constance,
Mais du bras eternel la visible assistance,
Font trop voir aux prelats, que les saliques loix,
Pour leur grand protecteur, ont le grand roy des roys.
Tous deux, plus que devant, à cette sainte veüe,
En faveur des françois sentent leur ame emeüe,
Et cherissent l'honneur d'estre les instrumens,
Par qui Dieu veut calmer de si grands mouvemens.