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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et Les Livres.

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Inaya
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MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et Les Livres.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et Les Livres. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:09

Ma Mère Et Les Livres.

La lampe, par l’ouverture supérieure de l’abat-jour, éclairait une paroi
cannelée de dos de livres, reliés. Le mur opposé était jaune, du jaune sale des
dos de livres brochés, lus, relus, haillonneux. Quelques « traduits de l’anglais
» -un franc vingt-cinq -rehaussaient de rouge le rayon du bas.

À mi-hauteur, Musset, Voltaire, et les Quatre Évangiles brillaient sous la
basane feuille-morte. Littré, Larousse et Becquerel bombaient des dos de tortues
noires. D’Orbigny, déchiqueté par le culte irrévérencieux de quatre enfants,
effeuillait ses pages blasonnées de dahlias, de perroquets, de méduses à
chevelures roses et d’ornithorynques.

Camille Flammarion, bleu, étoilé d’or, contenait les planètes jaunes, les
cratères froids et crayeux de la lune, Saturne qui roule, perle irisée, libre
dans son anneau. . .

Deux solides volets couleur de glèbe reliaient Élisée Reclus. Musset, Voltaire,
jaspés, Balzac noir et Shakespeare olive. . .

Je n’ai qu’à fermer les yeux pour revoir, après tant d’années, cette pièce
maçonnée de livres. Autrefois, je les distinguais aussi dans le noir. Je ne
prenais pas de lampe pour choisir l’un d’eux, le soir, il me suffisait de
pianoter le long des rayons. Détruits, perdus et volés, je les dénombre encore.
Presque tous m’avaient vue naître.

Il y eut un temps où, avant de savoir lire, je me logeais en boule entre deux
tomes du Larousse comme un chien dans sa niche. Labiche et Daudet se sont
insinués, tôt, dans mon enfance heureuse, maîtres condescendants qui jouent avec
un élève familier. Mérimée vint en même temps, séduisant et dur, et qui éblouit
parfois mes huit ans d’une lumière inintelligible. Les Misérables aussi, oui,
les Misérables -malgré Gavroche; mais je parle là d’une passion raisonneuse qui
connut des froideurs et de longs détachements. Point d’amour entre Dumas et moi,
sauf que le Collier de la Reine rutila, quelques nuits, dans mes songes, au col
condamné de Jeanne de la Motte. Ni l’enthousiasme fraternel, ni l’étonnement
désapprobateurs de mes parents n’obtinrent que je prisse de l’intérêt aux
Mousquetaires. . .

De livres enfantins, il n’en fut jamais question. Amoureuse de la Princesse en
son char, rêveuse sous un si long croissant de lune, et de la Belle qui dormait
au bois, entre ses pages prostrée; éprise du Seigneur Chat botté d’entonnoirs,
j’essayai de retrouver dans le texte de Perrault les noirs de velours, l’éclair
d’argent, les ruines, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds de Gustave
Doré; au bout de deux pages je retournais, déçue, à Doré. Je n’ai lu l’aventure
de la Biche, de la Belle, que dans les fraîches images de Walter Crane. Les gros
caractères du texte couraient de l’un à l’autre tableau comme le réseau de tulle
uni qui porte les médaillons espacés d’une dentelle. Pas un mot n’a franchi le
seuil que je lui barrais. Où s’en vont, plus tard, cette volonté énorme
d’ignorer, cette force tranquille employée à bannir et à s’écarter?. . .

Des livres, des livres, des livres. . . Ce n’est pas que je lusse beaucoup. Je
lisais et relisais les mêmes. Mais tous m’étaient nécessaires. Leur présence,
leur odeur, les lettres de leurs titres et le grain de leur cuir. . . Les plus
hermétiques ne m’étaient-ils pas les plus chers? Voilà longtemps que j’ai oublié
l’auteur d’une Encyclopédie habillée de rouge, mais les références alphabétiques
indiquées sur chaque tome composent indélébilement un mot magique:
Aphbicécladiggalhy-maroidphorebstevanzy. Que j’aimai ce Guizot, de vert et d’or
paré, jamais déclos! Et ce Voyage d’Anarcharsis inviolé! Si l’Histoire du
Consulat et de l’Empire échoua un jour sur les quais, je gage qu’une pancarte
mentionne fièrement son « état de neuf ». . .

Les dix-huit volumes de Saint-Simon se relayaient au chevet de ma mère, la nuit;
elle y trouvait des plaisirs renaissants, et s’étonnait qu’à huit ans je ne les
partageasse pas tous.

-Pourquoi ne lis-tu pas Saint-Simon? me demandait-elle. C’est curieux de voir le
temps qu’il faut à des enfants pour adopter des livres intéressants!

Beaux livres que je lisais, beaux livres que je ne lisais pas, chaud revêtement
des murs du logis natal, tapisserie dont mes yeux initiés flattaient la
bigarrure cachée. . . J’y connus, bien avant l’âge de l’amour, que l’amour est
compliqué et tyrannique et même encombrant, puisque ma mère lui chicanait sa
place.

-C’est beaucoup d’embarras, tant d’amour, dans ces livres, disait-elle. Mon
pauvre Minet-Chéri, les gens ont d’autres chats à fouetter, dans la vie. Tous
ces amoureux que tu vois dans les livres, ils n’ont donc jamais ni enfants à
élever, ni jardin à soigner? Minet-Chéri, je te fais juge: est-ce que vous
m’avez jamais, toi et tes frères, entendue rabâcher autour de l’amour comme ces
gens font dans les livres? Et pourtant je pourrais réclamer voix au chapitre, je
pense; j’ai eu deux maris et quatre enfants!

Les tentants abîmes de la peur, ouverts dans maint roman, grouillaient
suffisamment, si je m’y penchais, de fantômes classiquement blancs, de sorciers,
d’ombres, d’animaux maléfiques, mais cet au-delà ne s’agrippait pas, pour monter
jusqu’à moi, à mes tresses pendantes, contenus qu’ils étaient par quelques mots
conjurateurs. . .

-Tu as lu cette histoire de fantôme, Minet-Chéri? Comme c’est joli, n’est-ce
pas? Y a-t-il quelque chose de plus joli que cette page où le fantôme se promène
à minuit, sous la lune, dans le cimetière? Quand l’auteur dit, tu sais, que la
lumière de la lune passait au travers du fantôme et qu’il ne faisait pas d’ombre
sur l’herbe. . . Ce doit être ravissant, un fantôme. Je voudrais bien en voir
un, je t’appellerais. Malheureusement ils n’existent pas. Si je pouvais me faire
fantôme après ma vie, je n’y manquerais pas, pour ton plaisir et pour le mien.
Tu as lu aussi cette stupide histoire d’une morte qui se venge? Se venger, je
vous demande un peu! Ce ne serait pas la peine de mourir, si on ne devenait pas
plus raisonnable après qu’avant. Les morts, va, c’est un bien tranquille
voisinage. Je n’ai pas de tracas avec mes voisins vivants, je me charge de n’en
avoir jamais avec mes voisins morts!

Je ne sais quelle froideur littéraire, saine à tout prendre, me garda du délire
romanesque, et me porta un peu plus tard, quand j’affrontai tels livres dont le
pouvoir éprouvé semblait infaillible -à raisonner quand je n’aurais dû être
qu’une victime enivrée. Imitais-je encore en cela ma mère, qu’une candeur
particulière inclinait à nier le mal, ce pendant que sa curiosité le cherchait
et le contemplait, pêle-mêle avec le bien, d’un oeil émerveillé?

-Celui-ci? Celui-ci n’est pas un mauvais livre, Minet-Chéri, me disait-elle.
Oui, je sais bien, il y a cette scène, ce chapitre. . . Mais c’est du roman. Ils
sont à court d’inventions, tu comprends, les écrivains, depuis le temps. Tu
aurais pu attendre un an ou deux, avant de le lire. . . Que veux-tu! débrouille-
toi là-dedans, Minet-Chéri. Tu es assez intelligente pour garder pour toi ce que
tu comprendras trop. . . Et peut-être n’y a-t-il pas de mauvais livres. . .

Il y avait pourtant ceux que mon père enfermait dans son secrétaire en bois de
thuya. Mais il enfermait surtout le nom de l’auteur.

-Je ne vois pas d’utilité à ce que ces enfants lisent Zola!

Zola l’ennuyait, et plutôt que d’y chercher une raison de nous le permettre ou
de nous le défendre, il mettait à l’index un Zola intégral, massif, accru
périodiquement d’alluvions jaunes.

-Maman, pourquoi est-ce que je ne peux pas lire Zola?

Les yeux gris, si malhabiles à mentir, me montraient leur perplexité:

-J’aime mieux, évidemment, que tu ne lises pas certains Zola. . .

-Alors, donne-moi ceux qui ne sont pas « certains »?

Elle me donna La Faute de l’Abbé Mouret et le Docteur Pascal, et Germinal. Mais
je voulus, blessée qu’on verrouillât, en défiance de moi, un coin de cette
maison où les portes battaient, où les chats entraient la nuit, où la cave et le
pot à beurre se vidaient mystérieusement -je voulus les autres. Je les eus. Si
elle en garde, après, de la honte, une fille de quatorze ans n’a ni peine ni
mérite à tromper des parents au coeur pur. Je m’en allai au jardin, avec mon
premier livre dérobé. Une assez douceâtre histoire d’hérédité l’emplissait, mon
Dieu, comme plusieurs autres Zola. La cousine robuste et bonne cédait son cousin
aimé à une malingre amie, et tout se fût passé comme sous Ohnet, ma foi, si la
chétive épouse n’avait connu la joie de mettre un enfant au monde. Elle lui
donnait le jour soudain, avec un luxe brusque et cru de détails, une minutie
anatomique, une complaisance dans la couleur, l’odeur, l’attitude, le cri, où je
ne reconnus rien de ma tranquille compétence de jeune fille des champs. Je me
sentis crédule, effarée, menacée dans mon destin de petite femelle. . . Amours
des bêtes paissantes, chats coiffant les chattes comme des fauves leur proie,
précision paysanne, presque austère, des fermières parlant de leur taure vierge
ou de leur fille en mal d’enfant, je vous appelai à mon aide. Mais j’appelai
surtout la voix conjuratrice:

-Quand je t’ai mise au monde, toi la dernière, Minet-Chéri, j’ai souffert trois
jours et deux nuits. Pendant que je te portais, j’étais grosse comme une tour.
Trois jours, ça paraît long. . . Les bêtes nous font honte, à nous autres femmes
qui ne savons plus enfanter joyeusement. Mais je n’ai jamais regretté ma peine:
on dit que les enfants, portés comme soi si haut, et lents à descendre vers la
lumière, sont toujours des enfants très chéris, parce qu’ils ont voulu se loger
tout près du coeur de leur mère, et ne la quitter qu’à regret. . .

En vain je voulais que les doux mots de l’exorcisme, rassemblés à la hâte,
chantassent à mes oreilles: un bourdonnement argentin m’assourdissait. D’autres
mots, sous mes yeux, peignaient la chair écartelée, l’excrément, le sang
souillé. . . Je réussis à lever la tête, et vis qu’un jardin bleuâtre, des murs
couleur de fumée vacillaient étrangement sous un ciel devenu jaune. . . Le gazon
me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers
apportaient, frais tués, dans la cuisine.

Quand je repris conscience, le ciel avait recouvré son azur, et je respirais, le
nez frotté d’eau de Cologne, aux pieds de ma mère.

-Tu vas mieux, Minet-Chéri?

-Oui. . . je ne sais pas ce que j’ai eu. . .

Les yeux gris, par degrés rassurés, s’attachaient aux miens.

-Je le sais, moi. . . Un bon petit coup de doigt-de-Dieu sur la tête, bien
appliqué. . .

Je restais pâle et chagrine, et ma mère se trompa:

-Laisse donc, laisse donc. . . Ce n’est pas si terrible, va, c’est loin d’être
si terrible, l’arrivée d’un enfant. Et c’est beaucoup plus beau dans la réalité.
La peine qu’on y prend s’oublie si vite, tu verras!. . . La preuve que toutes
les femmes l’oublient, c’est qu’il n’y a jamais que les hommes -est-ce que ça le
regardait, voyons, ce Zola? -qui en font des histoires. . .







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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et Les Livres.
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