PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et le Fruit Défendu.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)  Ma Mère Et le Fruit Défendu. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma Mère Et le Fruit Défendu.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954)  Ma Mère Et le Fruit Défendu. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:24

Ma Mère Et le Fruit Défendu.

Vint un temps où ses forces l’abandonnèrent. Elle en était dans un étonnement
sans bornes, et n’y voulait pas croire. Quand je venais de Paris la voir, elle
avait toujours, quand nous demeurions seules l’après-midi dans sa petite maison,
quelque péché à m’avouer. Une fois, elle retroussa le bord de sa robe, baissa
son bas sur son tibia, montrant une meurtrissure violette, la peau presque
fendue.

-Regarde-moi ça!

-Qu’est-ce que tu t’es encore fait, maman?

Elle ouvrait de grands yeux, pleins d’innocence et de confusion.

-Tu ne le croirais pas: je suis tombée dans l’escalier!

-Comment, tombée?

-Mais justement, comme rien! Je descendais l’escalier et je suis tombée. C’est
inexplicable.

-Tu descendais trop vite?. . .

-Trop vite? qu’appelles-tu trop vite? Je descendais vite. Ai-je le temps de
descendre un escalier à l’allure du Roi-Soleil? Et si c’était tout. . . Mais
regarde!

Sur son joli bras, si frais encore auprès de la main fanée, une brûlure enflait
sa cloque d’eau.

-Oh! qu’est-ce que c’est encore?

-Ma bouillotte chaude.

-La vieille bouilloire en cuivre rouge? Celle qui tient cinq litres?

-Elle-même. À qui se fier? Elle qui me connaît depuis quarante ans! Je ne sais
pas ce qui lui a pris, elle bouillait à gros bouillons, j’ai voulu la retirer du
feu, crac, quelque chose m’a tourné dans le poignet. . . Encore heureux que je
n’aie que cette cloque. . . Mais quelle histoire! Aussi j’ai laissé l’armoire
tranquille. . .

Elle rougit vivement et n’acheva pas.

-Quelle armoire? demandai-je d’un ton sévère.

Ma mère se débattit, secouant la tête comme si je voulais la mettre en laisse.

-Rien! aucune armoire!

-Maman! Je vais me fâcher!

-Puisque je dis: « J’ai laissé l’armoire tranquille », fais-en autant pour moi.
Elle n’a pas bougé de sa place, l’armoire, n’est-ce pas? Fichez-moi tous la
paix, donc!

L’armoire. . . un édifice de vieux noyer, presque aussi large que haut, sans
autre ciselure que la trace toute ronde d’une balle prussienne, entrée par le
battant de droite et sortie par le panneau du fond. . . Hum!. . .

-Tu voudrais qu’on la mît ailleurs que sur le palier, maman?

Elle eut un regard de jeune chatte, faux et brillant dans sa figure ridée:

-Moi? je la trouve bien là: qu’elle y reste!

Nous convînmes quand même, mon frère, le médecin, et moi, qu’il fallait se
méfier. Il voyait ma mère, chaque jour, puisqu’elle l’avait suivi et habitait le
même village, il la soignait avec une passion dissimulée. Elle luttait contre
tous ces maux avec une élasticité surprenante, les oubliait, les déjouait,
remportait sur eux des victoires passagères et éclatantes, rappelait à elle,
pour des jours entiers, ses forces évanouies, et le bruit de ses combats, quand
je passais quelques jours chez elle, s’entendait dans toute la petite maison, où
je songeais alors au fox réduisant le rat. . .

À cinq heures du matin, en face de ma chambre, le son de cloche du seau plein
posé sur l’évier de la cuisine m’éveillait. . .

-Que fais-tu avec le seau, maman? Tu ne peux pas attendre que Joséphine arrive?

Et j’accourais. Mais le feu flambait déjà nourri de fagot sec. Le lait
bouillait, sur le fourneau à braise pavé de faïence bleue. D’autre part fondait,
dans un doigt d’eau, une tablette de chocolat, pour mon déjeuner. Carrée dans
son fauteuil de paille, ma mère moulait le café embaumé, qu’elle torréfiait
elle-même. Les heures du matin lui furent toujours clémentes; elle portait sur
ses joues leurs couleurs vermeilles. Fardée d’un bref regain de santé, face au
soleil levant, elle se réjouissait, tandis que tintait à l’église la première
messe, d’avoir déjà goûté, pendant que nous dormions, à tant de fruits défendus.

Les fruits défendus, c’étaient le seau trop lourd tiré du puits, le fagot débité
à la serpette sur une bille de chêne, la bêche, la pioche, et surtout l’échelle
double, accotée à la lucarne du bûcher. C’étaient la treille grimpante dont elle
rattachait les sarments à la lucarne du grenier, les hampes fleuries du lilas
trop haut, la chatte prise de vertige et qu’il fallait cueillir sur le faîte du
toit. . . Tous les complices de sa vie de petite femme rondelette et vigoureuse,
toutes les rustiques divinités subalternes qui lui obéissaient et la rendaient
si glorieuse de se passer de serviteurs prenaient maintenant figure et position
d’adversaires. Mais ils comptaient sans le plaisir de lutter, qui ne devait
quitter ma mère qu’avec la vie. À soixante et onze ans, l’aube la vit encore
triomphante, non sans dommages. Brûlée au feu, coupée à la serpette, trempée de
neige fondue ou d’eau renversée, elle trouvait le moyen d’avoir déjà vécu son
meilleur temps d’indépendance avant que les plus matineux aient poussé leurs
persiennes, et pouvait nous conter l’éveil des chats, le travail des nids, les
nouvelles que lui laissaient, avec la mesure de lait et le rouleau de pain
chaud, la laitière et la porteuse de pain, la chronique enfin de la naissance du
jour.

C’est seulement une fois que je vis, un matin, la cuisine froide, la casserole
d’émail bleu pendue au mur, que je sentis proche la fin de ma mère. Son mal
connut maintes rémissions, pendant lesquelles la flamme à nouveau jaillit de
l’âtre, et l’odeur de pain frais et de chocolat fondu passa sous la porte avec
la patte impatiente de la chatte. Ces rémissions furent le temps d’alertes
inattendues. On trouva ma mère et la grosse armoire de noyer chues toutes deux
en bas de l’escalier, celle-là ayant prétendu transférer celle-ci, en secret, de
l’unique étage au rez-de-chaussée. Sur quoi mon frère aîné exigea que ma mère se
tînt en repos et qu’une vieille domestique couchât dans la petite maison. Mais
que pouvait une vieille servante contre une force de vie jeune et malicieuse,
telle qu’elle parvenait à séduire et entraîner un corps déjà à demi enchaîné par
la mort? Mon frère, revenant avant le soleil d’assister un malade dans la
campagne, surprit un jour ma mère en flagrant délit de la pire perversité. Vêtue
pour la nuit, mais chaussée de gros sabots de jardinier, sa petite natte grise
de septuagénaire retroussée en queue de scorpion sur sa nuque, un pied sur l’X
de hêtre, le dos bombé dans l’attitude du tâcheron exercé, rajeunie par un air
de délectation et de culpabilité indicibles, ma mère, au mépris de tous ses
serments et de l’aiguail glacé, sciait des bûches dans sa cour.















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